Nul n’aurait cru que l’émérite “professeur” Janus de Witt trahirait la Compagnie de Jésus en demandant l’exposition de son corps rapiécé à l’académie de médecine d’Anvers, le Collegium Medicum. L’expression de la tête de cire qui remplaçait l’originale à jamais énigmatique pour celui qui demanderait comment un si content jésuite avait pu se donner la mort, et pourquoi l’insignifiante Marja avait été trouvée assise sur le bord du lit où il avait git agonisant une demi-heure durant ; après avoir ingéré sur cyanure ; tenant entre ses petits doigts potelés les derniers mots du professeur sur un papier : “Dépecé comme une volaille et châtié comme une putain, nul ne connaît la grâce car l’on marche dans le sang de Dieu”.
La petite bandelette de parchemin déchiré avait absorbé les larmes de l’un ou de l’autre et déjà, les lettres de plomb commençaient à onduler dans un mouvement invisible, tel la fanaison des fleurs.
Nul n’avait osé la secouer depuis qu’elle s’était mise à hurler. Elle n’avait pourtant dit mot lorsque la femme de chambre du professeur l’avait trouvée à son chevet, et qu’elle avait remarqué qu’il ne respirait plus, étouffé par sa propre vomissure au moment de convulsions violentes. Marja avait elle-même fermé les paupières du professeur et l’avait embrassé sur les lèvres dans un sentiment pieux, malgré l’odeur répugnante. C’est alors que le jeune fils du professeur est arrivé, un garçon de quinze ans aux yeux rouges de colère, et dans un premier réflexe lui a demandé : “Est-ce toi qui l’a tué ?” Elle a ouvert la bouche et un démon s’est échappé de cette âme devenue folle.
Quand elle fut calmé et que l’inspecteur de la “Rijkspolitie” lui posa des questions sur le drame, elle dit la chose suivante : “Il n’y aura plus de temps.” et se leva pour quitter la pièce mais fut retenue par le bras-droit de l’inspecteur, quoique celui-ci ressemblait plus à un gentilhomme qu’à un soldat. “Où allez-vous ?” lui demanda-t-il. “Au pont !” cria-t-elle en se débattant avec force malgré sa petite taille. C’est alors que l’inspecteur se frotta le menton où se trouvait une petite barbe taillée en pointe et s’avança vivement pour la prendre par le bras et l’entraîner en direction de la sortie : “Allons nous promener, voulez-vous ?” Ils partirent en direction du jardin où pendaient lamentablement les draps blancs que l’on avait oublié de rentrer avant l’averse.
“Il n’y aura plus de temps, reprit-il en les termes de la jeune femme, c’est l’Apocalypse, n’est-ce pas ?
– Selon Saint-Jean, précisa-t-elle. Le professeur disait que c’était l’apôtre des initiés.
– Sa mort, c’était bien un suicide, n’est-ce pas ? Comment pensez-vous qu’il se soit situé vis-à-vis de Dieu avant de mourir, pour commettre un péché contre lui-même ?
– De dos, car il ne se croyait pas digne de le regarder en face. – Quoi ? Ne s’était-il pas consacré à mener une vie vertueuse et à enseigner les vérités révélées du Christ ?
– Si.
– Qui étiez-vous pour lui ?
– Je travaillais à l’académie de médecine. Je n’étais pas étudiante, bien sûr, mais je faisais des ménages et parfois assurais les “dons” de l’hôpital général pour la formation des futurs physiciens. Mais le professeur était de ces hommes qui pensaient que tout le monde avait le droit à l’instruction, et que l’art de guérir en particulier ne devait être réservée ni aux hommes ni aux femmes, car tous ceux qui naissent sur terre ont un père et une mère dont ils devront peut-être prendre soin dans le vieil âge. Alors je l’assistais, dans ses études comme dans son travail.
– Vous voulez dire ?...
– Oui, jusqu’à la table d’opération. Nous effectuions des dissections ensemble et il discutait avec moi des observations qu’il avait formulé dans le silence —comme nous respections les morts, même ceux qui finissaient dans la fosse publique.
– Si les morts ne vous inquiètent pas, pourquoi étiez-vous aussi agitée tout à l’heure ?
– Si vous saviez ce que je sais, vous aussi vous auriez du mal à garder le silence.”
L’inspecteur dévisageait Marja en se demandant s’il allait être difficile de la faire parler. Marja, quant à elle, se demandait si l’inspecteur avait les épaules pour entre ce qu’elle avait à dire.
Elle finit par dire : “Je n’aurais pas dû savoir, il est parti parce-qu’il ne supportait plus l’intimité de notre lieu de travail tandis qu’un monde nous séparait désormais, un monde aussi opaque que celui privé de la révélation, et qu’il ne voulait pas que je sache, mais je savais.”
L’inspecteur attendit qu’elle continue. Elle marqua une pause, puit sortit un autre bout de parchemin que celui qu’elle tenait lorsqu’on l’avait trouvée, et il n’y avait pas de doute que les deux morceaux n’en formaient en réalité qu’un. La page était en réalité beaucoup plus longue et le professeur avait une toute petite écriture très nette, de sorte que l’inspecteur n’eut pas de mal à lire. Avant de la lui donner, Marja ajouta :
“Le professeur était sorti se promener dans le parc devant l’académie de médecine, comme il le faisait souvent en début d’après-midi, après le repas. Cependant, il avait demandé un thé au citron, mais semblait l’avoir oublié sur son bureau. De crainte qu’il ne refroidisse, j’ai pris l’initiative de le lui sortir, afin qu’il puisse le boire sur la petite table ronde, près du bassin où il venait parfois lire. Mais lorsque j’ai trouvé le professeur, j’ai senti qu’il n’était pas dans son état normal, alors je me suis cachée près d’un arbre, au cas où je décidais finalement de ne pas le déranger. J’ai remarqué de loin qu’il tenait un bouquet de fleurs, comme il en recevait parfois, en remerciement lorsqu’il sauvait la vie de l’un de ses patients. Les fleurs étaient très belles, pourtant, à son regard, elles ne lui inspiraient que de l’horreur. Il les posa très délicatement dans le bassin où nageait un cygne un peu plus loin, et les laissa flotter jusqu’à l’oiseau qui les dévisagea avant de les déchiqueter à coup de bec. Le chant du cygne était affreux.
C’est alors que le professeur fit quelques pas en arrière et rentra précipitement à l’intérieur. Ce n’est qu’un quart-d’heure plus tard que je retrouvais ceci, épargné par le feu, et songea qu’il avait dû y écrire au plus vite avant de changer d’avis et décider de faire disparaître ces lignes.”
L’inspecteur se pencha sur la feuille de papier que lui tendait Marja, et lut :
“Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux ? Sais-tu pourquoi les animaux se cachent pour mourir ? Sais-tu pourquoi les oisillons tombent du nid, les abeilles des fleurs, pourquoi les chiens malades disparaissent lorsqu’ils savent que la fin est proche ? Le paradis n’est pas pour les hommes, car ils continuent de marcher dans le sang de Dieu. L’herbe sera toujours plus verte dans nos souvenirs, car l’on ne voit pas les petits insectes qui rampent, on n’imagine pas que, si l’on croisait des géants, ils nous saisiraient délicatement pour nous sauver d’un certain péril ? Et si les fleurs agonisaient dans les vases de nos salons, qu’un bouquet est nécessairement un cadeau mortuaire, et si la souffrance était inévitable ? La vérité est la suivante : seule la douleur des hommes peut être salvatrice, celle des autres êtres n’est que tragédie. La Terre n’est pas le domaine du bonheur des hommes, mais de celui de la faune et de la flore. Je ne tourne pas dos à Dieu si j’embrasse l’ensemble de sa création, et lui dis “au revoir et bon vent”.
“Ipse dixit, me voilà dépecé comme une volaille et châtié comme une putain. En vérité en vérité je vous le dis : nul ne connaît la grâce car l’on marche dans le sang de Dieu”.
La main de Marja, qui n’avait pas lâché le morceau de parchemin, tremblait comme une feuille dans la brise. L’inspecteur voulut la saisir et la tenir entre les siennes pour la réchauffer, et en même temps lui réchauffer le cœur mais, chose étrange, il ne trouva pas la force en lui.
Marja sembla déçue, alors elle commença à s’en aller.
“Où allez-vous ? lui demanda l’inspecteur.
- Au pont, répondit-elle.“
“Je veux nager avec les fleurs, car sinon, qui voudra de nous ?"
Voilà une éternité que je n'étais pas revenue sur PA, mais l'ouverture des histoires d'or me fait repasser une tête par ici. Et c'est un plaisir que de retrouver ta plume - depuis quelques semaines j'ai sous le coude tes nouvelles histoires =)
Toujours cette écriture soignée, à la fois crûe et poétique, qui a ce charme un peu glauque et mystérieux qui me parle beaucoup <3 D'entrée de jeu, ce gisant à ma face de cire, l'ambiance ténébreuse et les questionnements soulevés, ça me parle. En plus, ça parle de mystique, de questionnement des croyances, d'hôpital, autant dire que j'ai beaucoup aimé la lecture. Surtout la tension qui s'installe entre l'inspecteur Marja. Plus ça va, plus on sent que cette dernière "sait", et plus est palpable le besoin qu'a l'inspecteur de percer ce qu'elle a compris.
Belle conclusion ! Avec au passage cette série de petits clins d'œil à différents titres de livres, des chansons et autres qu'il m'a semblé reconnaître (le "vol noir des corbeaux" des "Partisans", les "oiseaux qui se cachent pour mourir" etc).
Bravo !
Je passerai (re) découvrir tes deux autres textes =)
Au plaisir !
Ah bon ? On ne peut pas re-proposer du tout des histoires déjà lauréates des HO ? J'avais prévu d'en re-proposer une ou deux déjà soumises en 2022. (c'est comme ça, on a ses coups de coeur ^^) Il me semble qu'on n'a juste pas le droit de les re-proposer uniquement dans les catéogries où elles ont déjà gagné, c'est pas ça ?
Ahah pas de problème, ça a son charme le chaos - et comme toi il m'arrive de partir dans moultes directions <3
Et j'aime beaucoup la page de couverture, du grand art !