Le bibliothécaire n’est pas une espèce à part : son humeur et son sommeil sont aussi aléatoires. Pour ma part, je suis un piètre dormeur et il suffit d’une à-peu-près-pleine-lune pour que les insomnies resurgissent. Je tourne et retourne dans mon lit, imaginant des scénarios abracadabrants et me prenant pour le futur gagnant du Prix Goncourt. J’aurais d’ailleurs aimé être écrivain. Mais quel bibliothécaire digne de ce nom ne rêve pas en secret de le devenir ? Je me rends parfois dans les rayons et imagine mes romans sur les étagères. Oui, car ce serait des romans. Je ne m’imagine ni poète, ni biographe et encore moins auteur de bande dessinée. Non pas que je n’aime pas les lire, mais j’imagine qu’ils demandent d’autres compétences comme un philosophe ou un historien qui se mettraient à l’écriture. Cela a beau être un rêve, l’aspect relationnel de mon métier me manquerait terriblement. Sans lui, jamais je n’aurais eu la chance de rencontrer tous ces personnages uniques. Certains discrets et timides, d’autres hauts en couleur et même parfois agaçants, ils participent tout de même à rendre ma vie bien plus riche. Tenez par exemple hier, Anatole, petit garçon très timide, et fervent lecteur de Garfield, me lançait des regards hésitants, s’avançait vers mon bureau avant de rebrousser chemin vers le rayon enfant. Puis revenait et repartait, avec de moins en moins de conviction. Lorsque je n’en puis plus, je lui demandais s’il avait besoin de quelque chose. Il hésita mais s’avança finalement et sortit de derrière son dos le premier tome de La Guerre des Clans.
- C’est marqué 9 ans et plus et je n’ai que 8 ans et demi, me dit-il tout penaud.
Ce petit air tout triste et si naïf m’était si familier, un sentiment de déjà-vu.
- Tu aimes les chats ? lui demandais-je sur un ton neutre.
- Oh oui, me répondit-il les yeux illuminés. Nous avons trois chats à la maison : Edgar, Luce et Lucette. Luce et Lucette sont frère et soeur, on les a recueillis le mois dernier. La chatte de Marcus, mon copain, avait eu six petits et les parents de Marcus ne voulaient pas les garder, mais bon, moi j’ai demandé à papa et maman et au début ils n’étaient pas pour, mais bon, les chatons étaient si mignons qu’ils ont cédé. Surtout qu’Edgar n’est plus tout jeune et ça lui fait du bien d’être entouré de jeunes chats.
Je pensais en moi-même que moi aussi j’étais un Edgar, dont ce genre de compagnie croisée à la bibliothèque ravivait les journées. Il continua à parler de ses chats pendant un bon moment, avant de partir, sa prochaine lecture sous le bras, la tête haute.
Le sommeil ne venant décidément pas cette nuit-là, je décidais de me lever et de me faire une tisane « nuit tranquille ». Mes soucis de sommeil me poussaient à essayer toutes les tisanes censées favoriser l’endormissement, et petit à petit je m’étais transformé en une petite mamie prenant son tilleul, sa verveine ou encore sa camomille avant de se coucher et se levant à 3h pour vider sa vessie. Ah, une chose était sure, mes nuits étaient tranquilles et mes journées également. Ma vie en général était très calme… voire ennuyante. Quand avais-je eu pour la dernière fois une sorte de tumulte agréable dans ma vie ? Des péripéties, des papillons dans le ventre ? Tolstoi et son Anna Karénine me revinrent à l’esprit.
Je dû m’endormir sans m’en rendre compte car je me réveillais au même endroit la tasse à la main, et son contenu répandu sur mon fauteuil préféré. J’entrepris de nettoyer le liquide et je jetais ensuite à oeil à ma montre. Celle-ci indiquait huit heures dix. Enchainant les jurons, je me précipitais dans la salle de bain et après dix minutes passées entre ma douche, ma brosse à dents et ma garde robe, je partais en direction de la bibliothèque. J’arrivais donc très en retard, et évidemment, comme chaque jour où vous êtes en retard, quelqu’un vous attend depuis l’ouverture.
- Votre réveil faisait grève ce matin ? me lança Mireille, soit la personne que je ne rêve pas de voir chaque matin à la porte de mon travail, et à n’importe quel moment de la journée de toutes façons.
- C’est un syndicaliste, qu’y puis-je, lui répondis-je poliment en évitant son regard et en ouvrant la porte.
Je me dirigeais vers mon bureau et allumais mon ordinateur. Mireille s’avançait vers moi et me tendit deux romans à retourner.
- De mon temps au cabinet, chaque retard était sanctionné d’une pénalité et au bout de dix pénalités, une retenue sur salaire était faite, commenta-t-elle.
Mireille avait fait toute sa carrière dans un cabinet d’avocats parisien très prisé en tant que secrétaire et ne manquait jamais de le rappeler.
- Pour les patrons également, ajouta-t-elle pour me rappeler que même si je n’avais pas de supérieur pour contrôler mes allées et venues, il était intolérable que je sois en retard.
Comme je ne disais toujours rien, de peur de l’envoyer promener, elle commença un long monologue sur l’importance de la rigueur au travail et à quel point les jeunes d’aujourd’hui en manquaient. Lorsqu’elle commença à déblatérer en boucle, je n’en puis plus :
- Ecoutez Mireille, vous parlez de l’importance de la rigueur au travail et vous venez m’importuner avec vos longs discours alors que j’essaie de me concentrer. Je n’ai pas le temps, je suis en retard comme vous n’avez pas manqué de le remarquer. De plus, à la bibliothèque municipale, le silence est demandé. Si vous souhaitez emprunter un nouveau livre, les rayons adultes sont sur votre gauche, mais si vous souhaitez discuter, allez au café.
Je regrettais immédiatement mes paroles lorsque je vis son visage se figer dans une étrange expression mêlant surprise et honte. Elle baissa la tête et sans un mot, sortit d’un pas rapide. Dans un soupir, je retournais mon attention sur l’écran en essayant de me convaincre que je n’étais pas allé trop loin, mais l’expression du visage de Mireille me revint en mémoire toute la journée et ce fut moi qui eu honte.
J'ai pris beaucoup de plaisir à découvrir ce personnage très vivant et réaliste.
Ton écriture est fluide, maîtrisée, et sert et le propos et le protagoniste.
J'attends la suite avec impatience ;)
Alors à bientôt !
Je ne suis pas forcément une fan des nouvelle mais celle-ci m'a beaucoup plu (sûrement parce que ça parle du monde de la lecture). Le rythme est très bon, les dialogues sont peu nombreux mais vifs et j'apprécie beaucoup le petit zeste d'humour qui émaille ton récit.
Je ne sais pas pourquoi mais l'univers me fait penser à la saga le Chat du Bibliothécaire (probablement parce qu'ici il est question de bibliothécaire et de chats 😂)
Le seul point que je pourrais noter, c'est que je trouve dommage que la chute ne soit un peu plus surprenante, afin d'accentuer un peu plus l'émotion chez le lecteur. Mais ce n'est que mon avis 😊
PS:
-Jetais ensuite à oeil à ma montre = il manque le "Je" dans la phrase 😊
Oui, faire une chute surprenante n'est pas facile, et je trouve aussi qu'elles étaient plus réussies dans les 2 autres chroniques, mais j'en suis quand même satisfaite.
A bientôt j'espère !