Il dégustait un plat de viandes avec un calme absolu, perdu dans des pensées profondes et sans aucun doute aussi noires que son âme corrompue. Je le fixai sans retenue et ressentis au plus profond de moi une multitude de sentiments qui me hurlaient le danger du brasier.
Je fus prise d’un léger doute lorsque mes lèvres s’entrouvrirent pour l’interpeller. Quelques instants s’écoulèrent et ma bouche s’assécha avant que je me décide à toussoter avec la légèreté des herbes au vent pour attirer son attention. Instinctivement, il se tourna vers moi et ses yeux poison suffoquèrent mon âme.
– Jeune prince, prononçai-je d’une voix plus assurée que mon intérieur. Auriez-vous l’amabilité de me passer le plateau d’argent contenant du cerf des forêts du nord ? S’il vous plaît ? ajoutai-je détournant le regard sous l’insistance du sien, mais également pour empêcher ma fougue de créer un scandale.
– Quels sont tes passe-temps ? me surprit-il tout naturellement, cessant de me chercher enfin et reprenant son repas.
– Je vous prie de m’excuser, mais je n’ai pas saisi votre question. Je pense qu’avant toute chose, nous devrions songer à nous présenter, étant donné que nous n’avions pas eu l’occasion de le faire. Je me nomme Artemis Olympus, fille du roi des dieux grecs, Zeus, et de la titanide Léto. Princesse de l’Olympe.
– Fenrir, tout simplement. Mon père ne cesse de me répéter que j’engage la conversation avec toi, ne fais donc pas l’idiote, répondit-il, s’attirant le regard lourd de son paternel.
– Et bien, discutons donc. Certes, je suis princesse, mais j’ai des rêves qui s’écartent de la noblesse. Je suis fascinée par la chasse et les femmes guerrières telles que les amazones ou les Walkyries. Je suis en harmonie avec la nature et les animaux. Je n’ai pas encore de titre divin, donc aucune obligation pour l’instant, finis-je fièrement. Mais je suis bien souvent obligée de suivre le rôle d’une princesse au sein du palais et de la noblesse.
– Une femme ne peut faire toutes ces choses, cesse de dire des absurdités, souleva-t-il.
Le prince se référait certainement au rôle de cultiver que les hommes nous donnaient avant de commencer à nous voler ce titre de fécondité. Et même, il ignorait qu’en Grèce nous pouvions chasser, pour des loisirs, mais nous le faisions aux côtés des hommes. Du moins, cela était coutume aux ères précédentes.
Pourtant, au sein des peuples du nord, les femmes étaient plus libres qu’en Grèce, elles voyageaient et transmettaient la culture. Dans notre empire, bien que certaines libertés nous étaient offertes, elles étaient loin d’être celles des peuples d’Orient. Tentait-il donc de me provoquer ? Ou de me présenter les images d’un présent dépassé ?
– Vous devriez savoir, vous promenez nue ou avec de multiples couches de vêtements ?
Un sourire espiègle envahit son visage tandis qu’il attendait ma réaction qui tardait à apparaître dans mon esprit dans un ordre ordonné. Je m’étais soudainement sentie frigorifiée, mais brûlante. Je refusais de me laisser marcher sur les pieds. Un regard à mon père, je ne souhaitais pas faire un scandale, me répétai-je, et j’inspirai pour me calmer.
Il critiquait nos manières, ce barbare honteux de la liberté nudique des peuples d’orient. Nous nous en moquions en particulier, sachant que nous pouvions revêtir bien plus de tissus qu’eux pour certaines cérémonies, et que nos casques achéens aux cornes de sanglier étaient d’une beauté différente que les leurs de métal bien simple. Pourtant, je ne comprenais pas son commentaire.
Je n’étais vêtue d’aucun des deux exemples cités. Je ne supportais pas les colliers plus lourds que les têtes, et m’habiller révélant des parties bien trop voyantes, je ne jugeais utile uniquement pour des activités qui m’étaient prohibées. Bien que certaines le faisaient pour attirer une attention de laquelle elles se plaignaient, ou finissaient dans un temple d’Aphrodite à l’infortune de certaines mortelles. Il était rare que de jeunes filles soient confondues avec des catins, mais cela était possible, sachant à quel point elles étaient communes et normales. Nous gardions un symbole aussi fort que les hommes, car certaines criaient ce choix plutôt que se plier. Et j’admirais cette audace bien différente que la mienne, et celles qui hurlaient de rage, car elles ne pouvaient entrer dans leur peau et attirant une mauvaise attention n’étaient ni même à leur cheville. Quant aux hommes, je n’en parlais plus.
– Je peux les faire, toutes ces choses, et celles qui le font ne sont pas nues, mais vêtues. Bien que ce ne soit qu’un peu plus que des nues, c’est pour d’autres raisons de liberté de mouvement. Et ne critiquez pas nos tenues, votre peuple est trop coincé pour nous comprendre. L’unique acte que je respecte est l’interdiction du viol lors des guerres, sifflai-je, et un autre sourire éclaira son visage, ne me mettant que plus en rage.
– Tu te comportes comme une petite fille modèle digne des mortelles, imita-t-il d’une voix ridicule accompagnée d’un rire. Pour obtenir la fierté de ton père ou par une obligation dissimulée de soumission ? Les deux ?
– Je le fais de mon plein gré et ne me rabaissez pas à une mortelle. Je sais me tenir contrairement à toi qui ne sais t’incliner.
– Je le fais, sache-le. Au moins, je n’essaie pas de ressembler à un pion à papa.
– Si tu le savais, tu l’aurais fait devant moi.
– Uniquement avec les personnes qui méritent que je baisse les yeux, soit personne et encore moins toi. Tu rêves d’être une princesse parfaite, le petit modèle digne héritière de la favorite qui fait ce qu’il lui plaît au détriment des autres. Celle qui veut sortir de l’ombre au contraire de ses autres filles, en obéissant au père que plus au doigt et à l’œil. Peut-être songes-tu à servir d’alliance ? Tu finiras par te marier si tu ne te fais pas abuser avant, mais après t’avoir détaillée, tu te soumets.
– Je t’ordonne de te taire ! Tu ne connais rien à mon propos ! criai-je, attirant quelques regards que j’ignorais.
– Je connais tes ragots et ta nature cachée. Rebelle ? Ou une envie de vivre ton enfance ? Les deux ? répéta-t-il pour la deuxième fois, enflant un cœur menaçant.
Les mots ne coulaient plus de ma bouche prête à laisser s’échapper mon feu glacial. Ils s’étaient égarés en chemin. Ils me manquaient. Je ne savais que répondre. Ses paroles blessantes l’étaient par le fait qu’au plus profond de mon être, il n’était pas dans son tort, mais dans une vérité que je refusais. Assiégée par ses remarques, l’incertitude s’insinua en moi comme une épine qui entaillait ma peau. Étais-je aussi différente que je l’aspirais ? Mes efforts étaient-ils vains ? Je refusais. Ce gamin n’allait pas m’insuffler des absurdités que je niais.
Apercevant mon désarroi et mes yeux embués, sa mine réjouie bien que disparue reprit pour étaler la couche finale d’ocre sur une paroi fissurée par les coups, mais bien debout.
– Tu veux juste satisfaire, tu es soumise et maudite et si je ne m’abuse, tu tentes d’être différente en suivant un chemin tracé. Tu veux le suivre, mais tu te trompes sur toute la ligne, finit-il, articulant chaque mot d’un calme qui termina par me mettre hors de moi.
– Je ne veux plus écouter une seule de tes paroles jusqu’à la fin de mon existence. Lors de la salle du trône, cela ne t’a pas suffi ?
– Tiens ? Tu es futée !
– Cette conversation ne mène à rien. Passe-moi la viande pour clore cet échange des plus sots.
– La voilà, princesse parfaite.
Il se tut, se saisissant du plateau. L’allégresse eut raison de moi, j’avais gagné cette bataille. Il me le tendit et mes lèvres déjà entrouvertes pour le remercier se figèrent à l’instant où je tendis les bras pour le recueillir en un geste de paix.
Cette tige de fer avait été retirée de la serrure, mais il fit un mouvement du poignet. Agile. Rapide. Discret. Cette facétie, je ne l’avais comprise.
Le plateau pencha dangereusement au-dessus de ma tête et j’aperçus son contenu se déverser distinctement sur moi.
Je restai muette et raide. Trempée des pieds à la tête, des lambeaux de viandes parsemaient ma tignasse désordonnée et dégoulinante. Aucune parcelle n’avait été épargnée. Les cheveux le long de mes bras, je sentais la sauce répugnante dégouliner sur mes jambes et le sol. L’odeur était devenue révoltante. Je ne cessais de cligner des paupières, les lèvres qui s’entrouvraient, laissant échapper mon souffle, et un cri silencieux qui s’en échappait. Sur ma langue, je ne dégustais pas les éclaboussements.
Son rire ne me parvint pas ni même celui de toute la tablée. Ils arrivaient à percer mes tympans, semant des éclats de bronze sur mon corps. Les yeux au bord des larmes, elles n’arrivaient pas à couler, car la rage était devenue une vague plus puissante que cet afflux jaillissant de la surface de ma peau. Ma réaction était trop lente pour que je revienne à moi suffisamment à temps pour lui lancer une réplique cinglante.
Mon père s’était tu, et ses yeux me tenaient une certaine rancœur. Je savais d’ores et déjà qu’il était inutile d’entamer une discussion. Dans sa tête, l’idée que j’étais l’unique fautive s’était déjà insinuée profondément. La première larme coula le long de ma joue, éteignant tout incendie, et je l’essuyai aussitôt, ne souhaitant pas lui donner ce plaisir. Il s’était tu, et je ne voulais pas qu’il ouvre sa gueule à nouveau.
Les jambes tremblantes, je parvins finalement à me lever suite à la contrainte nécessaire de mes muscles exploités. Je quittai la table et tournai le dos aux convives dans ce qui était pour moi un silence de plomb à mes yeux et me dirigeai vers la première porte, déterminée à disparaître au plus vite.
Je vois que tu te tais lorsque tu bouillonnes. Il ne faut pas avoir peur de montrer que tu peux être crainte.
Je cessai d’avancer à la résonance de ce murmure indistinct dans mon esprit. Je tendis l’oreille dans l’objectif de vérifier si cette voix ne venait pas de mon subconscient.
Rien ne sert de suivre un chemin qui n’est pas le tien si ce n’est pas ta nature. Cette nuit, elle n’est pas sortie, mais un jour ou l’autre, tu ne réussiras pas à la maintenir enfermée et cachée en toi dans cette prison dorée. Tu ne peux être les deux, faire toutes ces choses. Princesse ou chasseresse. Soumise sous la noblesse ou libre. Et nous savons qui tu es au fond, ton odeur est trop distincte, bien que brumeuse.
De quoi parlait-elle ? Cette voix ? Je ne saisissais pas ses propos et fermai les yeux pour percevoir ces susurrements glissés à mon égard.
Tu ne sais qui tu es, et moi non plus. Je le découvrirai, car tu n’es pas normale. Taire ne fait pas parler.
Ces frémissements je les avais déjà ressentis en moi sans pouvoir poser un mot dessus. Je connaissais ce chant sans happer ses paroles. Ils résonnaient, venus de lointaines frontières.
Regarde-moi en face et dis-moi que tu es celle que tu prétends être ou ta vie ne sera que flamme et sang, je te le garantis. Choisis avant que tu ne puisses revenir en arrière.
Ces paroles me firent frissonner et mes cheveux mouillés se dressèrent, aspirant à s’enfuir vers les forêts et la nuit, vers l’astre d’argent. La lune. La respiration devenue saccadée, je n’étais plus sûre que tout venait de cet autre moi plus sombre que la nuit. Ce dessein que cet être me chuchotait à l’oreille me provoquait une euphorie qui m’effrayait.
Incertaine, je suivis mon instinct pour scruter les personnes qui discutaient en toute tranquillité, cherchant un quelconque regard pervers. Nul ne m’avait remarqué jusqu’à ce que je sente ses yeux sur moi. Fenrir ne souriait plus, il ne faisait que m’examiner sur plusieurs facettes comme s’il m’avait surprise à délirer. Mes pupilles le foudroyèrent et je quittai à la hâte ces lieux. Il devait désormais me voir telle une folle, une maudite.
Dans un bruit assourdissant qui certainement attira l’attention de tous, les portes se refermèrent à mon passage. M’efforçant d’oublier cet événement, ce furent les sentiments dérivés qui s’emparèrent de mon âme. Je ne supporterais pas un instant de plus en sa compagnie ignoble. Ses limites devaient s’étendre au-delà de l’horizon et l’envie de les découvrir n’était pas suffisamment attirante.
Je tournai dans un couloir et croisai une esclave qui me mena à mes appartements sans poser une question. La porte de ma chambre claqua et je me retrouvai seule dans la pénombre. Une lampe à huile issue de mes bagages illuminait les ombres, éclairant un visage empli de larmes salées qui coulèrent avec une lenteur torrentielle, calmant la sauvagerie en moi.
Les vapeurs d’un bain m’attirèrent et je me dévêtis pour y plonger sans me poser plus de questions, lasse d’emplir ma conscience de ces points sans fin. L’eau chaude sur ma peau encore refroidie provoqua un soupir de plaisir. Les odeurs des herbes enivrèrent mes sens, calmant mes sanglots et mes malédictions.
L’ardeur écoulée, je sortis de ce havre de paix, enfilai une robe de laine crétoise contre ce froid mordant, et me réfugiai dans le tissu, et la paille chauffée par des braises proches. Ses paroles résonnant dans mon esprit, quelques larmes s’échappèrent de leur prison que je ne cessai de garder fermée. Les effets des encens étaient retombés et la bulle d’eau me manquait déjà, elle qui ne me noyait pas, mais me sauvait d’une autre personne que celles que je pensais.
Cette vie que j’ignorais, je commençais à la comprendre. J’aimais observer les humains et leurs difficultés étaient bien différents des nôtres. Les apprentissages des légendes ne me servaient à rien pour me sortir de cette impasse. Cette part humaine à laquelle nous nous mêlions ajoutait un goût à la vie que les êtres ailés d’antan ne possédaient pas, mais elle apportait une tout autre facette ignorée de ceux qui pensaient que nous étions purgés de ces poids différentiels avec les mortels. Nous pouvions avoir bien pire, comme les attributs et une place dans le panthéon définit par nous-mêmes si la destinée nous souriait ou par nos pères qui volaient le droit des mères si elles grimaçaient.
Ces parties de nous, ces passions qui nous forgeaient, étaient ce qui maintenait chaque divinité debout, leur fil d’or. Venue de leur intérieur qui faisait leur futur depuis l’aube et qui entrait dans le jeu bien rapidement. J’étais jeune, ne connaissais pas mon demain et secrètement j’aspirais aux épines de la rose, bien que je suivrais les décisions de mon père pour l’agréer. Je m’y tenais jusqu’à ce soir-ci.
Les yeux ouverts, il y avait toujours une apparition pour briser des rêves tout imaginés d’un futur si certain. Montrer une réalité que tu t’efforçais de refuser pour réduire à néant ce que tu avais construit de tes mains moites.
Le message qui m’avait été transmis ne pouvait être plus clair, mais je ne le compris que bien plus tard. Le premier d’une longue lignée...