« Il était une fois sous l’eau… »
Tudidu tudidu tudidu… Le regard vide, absent sur le logo ; un téléphone barré. Rémi exaspéré, se retourne et dévisage celui qui décroche son portable. Ce n’est visiblement pas un simple pictogramme rayé en rouge qui va changer grand-chose à l’incivilité. Irrité, il continue sa course pour rejoindre son siège et passe cette voiture pour rejoindre la sienne ; pourtant il y a bien un être humain qui le dit au départ et à chaque gare ; « Vous êtes invités à passer vos appels depuis les plateformes ». La consigne n’est pas facile à respecter… pourtant …
Rémi arrive à son wagon. Il fait frais dans la voiture, le soleil darde les passagers de droite et un peu le couloir. Les sièges sont gris et verts, le pictogramme interdiction de fumer bien visible, lui aussi. Il enjambe aux premiers rangs un gamin accroupi, absorbé par ses jouets à la mode, des étranges hommes poissons aux couleurs vives et aux sourires exagérés. Sa mère le gronde un peu, elle le relève de force, du bout des doigts il rattrape ses jouets, errant contre lui une peluche aux cheveux noirs et au large sourire sous un chapeau de paille.
- Arrête donc de te traîner par terre veux-tu !
Ça suffit comme ça, je n’en peux vraiment plus !
Ses yeux sont tout brillants, mais il ne pleure pas.
Rémi rejoint sa place un peu triste pour le gamin. Il dépose son café à la tablette de sa place, s’assoit, attrape la mallette de son ordinateur à ses pieds, boit la dernière gorgée, jette le gobelet à la poubelle, l’écologie, c’est pas pour demain. Il ouvre sa mallette. Sans le faire exprès, il fait tomber une photo. Il se penche. Ses doigts et son regard effleurent le papier lisse — ses deux amis et lui, devant la tour Eiffel. Le métal tressé, fin comme de la dentelle, perce le ciel de la capitale. Ils portent chacun une chemise, de gauche à droite : bleue, blanche et rouge — évidemment. La main droite levée, deux doigts croisés en un salut à l’objectif, ou peut-être à quelque chose au-delà. Ils sourient d’un sourire sincère. Rémi caresse le contour de la flèche, toujours cette même nostalgie. C’était une belle journée, quand ils ont pris la photo. Il la range doucement, avant de se mettre au boulot.
Il aime beaucoup son ordinateur, qu’il vient de prendre ; une petite boite en bois en acajou ciré, un bois très rouge avec peu de veines. Il aime son contact. Il le caresse du bout des doigts puis le pose sur la tablette ; à droite. Il pose sa mallette à côté de lui et sort une pochette en velours violet aux reflets vert.
Dedans il y a ses préempteurs. Il prend la première des deux chaînettes qui relie les bagues, il les a choisis fines et en argent. Il a fait ciseler chacun des 10 anneaux, c’est plus joli. Il enfile les deux mains. Les bagues glissent tendrement sur les phalanges de ses doigts. Elles sont douces et agréables, comme des gouttes d’eau chaude sur sa peau. De sa mallette il prend son clavier gonflage — une membrane souple, légère comme une méduse, qui épouse la forme de ses doigts dès qu’il la caresse plus qu’il ne la touche. Pour le voyage, il a choisi son préféré : le clavier bleu et rose pastel, aux couleurs chamarrées.
Pour finir, avant de fermer sa mallette il prend ses lunettes ‘dn-ordinateur’. Il chausse ses lunettes avec ses oreillettes. D’un geste discret de la main droite, tout en le caressant il allume son Ordi. Sur ses tempes le contact frais de la monture déclenche un léger frisson, familier, rassurant qui confirme la synchronisation. Dans ses oreilles le petit « bip » caractéristique - son qu’il a gardé par nostalgie, un peu ‘old-school’. Ça le fait marrer. Bien sûr que, c’est inutile…c’est justement pour ça que c’est indispensable.
Devant ses yeux, l’écran noir classique s’anime. Il a laissé le « Check » du matériel, réglé à sept secondes — juste le temps de respirer.
Tout semble en ordre. L’ordinateur est prêt.
Le regard voit d’abord le fond d’écran dans le bureau à 150° ; une cité sous-marine. Entièrement lovée au creux d’une grotte immense, comme une perle nichée dans l’écrin d’un coquillage.
La lumière de la ville perce l’obscurité des profondeurs, faisant scintiller les façades accrochées à la paroi. Certains bâtiments semblent flotter, ou bien suspendus au plafond rocheux, tandis que d’autres s’enracinent dans les fonds comme des coraux géants. La vision est féerique, enchanteresse.
Partout, des points lumineux bougent en tous sens — des véhicules, des êtres vivants, peut-être — comme les paillettes d’un globe souvenir qu’on viendrait de secouer. En bas, un vaste espace s’ouvre : un port, sans doute, où convergent ces lumières mouvantes. L’obscurité des profondeurs rend à la lumière de la cité sa superbe et fait ressortir le contraste des parois abruptes.
La vue est magique. On dirait une vraie image de la ville, presque une carte postale touristique. Une photo vantant le panorama dans toute sa splendeur. À chaque fois, elle emplie le cœur de Rémi. Il aime cet endroit.
Peu à peu, son regard s’habitue, il commence à distinguer le reste du bureau : des icônes, semi-transparentes aux couleurs pastel — rose pâle et héliotrope — qui flottent doucement autour du paysage. Rémi effleure l’icône du traitement de texte. Une grande fenêtre s’ouvre, superposée à la vue de la cité, sans la masquer totalement. Comme si l’on regardait à travers un scaphandre : l’interface enveloppe le regard, mais le monde qu’elle révèle reste visible, à la fois dehors et dedans. Le texte lui-même semble flotter dans l’eau, translucide, bordé de jolis symboles affordants.
L’allégresse reprend Rémi, il se remet au travail.
Et maintenant, où en était-il ?
Un pleur ! Retour au monde extérieur. Le gamin vient de se faire gronder sévèrement à force de jouer par terre, il étouffe son sanglot.
Rémi examine son espace, cherche ce qui manque… Ah ! De la musique ! Son regard glisse, son lecteur il est où ? Un coup d’œil à droite. Rémi vient de trouver, il est en bas. Là, posé sur le toit d’un grand bâtiment... Il descend, évite l’angle d’une tour, attrape la musique — un œil oblong avec une double bille irisée au centre. Il hésite … hummm… non… non… non… Voilà ! De ses préempteurs, main gracieuse, il active la lecture. Le premier morceau commence et couvre le brouhaha ambiant. Il aime beaucoup ce musicien. Il s’apaise. Il est heureux.
Enfin, retour au boulot ! Calmement Rémi relève la tête, l’espace de travail défile en reculant, rase le flanc d’un édifice. Le texte réapparaît, transparent, laissant deviner la cité derrière — ses parois, ses objets flottants, son immensité. On peut percevoir les bords de la grotte. On remarque tous les objets qui flottent et on se rend compte de la grandeur de cette extraordinaire cité.
On ne pouvait l’imaginer au premier regard. Mais en y regardant de plus près, elle est grandiose. Immense. Ses dimensions sont… édifiantes. Délirantes ! Sûrement des lieues. Difficile de le deviner, on a du mal à croire sa taille.
L’attention de Rémi se fixe sur les lettres du texte qui flottent au-dessus de ce qui pourrait être un « hydro-port ». Il semble y transiter ces milliers de petits points. Rémi relit l’entête de ce qu’il était en train d’écrire…
Ah oui ;
« Il était une fois sous l’eau…
