C’est drôle le chemin qu’un seul pas peut vous faire parcourir.
Le toit. Le vide.
La vie. Le néant.
La souffrance. Le soulagement.
Un attroupement commençait à se former en bas du bâtiment au crépi rose incrusté de gravillons grossiers. Moche. Moche, comme une allégorie de l’existence. Immobile, j’attendais patiemment. Un maximum de personnes devaient assister au spectacle.
Au loin, une sirène de police ou peut-être de pompier se rapprochait.
— Salut, Ela.
La surprise me fit vaciller. Un instant, je perdis l’équilibre. Une clameur monta du sol, quatre étages plus bas. Incapable de garder les pieds joints, je fus obligée de faire le fameux pas. À la différence qu’il se dirigea vers l’arrière, pas le vide. Sans prendre le temps de me retourner, je me hissai de nouveau sur le bord.
— Vous ne me ferez pas changer d’avis ! hurlai-je à ma mystérieuse et inattendue compagnie.
Par où était-elle arrivée ? J’avais pourtant pris soin de bloquer la porte d’accès avec une barre de métal.
— Ah oui ? me répondit une voix dénuée d’empathie.
Pas de doute, c’était une de mes harceleuses venues m’achever. Je tournai la tête un court instant sans reconnaître cette fille blonde en robe à dentelle blanche. Elle avait mon âge, mais je ne me souvenais pas l’avoir déjà vue dans le collège.
— Je suis sérieuse et tu sais que je ne mens jamais ! Si je dis que je vais le faire, c’est que je vais le faire ! menaçai-je pour la maintenir à distance.
— Je sais. C’est pour cette raison précise que je suis là.
— Tu ne pourras rien faire. Personne sur cette Terre n’est en mesure de me faire changer d’avis.
— Et sous cette terre ?
— Quoi ?
— Laisse tomber. Je plaisante.
Avant de réaliser mon plan, j’avais envisagé qu’on tente de me persuader de tout arrêter. J’avais imaginé les poncifs qu’on me sortirait : « la vie est belle », « on va s’occuper de tes harceleurs, ils ne valent pas la peine que tu fasses ça. » ; la culpabilisation : « tu vas briser la vie des gens qui t’aiment » ; même la psychologie inversée : « si tu sautes, ce sont tes harceleurs qui gagnent ». Je pensais être préparée, avoir tout anticipé. Pourtant, le ton désinvolte de cette fille me perturbait.
— Tu comptes obtenir quoi en sautant ? relança-t-elle.
— Mourir.
— D’accord. Ça risque de fonctionner, en effet… Qui souhaites-tu punir ?
— Personne ! Je veux juste que tout s’arrête.
— Alors, pourquoi fais-tu ça en public ?
Prise au dépourvu par ses questions sans queue ni tête, je répondis ce qui me vint :
— Je veux qu’ils galèrent à nettoyer.
— Tu veux les éclabousser ? Bonne idée ! gloussa-t-elle. J’aime ce genre de blague.
— Ce n’est pas une blague !
Je risquai un œil dans sa direction pour surprendre le sourire que j’imaginais sur son visage, mais ne l’y trouvai pas.
— Donc tu souhaites les punir, en gros.
Qui était-elle et que me voulait-elle ? Avant son arrivée, j’étais sereine, j’avais accepté mon destin. Maintenant, mes jambes flageolaient au bord du gouffre, mes pensées tournaient en boucle infinie.
— Qui es-tu et pourquoi es-tu là ? lançai-je.
— Ah ! On y est. Enfin. Je m’appelle Angy et je viens te proposer de faire quelque chose d’utile à la place de ce truc stupide.
— Sauf que je ne désire rien faire d’utile. Je veux partir.
Les cailloux drainants qui couvraient le toit trahirent son approche.
— N’avance pas ou je saute !
À peine avais-je prononcé ces paroles que déjà des mains saisissaient mes chevilles. Comment avait-elle pu parcourir une telle distance en une fraction de seconde ?
— Saute !
Sans autre avertissement, elle tira sur mes jambes et je basculai en avant. Je n’avais pas souhaité que ça se passe comme ça. Cette inconnue avait tout gâché. Par sa faute, ma vie aurait été un échec jusqu’au bout.
Un cri puis le silence. En bas, l’assistance médusée m’observait. Presque tout le collège était maintenant rassemblé au pied du bâtiment principal. Suspendue au-dessus du vide, je semblais flotter. Au mépris des possibilités humaines, Angy m’empêchait de chuter en me retenant uniquement par les tibias.
— Tu commences à m’énerver. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Je vais donc te faire une proposition claire et précise. Soit tu décides de continuer ton délire d’adolescente martyrisée et tu meurs pour rien. Soit tu m’écoutes.
Cinq minutes auparavant, j’aurais fait le grand saut sans hésitation. En cet instant, penchés au-dessus de la mort, mes neurones ouvraient grand les vannes de l’instinct de survie. Cependant, l’infime reste de fierté qui m’habitait m’empêcha de flancher.
— Lâche-moi !
— Très bien, répondit-elle laconiquement.
Je fermai les yeux et avalai ma dernière bouffée d’air.
Un balancement. La sensation de plonger dans le vide.
Le contact avec le sol se fit plus tôt qu’attendu. Mes lunettes giclèrent et ma joue droite frotta contre des petits cailloux sans arrêtes vives. Je n’étais pas morte. Il me semblait même être en un seul morceau. Je rouvris les paupières. Un visage adorable tout en rondeurs rassurantes se trouvait face à moi.
— Allez, tu ne me déplais pas tant que ça, au final. Tu es bien moins pleurnicheuse que d’autres.
Recouvrant mes esprits, je parvins à m’asseoir malgré les pics de douleur dans mes côtes. Au lieu du grand saut, Angy m’avait envoyé voltiger sur le toit. Mon épaule droite ne répondait plus et ma nuque tirait ma tête sur le côté. La souffrance physique venait s’ajouter à la détresse mentale d’une manière inacceptable. Je me redressai en serrant les dents.
— Qu’est-ce que je t’ai fait ? Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? aboyai-je.
— Si ça ne tenait qu’à moi… Ma patronne t’a identifiée comme une bonne candidate pour recevoir le pouvoir.
— Mais je m’en fiche de ta patronne, de son pouvoir et surtout de toi !
— Un peu comme tes persécuteurs de ton suicide. Moi, si j’étais eux, ça me ferait bien rire. Tu crois qu’ils vont s’en vouloir ? Tu crois qu’ils vont faire de la prison ? Non, ils vont se faire gronder une bonne fois, puis ils iront fêter ta mort dans une orgie d’alcool.
— Mais je m’en fiche, je te dis. Ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent.
— Et c’est ce qu’ils font. Mais ça peut changer.
Changer ?
À ce moment, les yeux d’Angy aimantèrent les miens, me laissant impuissante. Une lueur écarlate passa dans leur iris et une douleur subite contracta mon cerveau comme s’il essayait de se défendre contre un mal indicible. Des images subliminales y superposaient leurs rémanences furtives en un patchwork macabre.
— Est-ce que ça te semble plus clair ? me demanda-t-elle d’un ton entendu.
Sans que je m’en rende compte, mes jambes m’avaient laissée tomber. À genoux sur le sol, je tentai de reprendre mon souffle.
— Si tu acceptes le contrat que te propose ma patronne, tu recevras un pouvoir qui te permettra de te venger et de dominer les autres. Si tu refuses, je te jetterai moi-même du haut de ce toit.
Qui pouvait bien être cette fille ? Une force surhumaine, des pouvoirs venus d’on ne sait où… Je nageais en plein délire. Submergée par un monde chimérique, je n’étais plus sûre que d’une chose : je n’avais aucun doute sur sa capacité à mettre ses menaces en application.
— En quoi ce contrat consiste-t-il ? bredouillai-je.
— J’aimerais bien tailler une bavette avec toi, crois-moi, mais je n’ai pas trop le temps, en fait.
Angy pencha la tête en arrière et sa trachée s’épaissit soudain. Elle plongea la main dans sa bouche, décrocha sa mâchoire dans un ignoble bruit d’os qui éclate et en retira un rouleau. Sans montrer la moindre once de douleur, comme si ce qu’elle venait de faire était normal, elle remit en place sa gueule écartelée et me tendit l’objet. Je ne répondis par à son geste.
— Toutes les clauses sont dans ce document, si ça t’intéresse. C’est un brin long, alors je veux bien te laisser jusqu’à demain pour le lire.
Ma détermination avait disparu. Je me sentais vide, dénuée de toute résilience.
— Je n’ai pas besoin de lire. Je souhaite juste savoir ce que ça va me coûter.
— C’est bien la nouvelle génération, ça. Enfin… Pour faire simple, ça te coûtera ton âme.
Mon âme… Le prix paraissait élevé, mais je n’avais plus la force d’en finir et encore moins d’affronter ma vie d’avant dans les mêmes conditions.
— Très bien. Dois-je signer de mon sang, t’embrasser ou quelque chose du genre pour sceller le pacte ?
— Tu es mignonne et tu regardes trop de séries.
Elle sourit et s’approcha de moi.
— Si j’ai le choix, je préférerais jurer. Comme je te l’ai dit, je ne mens jam…
— Ton simple désir suffit à signer le contrat, me coupa-t-elle.
Arrivée près de moi, elle saisit mon menton.
— Et puis, tu n’es pas mon style. Trop pure.
*
Je me souviens encore du clin d’œil qu’elle m’a fait juste avant de disparaître.
Tout cela s’est passé il y a treize ans au jour près. Pour la première fois depuis notre rencontre, Angy est de retour. J’ai vingt-sept ans et j’attends ce moment depuis si longtemps que j’ai peine à croire qu’elle se trouve devant moi en cet instant.
Après toutes ces prières sans réponse, je vais enfin pouvoir lui demander de me rendre mon âme.
*
Vivre sans âme est une chose affreuse. Cela vous transforme. Au départ, pourtant, on ne s’en rend pas compte. On mange, on pense, on rêve même, comme avant. En vérité, on ne note pas la moindre différence.
D’ailleurs, vu que j’avais oublié de demander en quoi consistait ce fameux pouvoir, on peut dire qu’il en est de même des pouvoirs extraordinaires. À tel point que j’ai d’abord cru que le pacte n’avait pas fonctionné. Peut-être mon désir n’avait-il pas été assez fort, me disais-je.
La première fois où j’en observai les effets avec certitude, ce fut sur ma seule et donc meilleure amie, Julie.
Avec le recul, j’avais bien eu des indices avant. Quand je demandais à mes parents de me laisser tranquille, ils me laissaient tranquille. Quand je leur donnais mon opinion sur un sujet, ils m’écoutaient vraiment. À ce moment-là, j’avais mis leur attitude sur le compte de mon retentissant suicide avorté. En réalité, j’assistais probablement aux prémices de mes facultés.
Donc, nous faisions une soirée pyjama toutes les deux quand une horrible araignée vint nous déranger. Vu sa taille, ce devait être une mygale. Ou pas loin, en tout cas.
Malheureusement, Julie était la seule personne au monde à exécrer les araignées plus que moi.
— Écrase-là ! m’implora-t-elle.
— Non, j’ai trop peur ! Et puis, je n’aime pas les écraser. Il faudrait la mettre sur un papier et la jeter par la fenêtre.
— Non, non, elle va nous sauter dessus ! J’ai entendu dire que ça pouvait bondir à trois mètres. Écrase là, je te dis.
— Pas question ! Fais-le toi-même ! m’énervai-je.
Je savais pertinemment que jamais elle n’oserait s’approcher plus près de la bête. Je voulais juste lui rejeter la responsabilité de nous en débarrasser. Pourtant, l’impossible se produisit : Julie se leva du lit, s’avança jusqu’à positionner son pied nu au-dessus du monstre. Alors, sans hésitation, elle l’écrasa sur le sol et mit fin à la vie de l’intruse.
Je restai interdite un moment. Julie avait touché une araignée, une araignée particulièrement affreuse. Encore sous le coup du stress, je me penchai prudemment pour contempler le cadavre informe.
— Jette-là dehors, lui demandai-je, dégoûtée.
Une fois de plus, Julie s’exécuta. Sous mes yeux stupéfaits, elle ramassa l’immonde corps pattu avant de se diriger vers la fenêtre.
— Attends !
Elle stoppa son élan et me fixa d’un regard absent.
— Est-ce que tu peux manger l’araignée, s’il te plaît ?
Visiblement tiraillée par des forces antagonistes, Julie fronça les sourcils.
— Non, répondit-elle dans un rictus.
— Mange l’araignée, lui intimai-je.
Ainsi disparut Mygalia.
Faire ingurgiter une araignée à sa meilleure amie, arachnophobe devant l’Éternel, aurait dû m’inspirer une vilaine culpabilité. Au contraire, j’avais joui de mon contrôle sur ses mouvements, sur ses décisions. À ce moment, j’en étais sûre : mon âme m’avait bel et bien quittée.
*
J’ai la curieuse impression, qu’en l’espace de treize ans, Angy n’a pas bougé. Elle a vieilli, pas de doute. Cependant, elle a étrangement conservé ses airs juvéniles.
— Alors, quoi de neuf depuis tout ce temps ? me demande-t-elle. Tu as bien profité de ton pouvoir ?
— Oui, mais tu aurais pu m’avertir de ce à quoi je m’engageais.
— Je crois me rappeler que c’est toi qui n’as pas voulu lire le contrat, réplique-t-elle avec une moue de dédain.
Prise en flagrant souvenir, je me racle la gorge.
— Tu aurais au moins pu répondre à mes prières.
— Est-ce que j’ai une tête à répondre à des prières ?
Oui, elle l’a. En tout point.
Son regard incisif me jauge et m’incite à ne pas y aller par quatre chemins :
— Je désire rendre mes pouvoirs et récupérer mon âme.
L’incompréhension traverse ses traits, puis son visage s’illumine d’une étrange excitation.
— Ah oui ? Veux-tu bien m’expliquer ça ?
*
Juste après l’histoire de l’araignée, je réfléchis un moment. Je ne faisais qu’entrevoir le potentiel de mon pouvoir, mais je me rendais déjà compte de sa dangerosité. D’autant qu’aucun garde-fou ne m’empêchait d’en abuser. Je pris alors la décision de ne m’en servir qu’en dernier recours.
Cependant, le jour de reprendre les cours arriva. Mes tortionnaires avaient écopé d’une exclusion temporaire d’une semaine chacun et avaient réinvesti le collège depuis un petit moment déjà. Comme les choses sont souvent bien faites dans les écoles publiques, ils n’avaient pas été changés de classe et c’est avec une angoisse décuplée que je retrouvai mes camarades au grand complet.
Par bonheur, je n’entrevis aucun sourire narquois en pénétrant dans la salle de mathématique. Mes bourreaux n’osèrent même pas un regard. À ma grande surprise, ils semblaient tous faire profil bas.
Cela se confirma les jours suivants. Personne ne m’accordait la moindre attention, comme si j’étais devenue invisible. À tel point que je me demandais si se rendre imperceptible aux yeux indésirables n’était pas un autre aspect de mon pouvoir.
Cependant, Tom infirma mon impression :
— Salut, Ela.
Mon cœur se mit à battre la chamade. Tout allait recommencer. Le fragile équilibre que j’avais réussi à me fabriquer vacillait.
— Qu’est-ce que tu veux, Tom ? lui répondis-je d’un ton agressif.
— Je voulais juste m’excuser.
Quoi ?
— Quoi ?
— J’ai été très con avec toi, alors je voulais m’excuser.
— OK.
Ce fut le seul mot qui parvint à s’extraire de l’imbroglio de mes pensées.
— Allez, à plus ! ajouta-t-il avant de me laisser clouée sur place.
Une personne avec une âme aurait été soulagée, voire reconnaissante. Mais ce n’est pas ce que je ressentis. J’avais eu peur, si peur. Un vieux relent d’une émotion intolérable qui paralyse, étouffe l’esprit. Je ne voulais plus jamais subir cela.
Le lendemain, prenant mon courage à deux mains, je décidai d’aller voir Candice.
Candice, celle par qui tout avait commencé. Celle qui m’avait rejetée, exclue des autres. Pourquoi ? Parce que j’aimais lire à la récréation ? Parce que je détestais la vulgarité ? Parce que j’utilisais des mots qu’elle ne comprenait pas ? Parce que je disais toujours la vérité, même si cela pouvait blesser ? J’avais retourné les raisons de sa haine mille fois dans ma tête. Était-il possible d’abhorrer quelqu’un juste parce qu’il ne s’habille pas à la dernière mode et n’a pas les moyens de s’offrir une vingtaine de rouge à lèvres ?
Profitant du fait qu’elle s’était isolée de son groupe de moutons pour consulter son téléphone, je l’interpellai :
— Hey, Candice !
Elle leva les yeux de l’écran et me dévisagea, l’air peu aimable.
— Tu veux quoi ?
Son ton irascible faillit me faire renoncer. Je commençais à douter de tout. Et si je m’étais fourvoyée en observant l’effet de mon pouvoir sur Julie ? Avais-je même seulement vécu cet instant avec Angy sur le toit ? Ce délire était-il le fruit d’une maladie mentale que je n’arrivais pas à percevoir ?
De nouveau ce sentiment insupportable. Une peur qui dépasse toutes les autres. Plus jamais.
— Défèque dans ta culotte et étale l’étron sur tes jambes, tout de suite.
Je revois ce moment mémorable où Candice traversa la cour en pleurnichant, ses paumes pleines d’excréments tournées vers le ciel. Pour la première fois de sa vie, elle vécut les regards sentencieux, les sourires amusés qui dévorent l’ego et ne pardonnent jamais.
Tous mes harceleurs subirent le même châtiment avec des variations qui dépendirent de ma fantaisie. Tous sauf Tom. Parce qu’il s’était excusé. Parce qu’il n’était pas comme les autres.
En sachant ce qu’il s’est passé par la suite, il aurait peut-être mieux valu pour lui que je ne fasse pas cette distinction.
*
Angy me détaille avec avidité. Elle semble attendre mes explications comme s’il s’agissait d’un merveilleux dessert.
— J’ai bien réfléchi et je préfère ne pas avoir de pouvoir que ne pas avoir d’âme. Je fais des choses horribles et je m’en rends compte. Je m’en rends compte, mais j’y prends du plaisir. J’ai envie, j’ai besoin de ressentir à nouveau de la culpabilité et tous les autres sentiments que j’ai perdus avec mon âme. Sans eux, je ne suis plus vraiment moi. Est-ce que tu comprends ?
Angy rit en m’attrapant par les épaules.
— Si j’avais su ! s’exclame-t-elle. En fait, tu n’es pas du tout la fille pure que j’avais imaginée.
— Je ne le suis plus.
À ma grande surprise, elle dépose soudain un baiser sur mes lèvres. Par réflexe, je recule. Elle me fixe.
— Pourtant, tu as toujours le même regard que la première fois, dit-elle en faisant mine d’être déçue.
Je m’essuie la bouche d’un revers de bras.
— Alors, est-ce que tu vas me rendre mon âme ?
— Je ne peux pas.
— Je m’en doutais : tu n’es qu’un sbire. Je veux parler à ta patronne.
— Elle ne pourra pas non plus.
— Et pourquoi ? Si elle peut me la prendre, elle peut bien me la rendre !
— Ce n’est pas le problème.
— C’est quoi le problème, alors ? m’énervé-je.
Je ne peux me résoudre à entendre un refus après le temps que j’ai attendu et les espoirs que j’ai conçu.
— Le problème c’est que tu as toujours ton âme.
*
Après ma légitime vengeance sur mes persécuteurs, je renonçai à contrôler mes instincts. À quoi bon lutter sans arme de toute façon ?
Afin de tester le champ d’application de mes nouvelles capacités, je décidai alors de revenir sur les réseaux sociaux. Cela s’avéra rentable au-delà de mes espérances. Même si la distance affaiblissait l’effet persuasif, il me fut assez simple, pour commencer, de former une petite communauté soumise d’individus qui ne demandaient qu’à l’être.
Je me rendis vite compte que, chaque fois que je me servais de mon pouvoir, il s’amplifiait. Plus je requérais une faveur importante à un nombre élevé de personnes, plus je gagnais en puissance et plus je pouvais leur en demander. Peu à peu, même les esprits forts s’effondraient face à ma volonté.
En moins de deux ans, je devins ainsi l’influenceuse la plus suivie chez les moins de vingt ans. La plupart des filles de mon âge auraient tout donné pour être à ma place, décrocher le Graal de la célébrité. Mais cela ne me satisfaisait pas. Je savais que je ne devais ma condition qu’à mon pouvoir et nullement à ma personne. J’obtenais tout ce que je voulais sur un simple ordre. C’était pratique, mais parfaitement frustrant. Parfois, ça me rendait folle au point de m’arracher la peau avec les ongles.
Heureusement, une chose me permettait de tenir. Une chose pour laquelle je m’interdisais de recourir à mon pouvoir : Tom. Je voulais qu’il me revienne de son libre choix. Il était tout ce que je désirais.
Julie et moi passions de plus en plus de temps avec lui. Chaque jour, nous nous rapprochions. Il avait souvent des attentions mignonnes pour nous deux. J’allais lui avouer mes sentiments quand je le surpris à embrasser ma meilleure amie.
Le rejet fit poindre une insécurité depuis longtemps oubliée. Le soir même, sous le coup d’une colère incontrôlable, je suggérai à Julie :
— Tu vas lui faire une fellation et tu lui croqueras le chibre.
Je n’avais pas anticipé ce qui se produirait ensuite. D’après les déclarations de Tom, lors de son procès, Julie lui aurait tranché le sexe avec ses dents. Sous le coup de la douleur et de la surprise, il l’aurait violemment repoussée pour se défendre. Elle se serait alors cogné l’arrière du crâne en basculant. C’est ce qui aurait provoqué son coma suivi de son décès une semaine plus tard.
De nombreux témoins qui la connaissaient bien affirmèrent que ce n’était pas le genre de fille à faire ce genre de chose, qu’elle était même encore pucelle. Et ils avaient raison. Tant et si bien que Tom fut accusé de viol et homicide involontaire.
C’était la première fois qu’une de mes interventions occasionnait la mort de quelqu’un. Au fond de moi, je savais que c’était mal. Pourtant, je ne ressentais rien qu’un horrible soulagement. En vérité, Julie l’avait bien mérité. Elle savait que j’en pinçais pour Tom. Enfin, même si je ne lui en avais pas parlé, une meilleure amie se serait forcément aperçue de ce genre de chose, non ? Au pire, si elle me l’avait demandé, je lui aurais dit la vérité, vu que je suis incapable de faire l’inverse. Elle ne pouvait donc s’en prendre qu’à elle-même.
*
Angy se trompe forcément.
— Je t’assure que ce n’est pas possible ! Jamais je n’aurais fait toutes ces choses si j’avais eu mon âme !
Angy s’approche de moi et ses bras, vifs comme l’éclair, me saisissent pour bloquer le mouvement de recul que j’esquisse. De nouveau, ses yeux accrochent les miens. De nouveau, je vois ces images atroces. Cette fois-ci cependant, je ne flanche pas.
— Houlà ! Oui, tu as fait de vilaines choses.
Je tente de me dégager d’un geste brusque. Elle me relâche.
— Tu m’avais dit que je devais payer mon pouvoir avec mon âme ! C’était un mensonge ?
— Non, je suis comme toi : je ne mens jamais, rétorque-t-elle sans ciller.
— Je ne comprends plus rien, alors.
— À vrai dire, il n’est pas possible de survivre sans âme. On ne fait donc payer qu’après usage. D’ailleurs, c’est la raison de ma présence ici, aujourd’hui. Je suis venue recouvrer ta dette.
*
La trahison de Tom m’avait enlevé ma seule chance de trouver le bonheur. Ce fichu bonheur… Sans âme, peut-être était-il impossible de l’atteindre ? J’aurais dû lire les petites lignes du contrat. Quoi qu’il en soit, si je ne pouvais l’obtenir, je ferais comme les autres moutons : je me contenterais de fausses satisfactions maintes fois répétées.
À partir de ce moment-là, je ne cherchai plus à entraver mes instincts et mes pulsions. Cependant, je réservais mes châtiments aux personnes néfastes. Vu que je ne sortais plus guère de chez moi, cela se résumait aux haters et autres trolls des réseaux sociaux qui s’approchaient un peu trop de mon profil.
Ainsi, je débarrassais le monde de ces parasites, harceleurs en série. En général, par manque de temps pour personnaliser leur dernière non-volonté, ils finissaient simplement au bout d’une corde. Cependant, je réservais un sort tout particulier aux cas lourds. Comme avec ce Anto69 qui m’avait traitée de grosse et était décédé deux années plus tard à un peu plus de trois cents kilos. Une charmante ironie qui soignait bien des blessures.
Éradiquer les immondices de la société n’était pas le seul intérêt. Chaque mort me rendait plus forte. Chaque mort me rendait plus populaire. Et tout cela sans que personne ne semble se rendre compte de l’influence anormale que j’exerçais. Pas plus les cibles que les observateurs.
*
Angy attend ma réaction. Mais je n’en ai pas. Je suis une stèle posée au bord d’une falaise sur le point de s’effondrer sous l’assaut des vagues.
— Ça veut dire que je vais mourir ?
— Techniquement, oui.
— Et que va devenir mon âme ?
— Tu sais, c’est vraiment mieux de garder la surprise. Puis, je n’ai pas toute la journée. Si tu crois être la seule que je doive moissonner…
— Et si je refuse ?
La démone me scrute avec férocité.
— Peut-être que si tu me supplies, je peux y réfléchir.
Elle joue avec moi. Je suis sa proie.
— Quelque chose me dit que ça ne servira à rien.
Elle fait une moue déçue.
— Tu n’es pas aussi naïve que les autres. C’est bien. Au moins, tu garderas ta dignité.
— Je peux te demander quelque chose, Angy ?
— Tout ce que tu veux, Ela, mais dépêche-toi.
— Mets fin à ton existence, quelle qu’elle soit, et ne reviens plus jamais m’ennuyer.
À ces paroles, elle ouvre la bouche pour faire apparaître une seconde rangée de dents carnassières.
— Tu es devenue puissante, ma petite. Bien plus que ce que j’avais imaginé en te rencontrant la première fois. Tu as profité de ton pouvoir comme il se doit. Mais tu es très loin d’être assez forte pour me soumettre.
C’est donc de cette manière que les choses vont s’achever. Un saut vertigineux de treize années dans le vide. Et le sol, qui n’est plus qu’à quelques secondes.
— Finissons-en ! grogne sa voix démentielle.
J’aurais juste souhaité choisir ma mort. Réussir au moins cette partie de ma vie.
— Attends !
— Quoi, encore ?
— Ai-je le droit à une dernière volonté ? J’aimerais dire adieu à mes followers.
La démone referme sa gueule et la tension retombe.
— Que vas-tu leur dire ? Je suis curieuse.
Déjà, j’ai sorti mon téléphone et pianote quelques mots lapidaires.
— C’est vraiment mieux de garder la surprise.
— Je déteste les surprises, se lamente-t-elle.
Mon doigt appuie sur le bouton d’envoi, mais je fais semblant d’écrire pour gagner de précieuses secondes. Quand la mort se profile, quelques secondes, c’est à la fois rien et tout.
— Montre-moi !
Les réponses à mon message affluent à une telle vitesse que l’application peine à les afficher.
— Attends, c’est presque bon.
D’un coup, tout se fige et une erreur apparaît. Le serveur a dû crasher.
— Tu joues la montre, je le vois bien. Ça suffit !
Visiblement prête à en terminer, Angy rouvre la bouche et fait un pas dans ma direction.
— Stop ! hurlé-je.
Elle arrête net son mouvement.
— Quoi ? Qu’as-tu fait ?
Je reprends mon message et lui plante mon téléphone sous le nez. Ses yeux s’écarquillent d’horreur. Elle est encore plus belle comme cela.
— Tu as dit que tu voulais faire tes adieux. Je croyais que tu ne mentais jamais !
Mon cœur bat comme jamais il n’a battu. L’excitation est à son comble !
— Si tu lis mieux, tu pourras constater que c’est ce que j’ai fait. Maintenant, je vais te le redemander : Angy, mets fin à ton existence.
Aussitôt, je la vois rentrer ses griffes dans sa peau. J’entends les os se disloquer sous la charge. D’une fontaine écarlate, jaillissent alors des cœurs coulants. Un dernier et l’hémorragie s’arrête. Elle tombe.
Je reste figée, là, un instant, en extase. Une grande partie de mes followers sont morts pour me sauver. Je ne leur en suis pas reconnaissante. À de rares exceptions près, ils ne l’ont pas fait de leur plein gré.
Pour la première fois de ma vie, je ne suis plus une petite fille apeurée. Je me sens forte, je me sens libre. Invincible ! Serait-ce cela, le bonheur ?
Une nouvelle un poil déprimante mais bien écrite. J'ai trouvé que le rythme sur deux temps fonctionnait parfaitement, le personnage d'Angy m'a paru assez crédible sur un format si court.
Le message est clair. Je préfère croire que la personnalité et l'expérience de la vie ne nous feraient pas prendre à tous le chemin d'Ela au contact d'un tel pouvoir, bien que j'ai moi-même quelques doutes. On a tous des causes à défendre et des personnes dont, selon nous, le monde se passerait bien.
Merci pour ton petit commentaire sur ma nouvelle et désolé pour la déprime ! ^^'
Habituellement, ce n'est vraiment pas mon style de personnage. Je me suis un peu laissé porté par la thématique de l'AT (Monstresse) pour lequel le texte a été écrit.
Ela est juste une jeune fille prête à faire payer au reste de l'humanité la souffrance qu'on lui a fait subir. C'est aussi sa façon d'enfin s'accepter, elle-même. Ça manque probablement un peu de nuance, j'en suis conscient.
Si tu as une nouvelle ou un chapitre de roman sur lequel tu souhaiterais un œil extérieur (en mode beta lecture), n'hésite pas à me dire : j'ai un peu de temps en ce moment.
Encore merci de m'avoir lu ! :)
En effet, le thème colle très bien à l'AT ^^ Je pense qu'une adolescente était un bon choix, après tout c'est un âge où le harcèlement peut être particulièrement monnaie courante, avec des individus vulnérables qui se cherchent encore, donc sur une nouvelle très courte c'est un moment de la vie plutôt crédible pour "créer un monstre".
De mon côté, je suis plus romancière que nouvelliste, je n'ai qu'une seule histoire sur PA. Si le thème te plaît, je serais très heureuse de connaître ton ressenti, mais ne te sens obligé de rien, les goûts et les couleurs ^^ (surtout que le texte n'est pas en BL, je le considère finalisé.)