Il suffira d'un signe

Notes de l’auteur : Salut à toi cher lecteur/lectrice, auteur/auteure!

Voici ma première "grande" nouvelle, et j'ai "grand" besoin de tes lumières, que tu m'éclaires de tes précieux conseils, tes ressentis et ton opinion (en toute indulgence et bienveillance si tu le peux, j'ai un coeur sensible...). vraisemblance, chronologie, ponctuation, profondeur des personnages, dynamique des scènes... N'hésite pas.
Il s'agit de l'adaptation d'un conte bien connu de nous tous. Je te laisse découvrir lequel.

Merci!

Je te souhaite un agréable moment en compagnie de Bastien. Au plaisir de lire tes commentaires. :)

Eleutheris

Jeudi. 23h04

Aspirateur en main, Bastien louche sur le motif de la moquette bleu roi. Pour boucler la fin du mois, les heures supplémentaires se sont multipliées. 

Bastien n’a rien contre le ménage, mais disons que son truc à lui, c’est plutôt les structures des acides aminés et la composition nucléique des protéines. Le hic, c’est que sa thèse sur l’implication de la gammaglutamyltransférase dans le métabolisme duglutathion n’a pas vraiment enthousiasmé les recruteurs, et à défaut d’une chaire universitaire, devant son frigo vide, Bastien a dû revoir ses ambitions.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Etage 57.

En principe, les bureaux sont vides à cette heure de la nuit. C’est bien étonné que Bastien constate que l’un des coins de l’open space est occupé. Le type a l’air concentré. 

Bastien toussote afin d’alerter le cadre de sa présence. Pas de réponse. Autant se faire tout petit. Difficile cependant d’être discret avec un Karcher WD3 premium 1000W.

 « Dites, vous sortez un peu ? »

L’homme, debout à ses côtés, a touché son épaule pour l’interpeller. Bastien sursaute. Il ne l’a pas vu venir. Deux ou trois coups de savate dans le bouton « marche » de l’aspirateur sont nécessaires pour que l’animal cesse de rugir. 

L’homme le fixe, lunettes baissées sur le nez. 

« Ça vous arrive de faire la fête, de vous amuser de temps en temps ? »

Le jeune homme acquiesce, sans vraiment saisir l’intérêt de la question. 

« Vous pourriez me rendre un service ? »

 

Vendredi 0h34

Dans le métro, Bastien est incrédule. Il tripote sans cesse le ticket dans sa poche. Pourquoi a t-il accepté ? Il n’a jamais mis les pieds dans une soirée mondaine. Se faire passer pour ce type, alors qu’il ne le connaît ni d’Eve ni d’Adam ? « Ce genre de sauterie m’ennuie. Rassurez-vous, personne ne vous demandera qui vous êtes.» Et s’il devait tout de même décliner son identité ? « Alexandre Dubowski.  J’imagine que vous n’avez pas de tenue adaptée. Prenez ça, nous avons à peu près la même stature ». Vingt fois, il lit les mots sur le petit carton jaune : Pressing Notre Dame. N°174. Bon sang, et qui utilise encore le mot « sauterie » en 2020 ? 

 

7h27. 

Les lumières des phares parodient des ombres fantastiques sur le plafond. Bastien n’a pas fermé l’œil de la nuit. Ce soir, il devra représenter Alexandre Dubowski, salarié de Mont-Royal Pharmaceutics, lors du dîner de gala annuel de la firme. Un rire nerveux lui échappe, le manque de sommeil sans doute. Il éteint son réveil puis bascule son corps en position assise.

Un pigeon tape au carreau comme pour lui dire : "Allez mon grand, dis-toi que cette soirée, c’est peut être un coup du destin,  avec un peu de chance, c’est le coup de pouce qui changera la donne! » 

Il allume la cafetière et regarde son planning… Il étouffe un juron : Samedi 20 octobre 0h-6h : centre d’affaires Solfino

Ca lui était sorti de la tête ! Cette nuit, il remplace Sarah ! Elle l’a dépanné quand un plan Tinder s’est présenté le mois dernier, un truc foireux d’ailleurs, la fille lui avait presque arraché un téton… A ce souvenir, il frotte son pectoral droit. Bastien s’interroge ; les bureaux de Mont-Royal Pharma sont de l’autre côté de la ville par rapport à l’adresse que lui a donné Dubowski. S’il trouve cependant un moyen de locomotion, il devrait pouvoir quitter la soirée à 23h00 et être à l’heure pour prendre son service. Il n’a pas les moyens de prendre un taxi… Il va falloir trouver une autre solution. 

Une lumière clignote au-dessus de la porte de l’appartement. On sonne. 

« Bastien ! Bastien ! Ouvre, c’est Lolita ! »

Une petite femme toute en chair et en sourire se tient sur le pas de la porte. 

« Bah alors, t’en as mis du temps ! T’étais tout nu ? Y’a une fille ? » dit-elle en regardant par-dessus l’épaule de Bastien. Il n’a pas le temps de lui répondre : Lolita est une intarissable pipelette, qui n’a guère besoin d’un interlocuteur. La jambe de Didier, son mari, ça s’arrange pas du tout, et puis, il faudrait déposer à sa fille un colis, en passant, s’il peut, ce n’est pas si loin de son lieu de travail, avec ses problèmes de santé à elle aussi, son dos qui la fait souffrir, le métro, tout ça… C’est terrible l’âge enfin, on ne fait plus ce qu’on veut. Non, ça ne l’ennuie pas ? C’est merveilleux, quel bon garçon.

A dire vrai, bien que Bastien n’ait pas acquiescé, ni tout saisi, à la requête de Lolita, il ne sait pas lui refuser quoi que ce soit. Le loyer du studio est une misère, sans compter les délicieux petits plats, parfois encore chauds, qu’elle lui laisse sur le pas de la porte alors qu’il rentre du travail, harassé de fatigue. Lolita est sa bonne fée, joyeuse et bruyante, le cœur sur la main. 

« T’as pas l’air dans ton assiette… Y’a une fille?» 

Ignorant la question, Bastien confie à Lolita la cause de son tracas : le type de l’étage 57, le gala, et le fait qu’il doive se téléporter d’un bout à l’autre de la ville alors qu’il n’a pas de véhicule personnel.

« Ma foi, c’est qu’on t’en fait des drôles de propositions dis donc !  Ecoute, t’en fais pas, mon neveu travaille chez Uber ; tu sais les taxis mais qui n’en sont pas, enfin on sait pas vraiment ce que c’est au final, bref, je suis sûre que si je lui demande il va pouvoir te dépanner entre deux trajets, ça t’irait ? »

Bastien n’en demande pas tant, oui bien sûr, c’est parfait ! 

Elle l’examine soudain, puis lui dit alors, l’air grave : 

« Bon, tu m’as parlé d’un costume là, mais…T’as des chaussures de bal ? »

 

18h11

Bastien fourre son uniforme dans un sac de sport. Planqué dans les toilettes pour homme, il s’est changé à l’abri des regards. En fin de matinée, il a récupéré au pressing le smoking de Dubowski, qu’il a trimballé ensuite en tram jusqu’à l’hôtel particulier où il prenait son service. Il jauge son reflet. Le cadre a eu l’œil, on croirait que ce costume a été taillé pour lui. Certes, malgré la leçon matinale de Lolita, son nœud papillon semble en berne, mais il se sent presque l’âme d’un gentleman. Positionnant son index et son majeur à la manière d’un revolver, il vise la porte des toilettes sans la regarder, puis tire. Un homme vient d’entrer dans les commodités, fixant Bastien d’un œil circonspect. Soit,il ne sera pas engagé pour être le prochain James Bond. D’autant plus qu’en baissant les yeux, il s’aperçoit que ses pieds sont nus. Il fouille au fond de son sac, enfile les mocassins prêtés par Lolita et quitte les lieux avec promptitude. 

 

19h32 

Le téléphone de Bastien vibre. Un sms.

« Ok pr 23h sur parking derrière. Soit à l’heure, G 1 course de prévue, pourrais pas attendre. Stef » 

Bastien grimace, ses chaussures sont trop petites. Selon Lolita, son neveu Stéphane conduit une superbe Mercedes classe C, et porte des dreadlocks. Bon, ça devrait être plutôt simple à repérer. 

Prenant une grande inspiration, Bastien monte les quelques marches qui le mène à la porte tambour du Saint-Georges Brittany Hôtel. Illuminé comme un palais, le bâtiment a des airs de conte de fées. Un agent d’accueil lui demande son nom, puis consulte son registre. Bastien est en apnée et son rythme cardiaque bien trop rapide.

 « Bienvenue Monsieur Dukowski, vous voudrez bien continuer dans cette direction puis prendre sur votre droite. Excellente soirée Monsieur. »

Remerciant l’agent d’un signe de tête, Bastien traverse le hall d’entrée majestueux, puis rejoint bientôt les salons réservés par Mont-Royal Pharma. Il avale sa salive. A vue de nez, environ deux à trois cent personnes doivent être présentes. Un ballet de serveurs distribue aux convives coupes de champagne et petits fours. La dernière fois que Bastien a participé à quelque chose de ce genre, c’était au mariage de sa sœur, où victime de la fraicheur tout à fait relative des huitres, il avait fini la nuit aux urgences. 

 Allez, vois ça comme un jeu, aie l’air naturel, sourit, prends un verre, et si tu te débrouilles bien, tu t‘éclipses ni vu ni connu, et le ventre plein avec ça. 

Happant au vol une flûte sur un plateau, Bastien se met un peu à l’écart et observe à la dérobée une jeune femme à quelques mètres de lui. Il lui semble l’avoir déjà vue quelque part. Elle est en pleine conversation, même si, au vu de son langage corporel, son interlocuteur l’ennuie et pas qu’un peu, elle ne cligne presque pas des yeux et reste silencieuse, les bras croisés. Selon toute logique, elle ne devrait pas tarder à épousseter sa robe et à… Mais que fait-elle ? Pourquoi regarde-t-elle soudain Bastien avec un grand sourire ? La voilà qui pose une main délicate sur le bras du grand brun qui l’assomme depuis dix minutes. Bastien lit sur ses lèvres des excuses à l’attention de ce dernier, elle vient de voir quelqu’un avec qui elle doit s’entretenir en urgence, on se revoit plus tard ? 

Son sang ne fait qu’un tour.

Son sourire est déjà là. Magnifique. Elle lui serre la main comme à une vieille connaissance, puis elle annonce à la manière d’une confidence : « Sortez-moi de là, dites-moi n’importe quoi. » Bastien est interdit. Il bredouille quelques signes. C’est au tour de la jolie blonde d’être interloquée. Elle lui répond cependant presqu’aussitôt par le même langage. 

« Vous parlez la langue des signes ? 

- Je me débrouille, signe-t-elle avec malice. Vous lisez sur les lèvres ? » ajoute-t-elle en articulant pour être certaine qu’il comprenne ses mots.

Bastien forme un rond avec l’index et le pouce, puis bascule sa main vers le bas. 

« C’est bien ce que j’ai cru voir lorsque vous m’observiez tout à l’heure. » 

Bastien rougit, il ne pensait pas être si peu discret. 

Elle ne semble pas prendre considération de son trouble : 

« Je n’arrive pas à mettre un nom sur votre visage, vous êtes ? »

Bastien, par reflexe, s’apprête à donner sa véritable identité, mais se rattrape au dernier moment. 

Elle le fixe comme un chat, sans répondre. 

« Etage 57. 

- Ah, oui, la supply chain ! Je comprends mieux, je n’ai pas beaucoup de contact direct avec ce secteur. Ravie de vous rencontrer en chair et en os Monsieur Dukowski.

Bastien reprend son souffle. Il réalise, l’instant d’après, que pour sa part, elle ne se s’est pas présentée.

" Il semblerait que ce soit le moment de nous diriger vers la salle pour le banquet, me feriez-vous l’honneur de diner à mes côtés ? Je vous avoue que c’est là une demande tout à fait intéressée, les places ont été déterminées d’avance et je suis quasi certaine d’avoir pour voisins de table des énergumènes aussi passionnants que Benoit, le responsable de la comptabilité dont vous m’avez sauvé tout à l’heure. A ce sujet, d’ailleurs, merci. "

Puis sans attendre sa réponse, elle fait volte-face et se dirige d’un pas certain et plein d’élégance vers l’espace où l’on a dressé les tables, l’intimant ainsi à la suivre. Bastien en est sûr, il connaît cette jeune femme. 

Il manque de s’étrangler et rater sa chaise en découvrant son nom en lettres d’or sur le petit carton posé à côté de ses couverts : 

Madame Maxime de Mont-Royal

Bastien s’apprête à partager le repas de l’une des entrepreneuses les plus célèbres du pays. Maxime de Mont-Royal venait de prendre la direction de MR Pharma Corp à la suite de sa grand-mère, feu Geneviève de Mont-Royal, qui avait monté la firme éponyme dans les années 1930. La success story lui revient en tête, lue dans un article de magazine dans la salle d’attente de son médecin généraliste. Voilà pourquoi ses traits lui semblaient familiers ! 

 Alors que Bastien est en proie à une bouffée de panique, la lumière de la salle s’éteint, et un écran géant fait défiler une courte vidéo vantant les réussites de MR Pharma et les objectifs à atteindre pour l’année à venir. 

Ok, garde ton calme, tu es un piètre menteur et tu es dans un sérieux pétrin, mais après tout, qu’est-ce que tu risques ? Personne n’a l’air de s’intéresser à cet Alexandre Dubowski, et dans moins de trois heures, tu auras filé à l’anglaise… Demain, plus personne ne se souviendra de toi et de ta présence à cette soirée

Bastien fait de son mieux pour se rassurer, il ne peut plus fuir, autant aller au bout de l’imposture, quant à Maxime, aussi splendide et intimidante business girl soit-elle, elle est aussi une jeune femme qui ne semble pas avoir envie de parler ce soir de sa vie professionnelle trépidante ou du chiffre d’affaires de sa société, sinon, elle ne l’aurait pas choisi comme voisin, n’est-ce pas ? 

 

20h40

La lumière revient, et l’on sert les entrées. Bastien tâche de rester souriant et de dissimuler au mieux son malaise. Contre toute attente, il finit par se détendre, au point qu’à l’heure du plat, une légère euphorie l’enrobe, aidée par le fabuleux Meursault dont on remplit son verre pour la seconde (ou troisième ?) fois. Maxime semble de la même humeur, drôle, pétillante, ils se sont déjà découverts plusieurs points communs, et, malgré la présence des autres invités, Bastien se sent déjà complice avec sa voisine de table. S’ils avaient fait leurs études ensemble, ils auraient sans doute été les meilleurs amis du monde. Rêvant tout éveillé, Bastien se demande soudain si cette situation ubuesque n’est pas une caméra cachée ; mais non, il passe une merveilleuse soirée avec une fille superbe, dans un lieu magique. 

Une piste de danse s’est ouverte au milieu des tables sous les lustres de cristal. S’il osait…

« Vous aimez le karaoké ? » s’enquiert-elle soudain, le tirant de ses romantiques songeries.

Elle rougit jusqu’aux oreilles, et s’excuse pour sa bévue. 

Il lui a expliqué un peu plus tôt dans la soirée, que sa surdité n’est pas congénitale. Un accident de scooter à quinze ans, pas de casque, un violent traumatisme crânien et le monde s’est réduit à un silence irréversible. A l’époque, il adorait la musique et jouait même dans un petit groupe avec des copains au lycée comme batteur. Il a tenté de continuer un peu, après, en se concentrant sur le rythme des vibrations, car les sons plus graves résonnent dans ses jambes et les plus aigus, dans sa poitrine et son cou. Et puis, comme beaucoup d’ados, il a laissé tomber une fois le bac passé. Il le regrette aujourd’hui. Cette histoire réalise-t-il, c’est celle de Bastien et non d’Alexandre Dubowski, mais ce dernier ne lui avait pas donné de détails sur son passé, rien n’empêche donc Bastien de raconter le sien à la place. 

« Non, ne soit pas désolée. On peut chanter même malentendant tu sais, tu connais le chant-signe ? » 

Devant ses grands yeux ronds, il poursuit : 

« Tu aimerais apprendre ? C’est simple, et c’est très drôle. » 

Poussé par un vent d’audace, Bastien se lève et vole un stylo sur une table. Puis, il retourne chercher Maxime qui, perplexe, se laisse cependant emmener sur la piste de danse. 

Les premières notes de Cheap Thrillsde Sia vibrent dans les tempes de Bastien. 

« Suis-moi. » disent ses lèvres alors que ses mains se mettent en mouvement, imitant le rythme des percussions. 

Prise au jeu, Maxime se concentre sur les gestes de son coach d’un soir. Elle se trompe, rit, perd le tempo, fronce ses sourcils. Au deuxième refrain, comme par magie, les mots et leurs corps s’harmonisent. Ils ne sont pas aperçus que de nombreux autres danseurs ont rejoint la piste, et signent en chœur avec le couple. Lorsque la musique s’arrête, Bastien est sur un petit nuage. 

Soudain, la douche froide. 

« Quelle heure est-il ? » 

« Je ne sais pas, peut-être 23h00, 23h30 ? Attends je regarde ma…  Alexandre ? Alexandre, où vas-tu ? »

 

23h27

Bastien ne prend pas le temps de s’expliquer et court vers la sortie, sous le regard médusé de Maxime et de plusieurs invités. Quand il arrive, hors d’haleine, sur le parking du Saint-Georges, pas d’Uber à l’horizon, Stef a pris la poudre d’escampette. Sous l’effet de l’adrénaline, Bastien saisit la seule alternative qui lui reste et se précipite vers la première bouche de métro. Ses chaussures lui cisaillent les pieds. Ni une, ni deux, il ôte les mocassins et les prend en main, sautant les marches trois par trois. Le métro s’apprête à quitter la station ! Il pique un sprint et parvient in extremis à se faufiler entre les portes du train. Un mocassin lui échappe et reste sur le quai. A bout de souffle, Bastien s’affale sur un strapontin. Il ne sera jamais à l’heure et il risque de perdre son poste. Ce n’est cependant rien par rapport au gouffre qui vient de se creuser en lui. 

 

   Jeudi 25 octobre. 13h46

« Ils t’ont collé un avertissement ? Pour ça ? » vocifère Lolita.

Bastien repose sur le meuble d’entrée le courrier reçu le matin même. 

« Tu n’as jamais manqué un seul jour de travail et ils menacent de te licencier ? On marche sur la tête dans ce monde ! » 

Bastien n’a pas le cœur d’expliquer à Lolita qu’on ne peut être viré à partir d’un simple courrier de ce genre, mais seulement au bout de trois. De toute façon, il va claquer sa démission dans la foulée. Un sourire triste fend son visage, il est touché qu’elle se sente si concernée par sa situation.  

« Des nouvelles ? » 

Bastien émet un long soupir désabusé. Non, aucune, comment pourrait-il en recevoir ? Maxime est persuadée qu’il est un cadre portant un prénom de tsar, bossant pour elle de surcroît dans sa tour de verre. Même si elle a cherché à le retrouver, ce dont il doute, elle se sera vite rendue compte de la supercherie. De fait, Bastien ne veut pas reprendre contact. Et comment fera t-il d’ailleurs ? Et que lui dira-il ? « Hé, salut, c’était sympa la soirée la semaine dernière, ça te dirait qu’on aille prendre un café un de ces quatre ? Ah et sinon, je m’appelle Bastien en fait et je suis technicien de surface, je bosse en sous-traitance pour ton entreprise, à plus ! ». Ridicule. Il mourra de honte à la seconde près où il croisera son regard. Mieux vaut oublier tout ça… A moins de le garder comme le souvenir d’une soirée magique où il est sans doute tombé sur la femme de sa vie… 

Il n’ose pas dire à Lolita qu’il a une mauvaise nouvelle à lui annoncer. 

« Je vais sans doute déménager. » 

Bastien y a réfléchi toute la semaine. Cette rencontre avec Maxime, c’est comme un déclic. Ce n’est pas la vie qu’il veut, collectionner des petits boulots alors qu’il a bientôt trente ans, vivre sans le sou, et finir vieux célibataire. Il pense rentrer chez lui, enfin, chez ses parents au début, en Normandie, et pourquoi pas ensuite entamer un tour du monde, enseigner le chant-signe. Après tout, aux Etats-Unis, tout spectacle ou concert doit être traduit, et de plus en plus d’artistes recherchent des interprètes pour que les malentendants profitent de la poésie de leur musique.

« Je retourne à Caen le week-end prochain, je n’ai pas grand-chose à ramener, je reviendrais avec une voiture pour le reste. Je paierai évidemment le loyer jusqu’à ce que tu trouves un nouveau locataire. »

Lolita est toute pâle.

" Et je vais racheter une paire de chaussures à Didier, je suis vraiment désolé de l’avoir égarée » ajoute Bastien, comme pour meubler le vide entre eux qui s’est installé."

 Elle pose une main toute maternelle sur la sienne et la serre par intermittences :

« Oh, bah, t’en fais pas va, j’ai déjà prié Saint-Antoine pour ça » 

Elle enchaîne, son regard de souris ayant repris un peu de sa malice : « Saint-Antoine de Padoue, celui qui ramène ce qui est perdu ! On va nous la ramener la godasse, tu verras. » 

Bastien lui rend un sourire complice. Sa formation de scientifique l’empêche de croire à l’invocation des dieux et au pouvoir d’une quelconque force céleste mais la certitude de Lolita le ferait presque douter.

 

 Dimanche 28 octobre. 11h01

Bastien fait une dernière fois le tour de son studio. Il est heureux de tourner la page alors qu’il ferme la porte. Dehors, il pleut à verse. Son gros sac de randonnée sur le dos, il se retourne et… 

Elle est là. Sur le palier. Avec un trench mouillé de pluie et un mocassin rouge à la main.

« C’est à toi je présume ? »

Il reste coi, et pas seulement parce qu’il est sourd. Dans sa tête, mille questions explosent : comment ? Pourquoi ? Et une seule émotion au fond de son cœur : il pourrait exploser en cet instant. Elle est encore plus jolie et craquante avec un imperméable qu’avec sa robe de soirée et son chignon compliqué. 

« Je dois te dire quelque chose, je ne suis pas… » 

Avec douceur, elle lui prend les mains, puis s’empare de ses lèvres. Elle sent la fève tonka et le jasmin. Enivré, Bastien saisit sa taille puis place une distance respectueuse entre eux. 

Elle pose sur lui un regard de chipie. 

« Je dois t’expliquer… » 

- Que tu t’appelles en réalité Bastien, que tu es technicien d’entretien pour une boite que la mienne sous-traite ? Que tu vis dans un petit studio depuis deux ans parce que tu pensais qu’ici tu arriverais à trouver un job en lien avec ta thèse en biochimie ? T’as vu, j’suis super bien informée… Je donne des infos ultra confidentielles au KGB parfois, alors ils me dépannent quelques tuyaux quand j’ai besoin. » 

Devant l’air ahuri de Bastien, elle éclate de rire. 

« Mais non andouille, je viens de prendre un thé avec ta logeuse. Adorable d’ailleurs, elle m’a raconté toute ta vie. » 

Bastien sourit en lui-même, sacrée Lolita. Il l’imagine l’œil collé au judas en ce moment pour ne rien perdre de la scène qui se déroule sur son palier. 

« Et puis de toute façon j’ai tout de suite su que tu n’étais pas cet Alexandre Dubowski. Je ne m’occupe pas des ressources humaines, mais tous les CV des nouvelles recrues passent sur mon bureau. J’ai une excellente mémoire, je n’oublie jamais un visage. Or, je n’ai jamais entendu ce nom ou vu qui que ce soit qui porte ce patronyme chez MR Pharma, par contre celui de Bastien Leroux me disait quelque chose. »

Bastien la fixe avec des yeux de poisson-lune. Dubowski n’existe pas ? Mais alors, qui était ce type dans l’open-space ? Et pourquoi lui a-t-il proposé un tel plan ? Maxime avait eu son CV entre les mains ? Rien n’a de sens dans cette histoire !  

Il parvient toutefois à aligner ses pensées : 

« Tu savais que j’étais un imposteur et tu m’as proposé d’être ton voisin de table, en plein diner de gala ? Et comment tu m’as retrouvé ? 

- Quel meilleur moyen de t’avoir à l’œil, et je suis plutôt joueuse, je voulais voir si tu avais du cran.  Un seul truc m’échappe par contre… Comment as-tu fait pour passer l’entrée ? » 

Bastien hausse les épaules, l’agent d’accueil a trouvé son nom sur la liste des invités. Soudain, il se souvient du visage de l’agent, sans ses lunettes… Ce pourrait bien être, mais non, c’est impossible… Le type de l’étage 57 ! Il était si angoissé à ce moment-là, il peut ne pas l’avoir reconnu. Contrairement à Maxime, il n’est pas de nature physionomiste, mais tout de même ! Difficile d’expliquer tout ça sans passer pour un fou. Bastien préfère éluder : 

« Je suis passé par une autre porte »

Le sourcil droit de la jeune femme se relève. Sceptique la demoiselle. Bastien n’a aucune chance de la convaincre avec une explication pareille. Elle a cependant l’indulgence de ne pas chercher à en savoir plus. 

« Quant à savoir comment je t’ai retrouvé… On va dire que j’ai eu de la chance. Après ton départ précipité, je t’ai suivi, enfin, j’ai essayé, mais avec des escarpins de douze centimètres, comment dire, j’ai vite abandonné, j’ai juste eu le temps de te voir filer vers la bouche de métro. C’est comme ça que j’ai retrouvé ta chaussure sur le quai du 14. A ce sujet d’ailleurs, ajoute-t-elle en plantant le mocassin sous son nez, faudra qu’on parle mode tous les deux parce que là… Rouge ? Vraiment ? Enfin bref, j’ai ensuite posté une annonce sur plusieurs sites genre objets trouvés, réseaux sociaux, petites annonces, sans trop y croire. Tu ne m’as laissé ni téléphone, ni adresse, je n’avais pas d’autre choix ! Et je voulais vraiment revoir ce garçon mystère sur lequel j’avais complètementcraqué. Contre toute attente, j’ai reçu une réponse, c’était Lolita, on s’est donné rendez-vous et… Tu connais la suite. Bon, on va boire un verre ? »

Les doigts de sa main droite joints, Bastien touche sa bouche puis bascule sa paume vers Maxime. 

"Merci."

Deuxième lever de sourcils. 

" Je m’attendais plutôt à une réponse d’un autre style mais bon… 

- Non, mais je veux dire, tu sais cette soirée, ça a vraiment changé quelque chose en moi. Tu vois, j’ai compris plein de trucs, que je n’étais pas à ma place, ça te doit te sembler niais ce que je te dis là mais je t’assure, tu as changé ma vie.

- J’ai comme la désagréable impression que tu es en train de m’annoncer que tu me trouves très sympa mais que…

- Non, non, je te trouve à mon goût, plus que ça même, ça me fait comme dans les films, c’est comme si je te connaissais depuis toujours, tu es sublime, drôle, intelligente et cultivée. Tu es presque trop parfaite ! 

- Oui, c’est toujours l’effet que je fais… ironise-t-elle, l’air amusé.

- Je ne plaisante pas tu sais. Seulement… 

- Ah, voilà le moment où que tu vas dire un truc nul. 

- Seulement, répète-t-il, aujourd’hui je n’ai rien à t’offrir, et ce n’est pas ce que je veux pour celle avec qui je veux partager ma vie, ou un bout de chemin d’ailleurs, ça me va aussi, mais je crois que j’ai besoin de me réaliser, de mettre en œuvre l’audace dont j’ai été capable quand je t’ai rencontré, quand nous avons dansé ensemble, j’ai rarement été aussi heureux qu’à ce moment-là. Et je veux vivre ça tous les jours. Du coup, je ne suis pas sûr de vouloir commencer une histoire avec toi maintenant.

- Je ne sais pas si j’ai envie de m’arrêter à « celle avec qui je veux partager ma vie » ou « je ne suis pas sûr de vouloir commencer une histoire avec toi ». Bon, un peu de sérieux. Tu sais, si j’ai cherché à te revoir, c’est pour ce que tu es, et pas pour ce que tu pourrais m’apporter. Maintenant, si tu souhaites te lancer dans des projets qui tiennent à cœur, je ne vais pas chercher à te convaincre de les abandonner pour moi. Après, si je peux avoir une petite place dans tout ça… ça me va. 

Bastien l’attire soudain à lui, et l’embrasse avec ferveur. A la fin de leur étreinte, les joues de Maxime ont rosi: « Eh bien, il faut te suivre toi ! » 

Bastien replace une longue mèche blonde derrière l’oreille de sa princesse. 

« Je vais être en retard pour mon train, tu m’accompagnes ? La gare est à dix minutes de là. » 

Quand ils sortent main dans la main dans la rue. Lolita passe la tête par la fenêtre de sa cuisine, et murmure pour elle-même : 

« Je l’avais bien dit, Saint-Antoine, il fait des miracles. » 

De l’autre côté du trottoir, un homme, mains dans les poches, suit des yeux le couple. Lunettes baissées sur le nez. 

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