Innocent

Par Sabi

Commissariat de police de Coui**
Section : disparitions et enlèvements d’enfants
Extrait du témoignage d’Henri Maleserbes tiré du dossier judiciaire B731-7568-D



J'ai trouvé un bébé dans une poubelle. C'était une poubelle bien ordinaire, verte, normalement réservée aux sacs poubelle remplis à craquer d'ordures ménagères. Il faut croire que le bébé avait été classé dans cette catégorie. [...]

Je marchais tranquillement dans la rue, sans me presser, histoire de prendre l'air. Je m'amusais à shooter dans les petits cailloux qui parsemaient par endroit le trottoir défoncé de ma petite ville de cambrousse. Je n'avais pas grand chose de mieux à faire. J'étais en panne d'inspiration pour écrire mon roman. Ayant vu le beau temps dehors, j'avais juste décidé d'aller à la pèche à idées.
Des voitures passaient de temps à autres. Je me souviens particulièrement d'une Peugeot à carosserie rouge reluisante. Elle est imprimée dans ma mémoire celle là. Car c'est quand je la regardais passer, pensant à la personne la conduisant ; sa vie, où il pouvait bien aller comme ça ; que j'ai entendu pour la première fois les pleurs du bambin. J'étais alors dos à une petite ruelle pas très ragoutante pour tout dire. Quand j'y pense, c'aurait pu très bien être un môme ordinaire pleurant parce qu'il n'était pas content. Mais à ce moment là, quelque chose m'a fait me retourner. Je sais pas... Quelque chose dans les pleurs que j'entendais m'a fait dire que quelque chose allait de traviole. 
Et elle était là, la poubelle, avec le bébé à l'intérieur. Il était à peine couvert d'un drap sale. À le voir comme ça, j'avoue que ça m'a fait un choc. J'aimerais bien voir comment un autre aurait réagi à ma place.
Machinalement, je l'ai pris dans mes bras, et c'est là que j'ai réalisé ce qui se passait. C'est là que j'ai compris que j'avais trouvé un pauvre petit gars abandonné comme une vieille chaussette âgé d'à peine quelques jours.
Je me suis alors senti comme un saint Vincent de Paul devant son premier gamin à la rue.
Ça s'est passé très vite vous savez. J'ai pas vraiment réfléchi. Je l'ai juste ramené chez moi. Il fallait bien que quelqu'un s'occupe de lui. J'allais quand même pas le laisser dans sa poubelle quand même.

Je me suis rapidement rendu compte qu'avoir un nourisson chez soi, c'est pas de tout repos. Il fallait le nourrir, alors sur le chemin du retour, je suis passé acheter un biberon et du lait. Le regard des gens d'ailleurs était très intéressant. Quelque part, je peux pas leur en vouloir. Voir un gars dans la quarantaine avec un bébé à peine couvert dans les bras, ça peut surprendre.
Une fois revenu chez moi, j'ai commencé par lui donner le biberon. Ça a été un instant assez particulier. Très calme. Très appaisant. Il avait une bouille si appaisée...
Après, je l'ai débarassé de son drap, et je l'ai lavé du mieux que j'ai pu. Je l'ai ensuite enveloppé dans un linge propre. C'est là qu'il a eu l'air de vouloir s'endormir. J'avais pas de berceau, alors je me suis juste installé dans ma chaise à bascule, et je suis resté là à le bercer pendant des heures.
J'ai pas mal cogité pendant tout ce temps là. Qu'est-ce qui aurait pu pousser une mère à abandonner son gosse dans une poubelle ? Comment il s'appelait d'ailleurs ? Est-ce qu'il avait seulement un nom ? De toute façon, s'il en avait un, je n'aurai jamais pu le savoir. Alors, ben je lui en ai donné un. J'ai regardé son visage endormi du sommeil de l'innocent, et c'est comme ça que j'ai trouvé son nom : Innocent.

Je sais pas quand, mais je me suis endormi avec le bébé dans les bras. Et j’ai rêvé. Je le précise bien, parce que c’était pas un rêve comme les autres que je fais d’habitude. Non, il était plus réel, plus tangible. Un peu comme si c’était une sorte de souvenir sans l’être.
Quoiqu’il en soit, le rêve commence comme un rêve ordinaire. Je me retrouve tout simplement à marcher entre de collines recouvertes de pins. Je sais pas vraiment où je vais, ni pourquoi. Ce qui est clair en tout cas, c’est que je dois m’y rendre. Je marche comme ça pendant quelques minutes, et je finis par tomber sur une clairière, une grande clairière. Et en son centre, il y a un type, adossé à un gros rocher planté là au milieu de nulle part. Je me sens alors fasciné par ce gars habillé assez bizarrement. Tout en vert feuille, avec une capuche qui lui masque le visage. Et il a un bâton de marche aussi. Je m’approche de lui, et alors que je suis plus qu’à trois pas de lui, je m’aperçois que le rocher, bien qu’ayant une forme naturelle, est incrusté de symboles et signes qui me font penser aux celtes. Finalement, je me retrouve juste en face du mec. C’est là qu’il relève un peu la tête et m’adresse la parole :
« C’est toi qui a sauvé l’Innocence ? 
Je sens bien la majuscule invisible qu’il met au mot, même si je saurais pas dire comment.
-Pardon ? que je réponds.
C’est alors qu’il se met à secouer les épaules. Je comprends rapidement qu’il est en train de rire.
-Oui, c’est toi. Ça se voit sur ton visage.
C’aurait pu être une insulte, mais sur le coup, je le perçois pas du tout de cette manière.
-De quelle innocence tu parles ?
Le tutoiement me vient naturellement.
-Tu as fait ce qu’il fallait, rassure-toi, qu’il continue. 
Je me sens un peu agacé. Alors je répète :
-Ce qui me rassurerait, c’est que tu me dises de quoi tu parles.
-L’Innocence a été jeté aux ordures, et toi tu l’en as sortie. Tu as changé le monde grâce à ça, qu’il dit.
Je me mets à rigoler parce que je comprends qu’il me parle d’Innocent.
-Mais c’est qu’un bébé ! que je réplique.
-Et le bébé est le futur de l’humanité ! qu’il me répond avec un ton solennel avant de continuer : toi aussi, ton futur sera brillant !
Comme ça, ça a l’air d’une phrase toute bête, mais dans mon rêve, ça me saisit le cœur. Comme si c’était quelque chose que j’attendais qu’on me dise depuis très longtemps. Il fait alors un pas vers moi et me saisit les épaules chaleureusement. Et le rêve se termine lorsque je vois ses yeux, très verts, très brillants, qui me font sur le coup penser à toutes les forêts dans le monde. [...]

Je me suis réveillé en sursaut dans ma chaise à bascule. Le jour se levait. Dans mes bras, de bébé, il y en avait plus.
Vous savez, il me manque mon innocent Innocent.

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Taranee
Posté le 07/09/2022
Salut !
C'est un récit touchant et mystérieux.
Un récit humain. Je l'ai trouvé très accrocheur. Ton histoire s'arrête là, ce qui laisse les lecteurs se poser plusieurs questions. Je me demande d'où venait ce bébé...
J'ai bien aimé la dernière phrase du texte et je me demande si cet homme est vraiment promis à un avenir merveilleux...
Sabi
Posté le 09/09/2022
Merci d'avoir lu et commenté.
J'aime aussi beaucoup ce petit texte. Personnellement, je pense que cette histoire s'est déroulé dans une autre dimension, mais qu'elle se répercute dans tous les univers, jusque dans le nôtre.^^.
Quant à l'avenir merveilleux de cet homme, quiconque sauve l'Innocence est forcément doté d'une grande et belle âme ^^.
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