Après avoir traîné le plus longtemps possible dans le bain, peu pressée de repartir en ville, Carssa se lava et s’examina dans un large miroir en cuivre assez terne.
Le trajet avait laissé ses marques sur son visage. Ses traits fins mais durs laissaient maintenant transparaître sa fatigue et une légère cicatrice surmontant son oreille droite, maintenant libérée de la crasse du voyage, était réapparue. Elle s’était lavée de fond en combles, débarrassant sa chevelure des monceaux de cendre sans que ses cheveux ne changent vraiment de couleur. Ils étaient d’un blond si pâle qu’ils tendaient vers le gris, chose peu commune pour une femme de vingt-deux ans.
Elle s’étira longuement, constatant avec plaisir que le bain avait rendu une partie de leur souplesse à ses muscles endoloris.
La jeune femme laissa son corps svelte se déplier. Ses muscles taillés par des années d’exercices et de combats tiraient, toujours courbaturés par le long trajet. Son regard parcouru son corps qu’elle trouvait presque trop maigre, s’arrêtant parfois pour redécouvrir une des nombreuses cicatrices contant son passé turbulent. Chacune d’entre elles était un souvenir de plus des années difficiles qu’elle avait passée sur les routes, ou dans un taudis des quartier mal famé de Paesca, souvent en mauvaise compagnie. La jeune femme en effleura certaines, s’en découvrit d’autres, et avec elles les épreuves qu’elle avait traversée, mais ignora du mieux qu’elle le put celle marquant sa tempe et les cris qui l’accompagnaient.
Son ventre la rappela à la réalité par un gargouillis sonore. Les odeurs provenant de la grande salle de l’auberge avait fait leur effet et Carssa s’habilla rapidement, pressée d’assouvir sa faim. Elle enfila des habits propres et moins contraignants que la tenue de cuir bouilli qu’elle avait porté tout au long de son expédition. Des bas bruns accompagnés d’une tunique de lin blanc et d’un gilet de cuir léger suffiraient pour ce début de soirée. Ce n’est pas dans cette ville qu’elle attraperait froid…
Hésitant une seconde, elle finit par prendre dans son sac une lame qu’elle cacha savamment dans un repli caché prévu à cet effet dans la manche de sa chemise.
Elle réapparut dans la salle qui, depuis son arrivée, avait commencé à s’animer. Les serveuses en robe et tablier bleu s’affairaient, filant entre les tables en faisant claquer leurs sabots de bois. Le brouhaha de multiples conversations garnies de rires d’hommes et de femmes retentissaient, emplissant le cœur de Carssa d’une chaleur nouvelle. Si elle était parfaitement à son aise dans les ombres qu’offraient les ruelles une fois la nuit tombée, elle éprouvait un plaisir certain à partager ces soirée à se perdre dans la clameur des travailleurs venus se détendre. Elle appréciait tout particulièrement ce voile de mystère et d'anonymat qui l’entourait lorsqu’elle se glissait seule entre ces groupes inattentifs.
La jeune femme pouvait rôder, laissant traîner une oreille de-ci de-là, à la recherche d’une remarque susceptible de l’intéresser, ou simplement prenant plaisir à un bon mot, une insulte particulièrement créative qu’un petit malin laisserait échapper. Un groupe de trois hommes en particulier se donnaient en spectacle, riant bruyamment, entrechoquant leurs chopes en prenant à partie l’entourage qui faisait de son mieux pour les ignorer.
Une zone vide entourait leur table, signe pour le moins distinctif de consommateurs peu appréciés. « Probablement des étrangers », se dit la jeune femme.
Si les Keltiens avaient parfois une apparence rustre et brute, ils agissaient pour la plupart avec un tact et une pudeur bien particulière, presque militaire parfois.
Pas de cette rigueur ici, remarqua-t-elle tandis qu’un des membres du groupe envoyait valdinguer par accident le plateau qu’une des serveuses avait eu la malchance de mettre à sa portée.
Elle prit place à une table libre éloignée d’eux et fit signe à l’une des jeunes filles courant toujours de lui apporter un plat et une chope.
Baisser la tête et ignorer les imbéciles lui laissait un mauvais goût dans la gorge, mais mieux valait ne pas tenter le diable et commencer à faire des histoires dans cette ville.
Tentant d’imiter les autres fêtards du mieux qu’elle le pouvait, Carssa remarqua une petite scène de bois vermoulu placée à côté de la cheminée sur laquelle trônait un simple tabouret. Curieuse, elle parcourut la foule du regard pour voir si l’un des convives comptait divertir l’audience.
Une rumeur commença à enfler dans le coin de la salle et des vivas retentirent.
- Dalonn ! Joue-nous un morceau !
- Raconte-nous une histoire, conteur ! Dalonn ! Une chanson !
Chacun dans l’auditoire semblait avoir une demande pour l’homme qui arrivait sur la scène, cédant visiblement à la pression de ses pairs.
C’était un homme proche de la trentaine, aux long cheveux blonds. Habillé d’un pantalon de cuir brun et d’une longue chemise en flanelle, il était la représentation typique de ces bardes occupant la capitale de Maerosa. Sa mâchoire franche était surmontée d’yeux verts, perçants et vifs. Le musicien contemplait la foule, perché sur son tabouret, plus aigle que baladin. L’image surprenante disparut au moment même où Carssa l’aperçut, pour ne laisser qu’un homme affichant un air savamment négligé, frottant son visage occupé par un début de favoris et une barbichette soigneusement taillée.
Un luth à la main, il se leva comme s’il avait changé d’avis, avant de se raviser. Marchant à reculons sur la scène, il paraissait à cet instant presque impressionné de se retrouver face à la vingtaine de personnes qui lui faisait face.
À nouveau, il s’assit et repoussa une longue mèche auburn menaçant de gêner sa performance. Cette fois, toute trace de sa timidité avait disparu. C’était un jeu qu’il semblait jouer avec le public, et ils l’adoraient pour cela.
Dominant l’assistance de son regard franc, ses doigts s’agitèrent et les notes plurent sur l’auditoire. Le silence se fit en un instant. Les sons doux se liaient en une mélodie calme se diffusant sur les spectateurs, les forçant presque à lui prêter attention.
Un frisson de plaisir courut sur le dos de la jeune femme et elle sourit malgré elle. Cet air avait la fraîcheur de l’été. Il lui faisait l’effet d’une marche sur la plage, du premier frisson de plaisir lorsque l’on plonge les pieds dans l’écume moussante d’une mer azur.
Quelle chance elle avait ! Il était rare de voir des bardes dans ce genre de cité, d’autant plus un de cette trempe.
Carssa n’avait vu que peu d’hommes ou de femmes réussir à quitter le giron protecteur du cristal de leur ville pour divertir des inconnues loin de chez eux. Voyager était coûteux. Très coûteux… En plus de devoir s’acheter une pierre protégeant le voyageur de l’Éther, il fallait soit être assez débrouillard pour partir en solitaire, soit payer au prix fort un guide ou une caravane. Les destinations possibles étaient donc limitées et le risque plus que conséquent pour le simple espoir de trouver un public plus conciliant ailleurs. D’ailleurs, elle avait beau se creuser la tête, aucun des artistes qu’elle avait rencontrés n’arrivait à la cheville de l’homme qui se trouvait devant elle.
La plupart savait à peine souffler dans une flûte ou ne connaissait que des poèmes des plus grivois, ce qui était vite plus que lassant.
Sans doute étaient-ils plus ermites que bardes, se dit la voyageuse en admirant la dextérité du musicien.
Ses doigts continuaient de voler sur le manche de son instrument, pinçant et frottant les cordes avec expertise et réussissant à arracher aux cordes des harmonies hors du commun. Le rythme d’abord lent et doux s’était acceleré et la jeune femme peinait à suivre les mouvement de l’homme. C’était pour elle un type de magie bien à part qu’elle n’avait jamais rencontré.
Il semblait en être de même pour le reste de l’auditoire, car le silence était total, tout absorbés qu’ils étaient par l’onde musicale si rare et plaisante. Même le groupe d’ivrognes semblait sous le charme et n’avait plus fait le moindre mouvement pour étancher leur soif depuis le début du spectacle.
Pourtant, comme une bulle qu’on éclate, la musique s’arrêta subitement et un nouveau frisson traversa la foule qui recommença à s’agiter.
« Il me semble que l’on m’avait demandé une histoire ? »
La voix du musicien était chaude et profonde. L’auditoire approuva d’un cri joyeux.
- Alors que dites vous d’un classique pour finir la soirée ? La merveilleuse histoire de notre Saint Baelok?
Les voix s’élevaient, certaines réclamant, d’autres l’encourageant mais sa question était plus rhétorique qu’autre chose. Égrenant des notes plus douces pour accompagner son récit, il se lança :
« Vous tous qui m’écoutez, connaissez sans doute l’histoire, le conte merveilleux d’un héros d’un autre âge. Mais c’est par ma voix que vous allez découvrir quels mystères et horreurs il dut affronter pour nous offrir les bienfaits dont nous profitons aujourd’hui.
Baelok est peut-être connu de tous et vénéré dans notre royaume, mais il naquit homme simple et frêle, à une époque où la force était le plus grand bienfait.
C’était une rude époque au cours de laquelle les humains n’étaient pas encore unis, mais vivaient en tribus éparpillées, cherchant le conflit plutôt que l’unité. Lointaine était l’époque des six contrées travaillant de concert menées par la lignée royale depuis les palais de marbre de la grande Maerosa ! Un homme pourtant mènerait son peuple sur cette route. Un héros que jamais nous n’oublierons. L’Unificateur.
Trois coups secs firent résonner les tables que le public avait frappé de concert.”
Sans s’émouvoire, le barde enchaîna:
“Il n’avait que sa bonté à offrir au monde et semblait bien loin des hommes qui dirigeaient cette époque. Pourtant il était porteur d’un don offert par notre Dieu à tous, le grand Valuu. Ce don était la sagesse.
Bien que jeune, il savait comment agir pour devancer ses adversaires. Il savait user de la force lorsque cela était nécessaire où quand, au contraire, la diplomatie était préférable. Bien que n’ayant que peu de prédispositions physiques, il fut rapidement à la tête de sa propre tribu, la dirigeant avec discernement et compassion.
Cela peut paraître étrange aux jeunes de l’auditoire, susurra le barde en fixant son regard sur un vieux barbu du premier rang à l’hilarité générale, mais les humains ne maîtrisaient nul pouvoir à cette époque. Les fleuves de ce qui deviendrait Paesca coulaient encore à l’endroit, et les braves Keltiens grelottaient encore en haut de leur montagne ! »
La foule poussa un cri et tous levèrent leurs verres en l’honneur de leurs ancêtres.
« Oui oui, ils combattaient encore les féroces géants des glaces à coup de pierre ! Mais un changement s’opéra.
Valuu, dans sa grande mansuétude, vit la sagesse dont faisait preuve notre héros et voulut le récompenser. Il fut annoncé aux Oracles de toutes les races un évènement : un an plus tard, une grande joute à laquelle tout un chacun pourra participer sera organisée. »
Les cris et insultes fusèrent dans la pièce à l’annonce des anciennes races, et le barde, coutumier de cette réaction, attendit un instant avec de couper la foule d’une voix forte :
« Pourtant, un seul se verrait accorder le don de Valuu ! Deux envoyés furent sélectionnés pour chacune des races de ces terres.
Les tribus humaines se réunirent et, après trois mois de délibération, décidèrent d’envoyer Baelok le Sage et son frère Netoh le Fort aux épreuves de leur Dieu.
Le jour vint où ils durent partir. Encouragés par l’humanité toute entière, les deux hommes se mirent en route, traversant chacune des contrées pour arriver au lieu de l’épreuve.
Celle-ci était divisée en trois parties. La première était une épreuve de force, la deuxième de débat et la dernière était une course d’endurance.
La première épreuve fut dominée par Netoh qui, par son courage et sa puissance, domina les autres races, qu’elles soient munies de crocs, de bois ou d’ailes. Rien ne put l’empêcher de finir vainqueur. »
La salle entière leva son verre d’un cri victorieux
« La seconde épreuve fut longue et éprouvante. Chaque race devait prouver sa valeur et expliquer pourquoi elle méritait plus qu’une autre d’être la gagnante des jeux et du don de Thelu. Ce jour-là, Baelok fit son meilleur discours. De sa voix d’or, il conta le savoir-faire de ses frères, leur bravoure et leur honneur. La beauté de leurs villes et les milles possibilités que leur futur offrait. Il finit au milieu de la nuit et il est dit que la Lune elle-même pleura devant la beauté de ses mots. »
Une levée de verre plus solennelle salua la victoire du héros.
« Le troisième jour, la course devait commencer. Il avait été décidé que Netoh soit celui qui court, ayant la plus grande forme physique et l’endurance d’un bœuf.
Il partit donc avec l’avance qui lui était due car, avec son frère, ils avaient vaincu les autres races aux épreuves précédentes.
Mais Baelok, dans son immense sagesse, vit les sourires carnassiers des autres créatures qui s’élançaient après le champion des hommes.
Craignant une tricherie, il parti à la suite des coureurs. »
Ménageant son effet, le barde tira du coin de l’ongle une mélopée douce et touchante des fines cordes de son instrument.
Il reprit, la voix morne, presque brisée :
« Ce qu’il trouva ne fut que trahison et peine. Le corps sans vie de son frère avait été abandonné au milieu d’une clairière, laissé à même le sol sans respect pour l’homme admirable qu’il avait été. Son corps portait les marques de la trahison de chacune des races qui avaient refusé de voir les humains les surpasser.
Perdu dans sa tristesse, Baelok cria sa peine pour le monde qui l’entourait. Refusant que ses adversaires l’emportent ainsi, il confia le corps de son frère au creux d’un arbre immense, et courut pour rattraper ceux qui avaient bafoués tout semblant de bonté et d’honneur.
Il courut pendant une semaine, rattrapant une à une les races qui avaient renié leur Dieu par jalousie. Il déjoua chaque assaut lancé à son encontre, dépassa ceux qui couraient, volaient ou nageaient, ne s’arrêtant pas tant qu’il n’avait pas remporté l’épreuve pour l’humanité.
Après sept jours de course, il finit par se retrouver à la ligne de départ.
Ce jour fut le plus beau et le plus triste de l’histoire des Hommes.
Ce fut le jour où tous se recueillirent devant le sacrifice de Netoh, et le jour où Thelu offrit le pouvoir à l’humanité.
Mais le grand Dieu savait qu’une trahison avait eu lieu lors de son épreuve sacrée. Emporté par une colère plus grande encore que celle de Baelok, il déchaîna sur le monde un cataclysme qui bouleversa la Terre. Il créa l’Éther et son poison, puis il donna à Baelok les cristaux, et le pouvoir de s'en prémunir.
Dans sa grande sagesse, le représentant de l’humanité savait qu’il ne pouvait garder ce pouvoir pour sa tribu. Il prit la décision de partir en pèlerinage dans chaque contrée, offrant à chacune les capacités dont ils avaient le plus besoin.
Ce fut donc ainsi que Baelok fonda le Royaume des six cristaux, s’installa à Maerosa et engendra une lignée qui devint la dynastie qui nous protège encore aujourd’hui.
Quant à lui, il continua son pèlerinage, offrant sa sagesse à ceux qui en avaient le plus besoin.
Peut-être passera-t-il nous bénir également, car aujourd’hui encore, Valuu et Baelok veillent sur le royaume, et sur vous tous braves gens. Passez une merveilleuse soirée ! »
La fin abrupte de la musique fit place à un tonnerre d’applaudissements. Les vivas cascadèrent tandis que les pieds faisaient trembler le sol lorsque leurs propriétaires ne s’étaient pas déjà levés pour féliciter le musicien.
Carssa se retrouva à applaudir comme ses voisins à s’en faire rougir les mains, un sourire si large qu’il en était presque douloureux éclairant son visage.
L’histoire qu’il avait contée était un classique que chaque enfant avait entendu à mille occasions différentes, mais le talent du ménestrel lui offrait un tel cachet que la jeune femme avait l’impression de l’entendre pour la toute première fois.
La salle semblait du même avis. Les gens se pressaient autour du barde pour le féliciter, voire même lui offrir quelques pièces pour sa prestation. L’artiste semblait rompu à ce genre de pratique et accueillit tout le monde d’un large sourire, remerciant les admirateurs proches d’une poignée de main ou d’une tape amicale sur l’épaule.
Même la bande d’ivrognes passa saluer l’artiste et s’accapara son attention quelques minutes.
Observant le ballet défiler de l’autre côté de la salle, Carssa savourait le plat typiquement Keltien qu’une servante avait déposé devant elle : tranche de champignons en sauce et bière brune. Elle pouvait enfin profiter d’un repos bien mérité. Elle se laissa happer par le goût épicé du plat et la chaleur de la pièce, goûtant pour la première fois à un semblant de sérénité recherché depuis de trop nombreuses semaines.
Elle ne put toutefois se détendre entièrement. Le groupe de malandrins bruyants semblait chercher une nouvelle occupation, maintenant que la musique du barde ne les distrayait plus.
Elle aurait donné cher pour un simple coin d’ombre ou une capuche afin de dissimuler ses mèches de cheveux pâles.
Margor lui avait souvent conseillé de se teindre les cheveux pour se fondre plus facilement parmi les femmes keltiennes à la crinière de flamme. Un conseil avisé qu’elle avait évidemment refusé de suivre à de nombreuses reprises. Jamais elle ne les laisserait changer la seule chose qu’il restait de son passé...
Elle soupira d’avance en voyant le regard étonné que lui lançait déjà le groupe d’ivrognes. Elle avait l’habitude de rencontrer ce genre de personnes. Ce n’était pas la première fois que son apparence la faisait sortir du lot. Toutefois, plusieurs semaines de voyage et la raison pour laquelle elle revenait dans cette contrée la vidaient du peu de patience qu’il lui restait. Elle but un peu de sa bière , s’assurant discrètement que sa dague était bien à portée de main tout en gardant une apparence aussi détendue que possible.
Elle sentit l’odeur âcre de l’alcool émanant de leur haleine avant même qu’ils n’apparaissent...
« Une si jolie plante dans une ville tout feu tout flamme ? Vous auriez imaginé ça, les gars ? »
Le premier homme posa maladroitement sa chope sur la table avant de prendre place face à elle. C’était un homme malingre vêtu d’une armure de cuir souple très semblable à la sienne. Il était chauve et ses petits yeux rapides au mesquin ne reflétaient pas une grande propension à faire le bien autour de lui. Il fallait dire que son sourire ne jouait pas plus en sa faveur. Des petites dents pareilles à de minuscules pierres tombales s’alignaient irrégulièrement. Elles allaient de pair avec son odeur de cadavre qui fit frissonner de dégoût la jeune voyageuse.
Ses deux comparses se placèrent à ses côtés, rigolant déjà devant l’embarras dans lequel ils pensaient la mettre. Un manque embarrassant d’originalité pour des bandits pareils. Ces conversations auraient pu être divertissantes à défaut d’être originales, mais la créativité ne semblait pas au menu de ce soir... Rien de ce qu’ils présentaient ne valait d’être mentionné... Aucun trait caractéristique, la quantité de cicatrices de combat de comptoirs habituelle... Seul le doigt manquant d’un des deux hommes pourrait mériter d’être mentionné. Elle jaugea le groupe un court instant, passant un regard glacial d’un fût de bière humain à l’autre. Ils ne représentaient pas un grand danger, mais le nombre risquait de jouer en sa défaveur.
Un simple coup d’oeil aux autres clients et au tenancier lui fit comprendre qu’il ne faudrait rien attendre d’eux. Leur regard se détournait très rapidement de la scène…
Ces crétins ne doivent pas en être à leur coup d’essai.
C’était particulièrement étrange dans une ville keltienne. Les étrangers n’étaient en règle générale pas autorisés à importuner les autres.
- Tu penses pouvoir nous ignorer longtemps comme ça, fille de cendre ? Tu fais quoi de beau dans cette ville ? J’ai pas entendu parler de caravane arrivée aujourd’hui, hein les gars ? On voyage seule ? Spécialement avec les lignes de front qui rendent le passage vers Paesca difficile... Tu dois avoir un bien beau cristal pour pouvoir te permettre ce genre de vadrouille, fit l’homme en dévoilant son plus beau sourire de cimetière.
Elle garda le silence. Elle sentait la situation se tendre et pouvait presque voir le point de rupture arriver. Elle savoura d’avance ce qu’elle ferait subir à ce petit chef imbécile. Les deux hommes à ses côtés commencèrent à l’encercler sans trop en avoir l’air. Une danse qu’ils avaient bien rodée, semblait-il.
- Vous devriez retourner boire vos bières tranquillement, les gars, répondit la jeune femme au bout d’un moment. Ce que je fais ici et ce que je possède ne regarde que moi.
Carssa ne touchait plus la chaise depuis quelques instants. Les coudes sur la table et le menton posé sur les mains, les jambes tendues, elle se tenait à quelques centimètres de son siège, prête à bondir.
- Au contraire ! Dès le moment où tu t’es assise dans cette auberge, tu es devenu la nôtre, d’affaire. Alors pourquoi tu nous en dirais pas plus sur toi ? Si tu fais pas ta farouche on sera p’tet généreux avec toi. Ne nous force pas à insister, on pourrait devenir agressifs et tu risquerais de t’en vouloir.
Le chauve tendit la main pour saisir son poignet dans un jeu qu’il devait croire romantique, mais sa réaction fut si rapide que son sourire carnassier mit un instant à disparaître.
Elle sortit d’un geste souple et sans hésitation la dague du fourreau qu’elle avait placé dans le bas de son dos. Dans le même temps, elle avait retourné le poignet de son agresseur et lui plaça la lame le long de l’avant bras, faisant émettre un couinement étonné à l’apprenti charmeur. Les deux autres hommes étaient trop stupéfaits pour réagir. Le moment resta figé un instant.
La porte de l’auberge s’ouvrit à cet instant. Un homme qui venait de lancer une salutation chaleureuse à l’attention de l’assemblée se tut aussitôt en découvrant la scène et les spectateurs qui attendaient la résolution du conflit.
Stupéfait et semblant analyser le risque un instant, l’homme décida aussitôt de repartir de là où il était venu, ne laissant derrière lui qu’un silence gêné.
Le visage rouge de honte et la bave aux lèvres, le bandit sembla se reprendre. « Tu crois faire quoi salope ?! Touche-moi et tu ne sortiras pas de cette pièce vivante. »
Elle pouvait voir de la peur sous le regard haineux qu’il lui lançait.
- Continue d’agiter ta langue et tu la perdras en plus de ton bras, susurra-t-elle. Partez maintenant et tout le monde restera en un seul morceau. Et évitez de croiser mon chemin pendant les quelques jours où je serai ici. Je suis sûre que vous pouvez trouver un boui-boui crasseux qui vous ressemble davantage que cet établissement.
Le ton de sa voix était blagueur, mais acide. Chaque mot transpirait de venin et de la menace concernant l’étendue des sévices qu’elle pourrait leur faire subir.
Elle connaissait ce genre d’hommes. Prompts à faire d’une jeune fille bien une victime, aussi dépourvus d’empathie que de remords. Avec eux, mieux valait agir avec fermeté... Une bonne leçon et ils comprendraient qu’en s’en prenant à elle, ils pouvaient perdre plus d’un membre.
Déroutés par la tournure des événements, les bandits à ses côtés avaient à moitié dégainé leurs lames lorsqu’elle appliqua une légère pression sur le bras faisant perler le sang au bout de sa lame. Le chef du groupe lâcha un grognement et leur intima de rengainer leurs armes d’un ordre sec avant qu’il ne se fasse découper.
Ils reculèrent, visiblement frustrés, avant de partir en direction de la porte sans la lâcher du regard.
Lorsqu’il furent assez loin, elle relâcha le meneur qui bondit hors de sa portée en se tenant le bras comme si elle avait été contagieuse. Il sembla sur le point de dire quelque chose, mais ferma la bouche en une grimace hideuse avant de se retourner et de sortir de la salle en aboyant à ses compères de le suivre. Elle entendait encore l’écho de leur dispute une fois la porte refermée.
Lorsque le silence se fit, Carssa finit par s’asseoir en souriant, les mains légèrement tremblantes de l’adrénaline qui arrivait maintenant qu’elle relâchait la pression. Elle prit une longue gorgée de sa bière et vit avec surprise une deuxième assiette trôner là où elle reposa sa chope.
« Merci pour l’effort, jeune dame. Ça fait un moment que ces crétins se croient tout permis ici sans qu’on puisse leur reprocher quoi que ce soit. Le repas est offert par la maison. »
Elle remercia l’aubergiste d’un sourire
« Mais faites attention à vous. Ces types ont plus de pouvoir qu’on ne pourrait le croire en les voyant. »
Avant qu’elle puisse lui demander plus de détails, il fit demi-tour et repartit lustrer ses chopes derrière le comptoir en l’ignorant ostensiblement. Se demandant comment elle pourrait finir sa deuxième assiette, elle entendit un léger toussotement dans son dos.
Épuisée par la scène qu’elle venait de vivre et par le voyage, elle s’apprêta a envoyer paître le malotru qui eut le malheur de l’importuner. Lorsqu’elle se retourna, elle s’aperçut que celui-ci n’était autre que le barde, attendant qu’elle ne le remarque, la main négligemment enfoncée dans sa poche en une pose faussement décontractée. La jeune femme resta un instant pantoise.
« Sachez, Madame, que je viens avec la meilleure des intentions et que je ne cherche nullement à me faire trancher les bras. »
Le musicien avança lentement avec les bras écartés en signe de paix, un éclat rieur dans le regard. Un sourire furtif passa sur les lèvres de la jeune femme, surprise par le courage du barde. Peu de gens auraient osé l’approcher après une telle démonstration...
- Fort bien. Ne me donnez donc pas de raison de faire usage de la force, j’ai peu de patience en réserve ce soir.
- Je ne saurais faire autrement, rétorqua-t-il avec une petite courbette moqueuse. Pourrais-je partager votre table ? Je ne peux respirer dans cette salle et votre esclandre semble avoir échaudé la plupart de la populace. Cela me fournirait un havre de paix salvateur.
Carssa hésita un instant et vit la seconde assiette qui traînait sur la table de bois rugueuse. Elle ne pourrait jamais finir tout ça seule. De plus, elle était intriguée par ce barde hors du commun.
« Asseyez vous donc, j’ai assez de girolles grises pour ouvrir une champignonnière »
Le jeune homme s’assit face à elle avec toute la grâce attendue d’un homme de sa profession.
- Vous me sauvez, si je devais serrer une paluche de plus, je pense que j’aurais pris mes jambes à mon cou !
- Vous semblez pourtant parfaitement à votre aise dans ce genre de bain de foule.
- C’est là toute l’étendue de mon talent, chuchota-t-il en grimaçant. Le grand Valuu ne m’a pas fait don de la sagesse mais de la capacité à feindre toutes sortes d’émotions. Il enchaîna quelques mimiques grotesques et finit par un clin d’œil.
Mais vous semblez vous-même maîtriser des armes bien plus efficaces que mes singeries. Je suis admiratif de votre retenue. J’ai été témoin d’échauffourées bien plus sanglantes que la vôtre. Il semblerait que vous ayez en effet les capacités de voyager seule ! Cela fait un second élément peu courant dans votre attirail, remarqua-t-il en désignant ses cheveux gris du bout du coutelas avec lequel il attaquait le champignon en sauce.
- Vous me flattez, mais c’est un barde tel que vous qu’il est rare de croiser. Avez-vous voyagé en solitaire ou avez-vous suivi une caravane ?
- Je ne saurais survivre hors de ces murs par moi-même plus d’une heure, soyez-en certaine !
Il avala une bouchée de son repas sans aucune trace de la grâce dont il avait fait preuve auparavant.
Décidément, à l’heure du repas, qu’ils soient seigneur ou servant, tous abandonnait leur dignité face à la chair élastique des champignons Keltiens.
« J’ai dû faire ce que font les bardes comme moi, trouver une caravane Maerosienne et me coltiner ces nobliaux lors de leurs voyages inter-cités. »
Il semblait maintenant attaquer son repas avec une hargne toute renouvelée et le pauvre champignon en faisait les frais. Il finit par se rendre compte qu’il menait un combat perdu d’avance, car il s’arrêta net et, plantant son couteau dans le pauvre fongus, tendit une main brusque vers la jeune femme.
« Mais si c’est pour me mener vers une dame comme vous, je chanterais sans hésiter les louanges de tout Maerosa. Je ne me suis pas présenté, Dalonn, dit Dalonn le Doux. Barde du Royaume des Six ! Enchanté ! »
Elle lui offrit un léger sourire amusé et lui serra la main. Elle pouvait sentir les cals sur ses doigts, signes d’une longue utilisation de son instrument.
« Carssa, juste Carssa. »
L’instant se poursuivit un moment, le musicien semblant l’analyser du regard. Mal à l’aise et sentant l’attention de la pièce entière centrée sur eux, elle retira sa main et balbutia qu’elle avait longuement voyagé et qu’elle devait se reposer avant de poursuivre ses affaires.
« Désolé de vous avoir importuné ma dame Carssa. Je vous dois un repas. J’espère pouvoir vous parler à nouveau, mystérieuse voyageuse. »
Elle se leva, évitant de son mieux son regard si perçant, avant de quitter la salle pour retrouver au plus vite le calme et la solitude de sa chambre sombre.