Un vent iodé s'engouffre par la fenêtre, gonflant les rideaux comme les ailes du dehors. La vue dégagée court jusqu'à la mer au dessus des toits ocres écrasées par le soleil estival. Le regard survole l'étendue argentée qui frémit sous la brise. Une voile blanche se dessine sur l'horizon et le zéphyr qui s'emmêle dans ses haubans apporte une odeur de voyage.
Le vent emplit la chambre de cette fragrance, il la mélange aux parfums et aux poudres posés sur la coiffeuse, il en joue entre les pétales du bouquet d'orchidées posé sur le guéridon, l'enlace dans les franges du tapis d'Alcène et le fait valser entre les rideaux ouverts du lit. Il vient caresser la chevelure châtain et faire frissonner la narine de la jeune femme étendue sur le lit. Elle se retourne et abandonne ses yeux noisettes et ses rêves à la vue qui s'offre à elle.
Le vent a chassé un instant la chaleur oppressante du lieu, le libérant de sa chaîne d'écrasante habitude et de la torpeur profonde qui s'y était nichée. La jeune femme s'étire en savourant l'instant ; elle voudrait bien, elle aussi, aller là-bas, ailleurs. Elle voudrait bien voyager entre les ailes du vent, sans rien pour l'entraver, sans rien pour l'assigner à une place.
Mais on frappe à la porte et on ouvre sans attendre.
« Élise, tu n'est pas encore prête ! Il est bientôt Sonnante, tu as rendez-vous avec le fils Orcélon. Prépare-toi, j'appelle Claudette pour t'aider.
- Oui, Madame », répond Élise, tandis que l'autre s'en va.
Elle l'entend marmonner quelque chose à propos de « ruine » et de « malédiction » avant que ses pas ne s'éteignent dans l'escalier.
La jeune femme se lève sans hâte et se dirige vers la coiffeuse. Elle prend une brosse et commence à démêler ses cheveux. Orcélon, songe-t-elle. La soirée ne sera pas trop mauvaise, au moins il n'essayera pas de la coincer dans un coin à la moindre occasion. Il est timide et sincère, trop pour faire un bon marchand, mais sa compagnie est agréable et rafraîchissante par rapport à la plus part des clients d'Élise.
La porte claque derrière une femme d'une cinquantaine d'année dont le maquillage peine à cacher les rides.
« Ha ! S'exclame-t-elle, Élise. Qui est l'heureux élu pour ce soir ?
Bonjour Claudette, sourit l'intéressée. Je serais la compagne d'Anis Orcélon.
- Orcélon... Beau parti, commence l'autre en prenant la brosse des mains de la jeune femme. La famille aura sans doute une place au conseil d'ici un ou deux ans. Tu devrais t'en faire des amis. Enfin, surtout du cadet : c'est un tueur lui, dans les petits papiers de l’Agaemon, toujours sur le coup. »
Et elle continue ainsi tout en coiffant et maquillant Élise d'une main experte. Jamais trop, juste de quoi mettre en valeur des yeux de miel et souligner les reflets roux dans sa chevelure, ou relever le rouge des pommettes sous son teint doré et accentuer le pourpre de ses lèvres.
« Il faut que tous les hommes aient envie de te croquer, il faut que toutes les femmes soient jalouses », explique Claudette.
Ça, Élise l'a entendue des centaines de fois, de même que les commérages sur Orcélon ou sur n'importe quelle autre famille marchande. Elle aime bien Claudette, alors elle la laisse parler. La vieille dame à beau se répéter un peu, elle a toujours des histoires intéressantes à raconter. Celles de sa jeunesse sur l'Empire et la Guerre du Renouveau sont les favorites de sa cadette. Elle lui a fait raconter tant et plus l'incendie des chantiers navals et la prise du château de Késil. Dans ses histoires, certains noms déjà devenus légendes s'entremêlent à ceux des grands d'aujourd'hui. Pourtant aucun des hauts faits et des héros qui fascinent la jeune femme ne semble trouver grâce aux yeux de son aînée, où plane toujours l'ombre de la guerre.
« Tu as bien raison de ne pas arriver à l'heure, déclare Claudette. Il faut savoir se faire attendre et se faire désirer. Il faut qu'ils sachent tous que tu n'es pas à leur service, que tu es une reine qui leur fait grâce de sa présence. Ne prête pas attention à ce que dit Madame. Tu dois tous les asservir. Ils te couvriront de cadeaux, ils te désirerons tous, ils te mangeront dans la main. Tu auras droit aux mets les plus fins, tu visiteras les...
- Mais je ne veux pas des ors des familles de Késil, Claudette, l'interrompt la jeune femme. Je ne veux pas toujours avoir à garder mes arrières, à rester en contrôle pour ne pas devenir la putain des grands. »
Elle regarde encore par la fenêtre.
« Je préférerais voir le Monde. Il doit bien se trouver un endroit où une femme peut marcher la tête haute sans craindre de mauvaise rencontre.
- Non, crois moi, Élise, reprend gentiment l'autre, tu es bien là où tu es. Ils te couvrirons des joyaux les plus splendides et des vêtements les plus élégants, tu n'auras jamais froid, jamais faim et tous les amants dont tu puisses rêver.
- Je n'ai que faire des hommes ! Ce ne sont que des porcs qui rêvent tous de me faire ouvrir les cuisses et porter leurs bâtards ! Je voudrais être l'Agaemon, ils accouraient à mes pieds pour quémander des faveurs !
- Tu ne sais pas de quoi tu parles, cette femme a plus de sang sur les main que tous les soldats de la République réunis ! s'emporte Claudette. Il y a autant de douleur dans son cœur que dans celui de Raedxeln le Maudit, la guerre la ronge encore et ce jusqu'à la mort !
- Et alors, tu voudrais que j'abandonne par peur des guerres passées ? demande sa cadette. Tu voudrais que je prostitue mes rêves pour un vague confort ? Claudette, es-tu heureuse ? Lorsque tu regardes vers ton passé, qu'y vois-tu ?
- J'ai bien vécu », répond sèchement la vieille en tordant avec violence la natte qu'elle faisait.
Elle la monte en chignon et ajuste les mèches qui boucles sur les côtés du visage.
« Tu ne réponds pas à ma question, attaque à nouveau Élise.
- Que sais-tu de ma vie, Élise ? s'écrie sa compagne. Que sais-tu de la guerre? Tu as vingt ans, une énergie que tu crois infinie, des rêves pleins la tête ! Mais pourtant tu restes là, à parler ! Si tu as tant raison, pourquoi ne pars-tu pas ? Qu'attends-tu ? Fais ton bagage, va-t-en, va chercher tes rêves, ne reste pas ici à les remâcher ! Vie une autre vie que la mienne. Montre moi que c'était possible, qu'il y a de l'espoir pour échapper à la guerre et à la tyrannie des hommes ! »
La jeune femme ouvre la bouche pour rétorquer quelque chose, mais Claudette l'en empêche.
« Tais-toi, ce n'est plus le moment. Mets-toi debout, il faut mettre ta robe et faire le drapé. Il va être temps d'y aller. »
La robe est blanche brodée de fleurs vertes marines et bordée de mauve. Deux broches la tiennent aux épaules, dont l'une est couverte par un drapé d'or passé dans la ceinture qui tombe jusque sous les genoux. La dernière mode. Une jade marine orne la gorge blanche de la jeune femme et deux lotus argentées ses oreilles. Claudette l'embrasse et lui pose un baiser sur le front.
« Bonne chance. »
∞
Les sandales d'Élise claquent avec empressement sur les grands pavés blancs de Késil, tandis qu'elle se presse dans la chaleur épaisse de la fin de matinée. Des gerbes de fleurs cascades des fenêtres et embaument la rue éclatante de soleil. Comme un courant d'air frais, elle descend vivement l'avenue du Temple, dominée, la haut, par l'ombre du vieux temple de Ruéa Terk. Elle dépasse celui d'Atalas, le dieu du renouveau. Alors que Sonnante approche, des groupes de badauds se tiennent toujours en plein soleil. Une rumeur cours dans les rue. Elle occupe chaque recoins de la grande ville, du fond de la plus sombre des ruelles aux riches jardins de maison patriciennes. Chaque pierre de la cité résonne de la nouvelle, jusqu'aux fontaines qui la susurrent aux mouettes et aux colombes.
Intriguée, Élise ralentie le pas et tend l'oreille. Un nom semble sur toutes les lèvres. Les gens murmurent et se retournent vers la colline au sommet de laquelle se dresse les tours du palais des marchands. Elle s'arrête devant une épicerie dont le tenancier est en grande discussion avec une dame bien tenue.
« Je vous le dit, monsieur Angar, déclare celle-ci sur le ton de la confidence, ça va trembler là-haut. La petite a autant de caractère que son oncle.
- Bien vrai ça, madame, répond l'autre. Mais c'est encore une enfant, il vont tous se ruer pour l'abattre. Et caractère ou pas, il va lui falloir un protecteur.
- Enfin, mon bon ! S'indigne la femme. Elle saura bien assez comment les détournez, vous verrez qu'ils repartirons la queue entre les jambes ; elle n'est pas née de la dernière pluie.
- Non, madame. Moi je vous le dis, c'est la fin du conglomérat Beoh’Abna – Warn.
- Vous croyez !
- Bien sûr, reprend l'épicier d'un ton docte, les barrons vont recommencer à se faire la guerre, la Passe sera fermée. Et puis les nains, madame ! Ces petites ordures ne vont pas se priver pour piller les caravanes et attaquer les braves gens.
- Ho ! s'exclame son interlocutrice en portant la main à la bouche et en ouvrant de grands yeux horrifiés.
- Croyez-moi, continue le bonhomme, on est bien mieux ici, bien en sécurité dans notre belle citée. Mais ne vous en faites pas, allez, ajoute-t-il en lui tapotant la main. La conseil saura bien pacifier tout cela. Allons, allons, ce n'est rien... »
Il s'interrompt en voyant Élise s'approcher.
« Oui, mon petit ?
- Que se passe-t-il ? questionne la jeune femme.
- Comment ! Vous ne savez pas ? s'exclame le marchand. »
La dame pousse un cri désolé et lui dit :
« Enfin mon enfant, vivez-vous recluse ? La nouvelle est dans toutes les bouches depuis l'aube ! »
Élise n'apprécie pas le ton condescendant, mais alors qu'elle s’apprête à répliquer, le gros homme déclare :
« Le Warn a abdiqué en faveur de sa nièce.
- Pardon ? répond Élise sous le choc.
- Les temps changent, mademoiselle.
- Ce sera peut-être la guerre, déclare la dame à voix basse. Ma pauvre enfant, vous n'avez jamais connue ça. Mes dieux, ce n'est pas une vie ! À votre âge... ne vous en faites pas, allez, les Agaemons saurons vous protéger. »
Et la dame bien tenue, qui un instants plutôt semblait prête à défaillir, se saisit de la main d'Élise et commence à la tapoter. Retenant une remarque cinglante qui lui titille la langue, la jeune femme retire sa main, salue le couple poliment et s'éloigne en essayant d'ignorer leurs voix dans son dos :
« La pauvre enfant.
- Vous avez vu ses yeux de grande biche effrayée ?
- Heureusement que vous l'avez réconfortée, madame, vous êtes un cœur.
- Ho ! Monsieur Angar... »
Élise tourne à un coin et éclate de rire. La basse de la grande cloche du temple de Ruéa résonne une première fois et sur son deuxième coup s'ajoute le carillon léger du grand marché. Tout la ville se met à chanter. Sonnante ! Élise se presse. Le soleil est à son zénith, le vent est tombé, les rues commencent enfin à se dégager. Elle rejoint la fraîcheur ombragée de la grande place, s'arrête sur la margelle de la fontaine pour se désaltérer. Il fait terriblement lourd. Enfin elle entame la montée vers les palais marchands qui surplombent le port.
Ses jambes commencent à tirer alors qu'elle s'élève au dessus de la ville dans la chaleur écrasante. Les devantures des boutiques, grandes ouvertes, laissent voir les portes arrières qui baillent sur les cours et les jardins afin de s'emparer du moindre courant d'air. Les commerçants finissent leurs repas ou somnolent déjà allongés sur des paillasses ou dans leurs chaises. Elle fait une pause à l'ombre d'un grand châtaigné. Elle respire lourdement. Plutôt que de songer à ses jambes qui la tirent et au chemin qu'il lui reste à faire, elle se perd dans ses pensées.
Warn, une sirène d'argent sur champ de gueule. Warn, le commandant et héros de la Guerre du Renouveau. Warn, plus riche que jamais dans son alliance avec les Beoh’Abna. Warn, le comte et le marchand. Warn, l'ami des nains et des sahajas. Warn, meilleur ami et ennemi de l'Agaemon. Warn, la légende. Elle ne compte plus le nombre de fois où elle a demandé à Claudette de lui parler du Warn. Plus jeune, alors qu'elle se laissait encore rêver, c'était son chevalier, le prince qui devait l'enlever, la sortir de sa routine soumise. Dans sa tête, il était éternellement jeune, beau, bon, serviable et mystérieux ; cependant il doit avoir maintenant le même âge que sa vieille ami, enfant d'un autre temps qui se dilue lentement dans son fil intarissable. On ne lui a jamais connu de maîtresse, sans enfant, on dit qu'il a connu lors de la Guerre, avant que sa propre légende ne naisse, une femme, mais ce n'est qu'une rumeur. Il a, semble-t-il, toujours regardé les enfants de son frère et de sa sœur comme les siens propres et, depuis qu'il est et comte et marchand, la succession ne suit aucune autre loi que la sienne.
Toute à sa réflexion, Élise reprend sa marche ; Orcélon peut patienter un peu, mais la différence entre une courtisane et une prostituée est trop mince pour le faire trop attendre.
Warn. Tant de bruits courent sur la famille, traître et serviteur à la fois de la République Marchande de Késil, elle est la seule des familles à réellement échapper à la main mise des Agaemons. On dit qu'il a mis fin à la Guerre, qu'il était l'allié des nains contre les indépendantistes, on dit qu'il peut parler aux astres et aux cours d'eau, on dit qu'il sait les choses du futur et du passé, qu'il peut tenir tête, à lui seul, à un troll des cavernes, qu'il est aussi grand que deux hommes et que ses yeux brillent comme deux joyaux de pirinilithe. Non pas qu'elle ai jamais vu de la pirinilithe.
Enfin, elle s'approche du sommet, les grandes maisons marchandes s'élèvent de part et d'autre de la rue, des cours et des jardins derrières d'imposantes grilles croulent sous les lilas, les lauriers et les figuiers. L'air circule mieux entre les demeures espacées. Elle s'arrête en face d'un portail en fer forgé, ouvragé en volutes peintes d'or et de vert.
∞
Élise ne s'y trompe pas, elle n'est là que pour mettre en valeur son cavalier, mais les dieux savent qu'elle y parvient presque trop bien. La discussion tourne bien sûr, autour de l'abdication de Almal Warn, mais Hilém Asirgan à bien du mal à se concentrer sur autre chose que la naissance des seins de la jeune femme, révélée par les plis du col de sa robe. Anis Orcélon parle dans le vide, ne lui répondent que de petits « hun hun », « hon hon », « puisque vous le dites ». Ce regard plein de convoitise, Élise l'a vu trop de fois pour que la scène lui paraisse drôle. Il ne lui dit même pas qu'elle est belle, juste qu'il la veut, et qu'il l'aura. Elle ressent un vif besoin d'air, de liberté.
Elle s'excuse et se dirige rapidement vers la sortie, sans se retourner, suivie par les yeux pesant des hommes de la salle. La terrasse qui s'ouvre sur le jardin est trop éclairée, envahie par les odeurs de lavandes et de thym, ainsi que par les joueurs et les fêtards bruyants. Elle s'échappe par l'allée en mosaïque. Derrière le labyrinthe des massifs de fleurs, un grand rosier grimpe sur une tonnelle qui abrite un banc de marbre. Il est installé près du muret qui borde la propriété. Elle s'y assied pour profiter du calme et de la vue qui s'ouvre au dessus des toits. La plage blanche de nacre lunaire court au delà de l'enceinte de la ville et la dame céleste accroche à la crête des vagues des larmes d'argent.
En tournant les yeux vers le visage de la déesse, Élise murmure :
« Madame, je voudrais me perdre avec vous dans les étoiles. Désirée par les hommes, mais inaccessible. Voilà pourquoi vous fuyez ; chaque mois, vous vous arrachez à leurs désirs atroces, vous vous échappez. Mais où ? Mais où... »
Elle se tait avec un long soupir. Partir, oui, mais où ? Cette question la taraude. Partir, partir, partir.
Un bruit de pas la tire de sa rêverie. Une grande ombre se penche sous l'arche fleurie. Elle reconnaît le parfum trop musqué d’Hilém Asirgan.
« Son nom est encore trop nain pour plaire à l'Agaemon », songe-t-elle avec dédain.
Il s’installe à côté d'elle, le dos tourné à la mer, le visage vers elle, dans l'ombre et pose une main sur sa jambe ce qui la fait frémir de dégoût. Il ne s’en aperçoit pas et lui dit d'une voix chargée d'alcool :
« Ha, Élise, enfin je vous retrouve. Vous êtes d'une beauté ce soir, Orcélon, ce rustre, ne vous fait pas honneur. »
Il malaxe sa jambe et porte sa main droite à la joue de la jeune femme qui se recule. Mais sans la lâcher il poursuit :
« Quelle honte qu'un dame comme vous soit forcée de tenir compagnie à un tel arriviste, alors qu'il suffirait d'un souffle de vous pour que vous en soyez débarrassée et que je fasse de vous la femme la plus jalousée de Késil. Que dis-je ! De la République ! »
Il descend sa main sur son cou et monte l'autre le long de sa jambe jusqu'à ses hanches. Elle essaye l'ironie pour l'écarter :
« Je ne vois pas comment vous pourriez faire de moi l'Agaemon, maître marchand, déclare-t-elle en employant la formule archaïque des nains.
- Tous les empires tombent, ma dame, répond l'autre avec sérieux. La Dame Sanglante, comme le Warn, touche à sa fin. Ce sera une autre famille qui régnera après elle.
- Ce sera sa fille, aucun d'entre vous ne peut lutter contre elle.
- Ho ! Ne craignez riens, la jeune tombera avec la vieille ! déclare-t-il en s'enflammant. Pour vous et pour votre corps, je ferai dresser un autel que je viendrai honorer chaque jour, vous n'aurez pas à pâlir devant les femmes passées, présentes et futures. »
Disant cela, il essaye de l'attirer contre lui pour l'embrasser. Elle détourne le visage et le baiser vineux du marchand lui tombe sur la mâchoire. D'un geste de répulsion qu'elle n'essaye même pas de cacher, elle le rejette. La colère brille dans les yeux de l'homme qui s'accroche, il n'a pas l'habitude qu'on lui refuse quoi que ce soit.
« Ha, c'est comme cela ! S'écrie-t-il. Depuis quand une putain peut-elle refuser les ordres de son maître ? »
Il ressert sa prise sur elle et commence à farfouiller dans sa robe. Elle se débat tant qu'elle peut et fait pleuvoir des coups sur le dos de son agresseur, mais l'alcool, la colère et le désir le rendent insensible et il arrache le drapé ainsi que l'une des broches qui retiennent la robe aux épaules, découvrant l'un des sein de la jeune femme. Un terrible sentiment d'impuissance envahit Élise, elle sent des larmes de rage lui envahir les yeux, la peur se mêle à la haine. Elle voudrait tant le tuer, lui faire mal. Mais elle ne peut rien.
Avec un cri, il la lâche et tombe du banc. Élise se redresse haletante en agrippant sa robe contre son sein, prête à s'enfuir. Mais un mouvement violent sur sa gauche l'arrête et l'autre à terre se recroqueville contre le parapet avec un cri plaintif. Une ombre se penche sur la chose ridicule qui rampe maintenant au sol.
« Hors de ma vue », ordonne une voix plus froide que la glace et plus dure que l'acier.
Avec un glapissement de chien battu, il trébuche et s'enfuit parmi les ombres du jardin, sans demander son reste.
Élise reprends son souffle, les mains tremblantes, elle tente de remettre en place sur son épaule la broche tordue et le drapé.
Une femme âgée se révèle. Plus grande que Élise, elle a les cheveux tressés sur la nuque à l'ancienne mode militaire. Sa robe est simple, unicolore, fermée au col, accentuant son air sévère. Dans sa main droite, elle brandit une canne au pommeau serti d'un gros saphir sculpté au pareille d'une fleur épanouie.
« Merci, dit la jeune femme avec gratitude en s'inclinant maladroitement.
- Ne vous laissez pas faire, déclare sa sauveuse d'une voix de commandement, ces porcs prennent tout si l'on n'y prend pas garde. »
Élise hoche la tête toujours tremblante, mais la surprise de l'apparition de la vieille femme l'a sorti de son choc. Quel âge peut-elle avoir ? Le même que Claudette peut-être. Mais âgée ou vieille ne sont pas les mots qui conviennent ; quand Claudette semble usée avant l'heure, cette femme, là devant elle, semble... semble... semble comme un monument ancien et titanesque, au delà de son âge réel. Elle doit venir d'un autre temps. Noble, sévère, imposante, avisée, mais fatiguée aussi. Quand la vie a coulé en emportant Claudette dans ses bras, Elle se dressait comme un roc au milieu de son cours, un barrage dressé pour l'endiguer. Elle fait peur, car on ne change pas le cours du temps ; alors au fond de ses yeux, parmi les ombres de la nuit, brillent la haine et la rage, la tristesse.
Elle reprend cependant d'une voix plus douce :
« Allons, vous apprendrez bien à les mater. Vous verrez, ce sont des animaux affectueux si l'on est suffisamment ferme. »
Élise frissonne. La dame semble se vouloir rassurante, mais cela glace plus encore le sang de la jeune femme. N'y a-t-il aucune autre relation qui existe, autre que maître et serviteur ? Voilà donc le futur qu'on lui offre, pouvoirs et jeux de pouvoirs : guerre, marchandage, séduction, ils sont tous aliénés à cette lutte maladive pour dominer.
Et puis, comme en écho à ces pensée, la dame poursuit d'une voix teintée de nostalgie :
« Alors bien sûr, on aimerait que le monde soit autre, on en rêve... »
Une profonde tristesse a envahi son visage. Pas une de celle qui appelle la pitié, non, plutôt celle d'une douleur indicible qui envahit le cœur par compassion, par empathie, sans qu'on ne sache pourquoi. Elle ne semble plus remarquer Élise, mais se parle à elle même :
« Pourtant on ne prend jamais le temps de le créer, de le chercher, continue-t-elle dans un soupir. On veut vivre, changer les choses, mais il y a tant à faire. On fini par accepter, par se résigner, on meurt petit à petit. Notre étincelle d'éternité est presque éteinte avant qu'on puisse même y penser et pourtant c'est ci long. C'est long, mourir, au bout du compte. »
Élise a retrouvé un peu de son courage, ou peut-être est-ce qu'elle a le sentiment de se trouver face à une apparition de la providence, une envoyée des déesses, une dernière réponse à sa question. Une dernière chance infime. Alors elle demande, timidement, mais elle demande tout de même :
« Existe-t-il cet autre monde où l'on vivrait sans luter, où l'on pourrait chanter chaque jour pour le seul plaisir d'être, où l'on pourrait aimer sans craindre ? »
Sa sauveuse se tourne vers elle comme surprise de la trouver toujours là. Elle la contemple un instant de son air à nouveau sévère, elle s'approche et ajuste le drapé sur son épaule. Ses mains ont beau être ridées, elle sont fortes et adroites ; la jeune femme peut le sentir. Pourtant, elles tremblent et tandis qu'un sourire sans joie vient aux lèvres fines, un tremblement, une lueur, un fol espoir s'allume dans les yeux de la dame.
« Peut-être », dit elle.
∞
Élise entre dans sa chambre d'un pas léger en tenant ses chaussures à la main. Claudette l'attend. Depuis toujours la jeune femme a trouvé en revenant son aînée qui l'attend, une chandelle allumée, accoudée à la fenêtre ouverte. Elle a réconforté ses malheurs, fêté ses réussites et c'est bercé par ses histoires et par les vagues qu'Élise a l'habitude de s'assoupir.
Lorsqu'elle entre, Claudette détourne ses yeux de la ville et ses toits argentés par la lune, et lorsqu'ils rencontrent ceux de sa cadette la vieille dame comprend, elle sait. Elle lui sourit et l'embrasse tendrement sur le front. Sans un mot, elle l'aide à défaire sa coiffure et son maquillage, elle l'aide à se dévêtir et se laver, à mettre sa chemise de nuit et à préparer ses affaires pour le voyage. Deux jupes simples et trois chemises en coton, une couverture, du parfum, une paire de boucles d'oreilles et un collier, du savon et un essuie, elle abandonne ses bagues, ses robes derniers cris ainsi que la plupart de ses bijoux.
Puis, tandis qu'Élise cherche le sommeil, son amie lui parles des caravanes de marchands faisant route vers le sud, des mercenaires qui les accompagnent, des navires qui croisent sur la mer Pirinile...
La jeune femme se réveille aux aurores, le soleil n'est pas encore levé, mais elle ne peut plus dormir. Elle enfile ses habits, elle se sent un peu grossière dans une vêture si simple, elle lace ses sandales, attrape son manteau de pluie, son chapeau de jonc au ruban de soie blanc. Elle s'empare de son baluchon et descend sans un bruit dans l'escalier. Il ne faut surtout pas réveiller Madame. Dans la cuisine, elle engloutie rapidement de la tarte de la veille et fourre dans son paquetage une miche de pain, un gros bout de fromage et des fruits secs. Elle s'enveloppe dans son manteau, noue le ruban de son couvre-chef sous son menton et ouvre la porte. Un bruit la fait sursauter. C'est Claudette. Élise soupire de soulagement et du bonheur de voir sa vieille amie. Elle se jette dans ses bras et la serre contre son cœur aussi fort qu'elle le peut, aussi fort qu'elle ne le pourra jamais plus.
« Tiens, lui murmure la vieille femme en lui tendant une bourse, tu en auras besoin, ce sera plus facile qu'en vendant tes bijoux et puis prends cette outre aussi. »
Élise accepte de bonne grâce. Où avait-elle la tête ? Oublier de quoi boire et de l'argent. Elle sent sa gorge se serrer d'émotion, mais elle ne veut pas pleurer, elle ne sait pas quoi dire. Une larme court sur la joue de Claudette qui l'embrasse encore, avant de la pousser vers la sortie.
« Va. Bonne chance », lui dit elle.
Élise lui sert une dernière fois la main et s'élance dans la rue sans se retourner. Elle connaît trop bien la bâtisse blanche qui se dresse derrière elle, éclairée par le premier rayon de l'aube. Elle sait par cœur ses encorbellements et ses colombages, son toit de tuiles rouge et sa porte de pin clair. Elle imagine sa vielle amie dans l’entrebâillement qui s'amenuise, s'amenuise, s'amenuise... Malgré l'émotion, la jeune femme se sent des ailes, elle descend l'Avenue du Temple qui s'enroule jusqu'au pied de la colline, juste avant la grande place elle prend la rue des Trois Marchés, elle dépasse le marché d'hiver, puis le marché aux épices, elle traverse la place Jig jusqu'au passage du Vivier qui rejoint le boulevard de Bielle. Elle atteint les grandes portes de la ville au moment où celles-ci s'ouvrent sur les faubourgs encore endormis.