Un cordon avait été tendu devant la porte de la boutique. Un gendarme dispersait les fouineurs qui empruntaient la ruelle, un autre, baraqué, jouait au portier empêchant qui conque d’entrer.
- Circulez, il n’y a rien à voir, ordonna le policier.
- Nous sommes désolés monsieur l’agent, mais nous ne partirons pas. Comme tous les habitants de la ville, nous avons eu vent d’un terrible drame et nous croyons que cette affaire est en lien avec une enquête que nous menons.
- Vous êtes détectives? douta le gendarme en regardant les deux hommes.
- En quelque sorte, répondit le plus petit vêtu comme un soldat. Je suis le lieutenant Akram Alnibal et voici mon associé Grégor Ledret, nous sommes, messieurs, à la poursuite d’une dangereuse meurtrière.
Après quelques négociations et un pot-de-vin, les deux chasseurs furent admis sur la scène du crime. Dans la boutique, plusieurs agents en uniforme prélevaient des indices avec précaution, au fond du boudoir, un jeune policier vomissait son repas, écœuré par la tragédie de la pièce voisine, un homme plus âgé, habillé d’un imperméable sombre et portant le haut de forme, se dirigea vers eux en leur tendant une main gantelée.
- Je suis l’inspecteur Charles Concret, messieurs Alnibal et Ledret, je présume?
- Exactement. Nous aimerions accéder à la scène de crime, si vous nous le permettez. Nous n’allons évidemment rien déplacer.
- Je préfère vous prévenir lieutenant, en trente ans de carrière, je n’ai jamais vu pareille boucherie… même durant mes années de services en tant que soldat de l’Empire.
- Des survivants? demanda Akram.
- Un seul, et pour le moment, il est hors de notre contrôle. Suivez-moi, vous allez comprendre, invita l’inspecteur Concret.
Une bonne partie du planché était recouvert d’une flaque pourpre et visqueuse dans laquelle baignait à plat ventre le corps d’une femme, sans tête, bras tendu dans la soupe d’hémoglobine. Dispersés dans la pièce, les torses démembrés, les bras, les jambes tranchées attestaient de la violence de l’attaque. Au fond du salon un homme torse nu, maculé de sang, peignait d’étranges symboles avec ses mains souillées du liquide écarlate. « Spmet el emêm, rerffuogne tuot te rellievé sel ruop stnetinép ed sdraillim tnec ».
- Qu’est-ce qu’il raconte? questionna Grégor à l’inspecteur.
- Nous n’en avons aucune idée et les runes n’ont aucun sens apparent, répondit Concret.
- Vous savez qui elle était? demanda Akram en pointant le corps de la femme. Elle tenait clairement un objet dans ses mains… Vous lui avez retiré?
- Bonne observation, l’objet était absent lors de notre arrivée. Voici Sarah Sacassot, une petite bourgeoise friande d’ésotérisme, elle gagnait sa vie en organisant des messes noires pour ses adeptes… Dieu ait leurs âmes, dit l’inspecteur en se marquant d’un signe de croix. Malgré le carnage, nous en avons compté cinq avec l’illuminé.
- Des témoins? Des enfants par exemple?
- Attendez, c’est à moi de vous poser des questions maintenant, interrompu l’inspecteur Concret. Comment savez-vous que des enfants se trouvaient sur place?
- Nous traquons deux gamins depuis quelques jours et tous me laissent croire qu’ils étaient sur les lieux durant le crime… peut-être en sont-ils eux-mêmes les auteurs, répondit Akram.
- Des voisins ont bien aperçu des enfants courir hors de la boutique, avoua Concret.
- Est-ce que vous me permettez de faire le tour du logement? demanda le chasseur.
- Entre vétérans de l’armée impériale, allez-y mon ami, accepta l’inspecteur.
Grégor sortit prendre l’air. Il avait le cœur solide, mais l’horrible scène le dépassait. Le lieutenant analysa la pièce dans ses moindres détails, les bustes inhumains, le masque insectoïde de la prêtresse, les figures abstraites tracées par le fou, il n’y voyait qu’une explication : ces cultistes vénéraient les myrmes. Mais qu’est-ce qui avait attiré le monstre ici? « Spmet el emêm, rerffuogne tuot te rellievé sel ruop stnetinép ed sdraillim tnec », scanda à nouveau l’aliéné. Akram s’attarda un moment sur le pauvre siphonné qui peignait frénétiquement. Il jugea inutile de l’interroger, l’homme avait clairement le cerveau vidé.
Il s’approcha du cadavre de la femme, en s’accroupissant près du corps, il remarqua une trace de sabot, de petite taille, imprimé dans le sang. Les hommes de l’inspecteur ne portaient pas ce genre de chaussures. L’empreinte traversait le salon, le boudoir et s’effaçait dans les escaliers qui menaient à l’étage.
- Qu’avez-vous trouvé là-haut? demanda Akram à un gendarme qui faisait l’inventaire des armoires.
- La chambre de madame Sacassot, lui répondit-il.
*
Lorsque Akram sortie pour rejoindre Grégor, il le retrouva malmenant un jeune gaillard d’une quinzaine d’années.
- Lâchez-moi, espèce de butor ! hurlait-il. Au secours, criait-il aux policiers qui riaient dans leurs moustaches en regardant le géant le maltraiter.
- Voyons, mon ami, qu’avez-vous attrapé là? demanda Akram, curieux.
- C’est Erle. Les gendarmes on reconnut le vaurien, répondit Ledret.
- Arrêter de le secouer, vous allez le briser. Monsieur Erle, quel heureux hasard, nous comptions justement vous rencontrer pour discuter. Dites-moi mon garçon, qu’est-ce qui vous amène ici?
- Ma patronne… c’est la boutique de ma patronne, justifia Erle.
- Oh… je ne crois pas qu’elle ait la tête à te recevoir, petit… désolé. Elle… Elle n’est plus des nôtres, avoua Akram.
- Quoi? Elle est morte? s’inquiéta Erle en tentant de s’extraire de la poigne de Grégor.
- Tu ne veux pas voir ça petit, affirma Grégor. Ils ont tous été massacrés.
- Comment? Par qui?
- C’est ce que nous cherchons à comprendre. Tu as bien été en contact avec une drôle de fille et un garçon nommé Gwion dernièrement? demanda Akram.
- Le puant ! C’est une démone, les fourmis lui obéissent, elle a failli me tuer avec sa canne ! s’énerva Erle.
- Calme-toi petit, tu lui avais fait du mal? Où tu as tenté de faire du mal à son ami?
- Non… je…
- Réponds ! ordonna Grégor en le secouant.
- Je leur ai volé une pierre…une énorme opale. Je ne sais pas d’où ils tenaient ça, le caillou doit valoir un demi-million de francs… Je l’ai refilé à madame Sacassot hier soir.
- Eh bien, ça t’a sauvé la vie, affirma Arkram. Tu as une idée d’où se trouveraient les enfants à présent?
- Non, mais je suis certain que la fille est revenue pour récupérer sa pierre, déduisit Erle.
- Tu n’as rien à ajouter? demanda Grégor menaçant.
- Je ne sais rien de plus, je vous le jure, je suis dans le coin parce que j’ai entendu parler des meurtres…
- Dégage, grogna le géant en lâchant le garçon qui détala.
*
Parcourant les rues sombres et humides, Grégor tenait fermée l’encolure de son manteau, Akram gardait la main sur son chapeau. De retour vers le Lion d’or, les chasseurs rentraient de leur enquête avec davantage de questions que de réponses.
- Vous croyez que c’est la petite qui…
- …qui a fait la tuerie?... Je ne pense pas, répondit Akram. Mais elle était sur place, j’ai repéré une trace de sabot délicate dans la boutique qui lui appartenait certainement.
- J’en ai vu des trucs dans ma vie… mais autant effroyable…c’est à glacer le sang. Et le petit, Gwion, vous croyez qu’il était là lui aussi? Pauvre enfant.
- Allez, Ledret, je vous paye un verre, proposa Akram en arrivant à l’hôtel.
- Vous buvez? questionna Grégor.
- Moi? Non, mais vous avez flagramment besoin d’un remontant, vous avez aligné plus de trois mots de suite, taquina Akram.
Les deux hommes s’attablèrent, Grégor avec son alcool, Akram son café et ils récapitulèrent les éléments découverts dans la journée.
- Ils nous ont échappé de peu, maintenant, ils peuvent-être n’importe où. Il nous reste la piste de la famille exploitante de charbon, les Myrmédiane, dit Akram.
- Et le gamin, finalement?
- J’ai fait le tour de la chambre de la propriétaire, certains indices laissent penser qu’on y avait séquestré quelqu’un; des liens coupés, un bâillon encore noué. Je crois qu’il s’agissait du garçon et que la petite l’a sauvé de son pétrin.
- Rien d’autre?
- Oui, en fait. Akram sortit un livre, recouvert de cuir, maintenu fermé par une ceinture, qu’il déposa sur la table.
- Vous l’avez volé? demanda Grégor.
- Disons emprunté. C’est son titre qui a retenu mon attention. « Kitab Al-Azif », le livre du musicien…
- Le musicien?
- En arabe, Al Azif fait référence au bruit que produisent les insectes la nuit, ça m’a interpelé. Il était sur le dessus d’une pile d’ouvrages étranges, éclaira Akram. Je crois que la dame était une sorte de ministre, célébrant un culte voué à nos chères amies les myrmes.
- Vous saviez que des cultistes les vénéraient? s’étonna Grégor.
- Non, mais je compte en apprendre davantage avec ce livre à l’instant. Je monte, vous avez terminé votre verre?
- Je vous suis, répondit Grégor en avalant son Whiskey.
*
Grégor ronflait depuis plusieurs heures, Akram traduisait à la chandelle le laborieux ouvrage, butant sur chaque phrase, analysant chacun de ses mots. À mesure qu’il avançait dans le texte, il en découvrait un sens nouveau, plus obscur et il se voyait contraint de reprendre la lecture du début. « Damné livre, c’est un démon qui t’a écrit? » pensait-il en poursuivant son décodage.
Les caractères arabes défilant sur les pages, voilaient des symboles clandestins qui s’imprimèrent en lui, se cryptèrent dans son esprit. « Spmet el emêm, rerffuogne tuot te rellievé sel ruop stnetinép ed sdraillim tnec » résonna une voix, sortie des profondeurs de son inconscience. Akram, se leva raide. « Spmet el emêm, rerffuogne tuot te rellievé sel ruop stnetinép ed sdraillim tnec » il repoussa mécaniquement la chaise, dégaina le long sabre accroché au dossier, marcha vers Grégor qui ronflait, « Spmet el emêm, rerffuogne tuot te rellievé sel ruop stnetinép ed sdraillim tnec » il dressa la lame au-dessus de son associé, suspendu et il le transperça jusqu’à la garde.
- Aaaaaah !
Le cri fit sauter Grégor sur ses pieds. Encore endormi, il trébucha sur le lecteur et sa chaise, les renversant. Akram éjecté au sol, prisonnier de son baudrier, se débattait, articulant des mots incompréhensibles et obscurs, l’écume lui sortant de la bouche.
- Akram, réveillez-vous mon ami. Grégor prit le rêveur au collet. Non de dieu, vous allez vous éveiller?
- Ledret. Le soldat désorienté empoigna le poignet de son associé. Vous êtes en vie?
- Évidemment que je suis en vie, vous vous êtes endormi le nez dans votre maudit livre.
- Maudit livre effectivement, répondit Akram en se relevant, aidé de son ami.
Sur le bureau, un chicot de chandelle, ressemblant à une pieuvre aux tentacules de cire, était encore allumé. Il souffla la bougie, ferma le bouquin, boucla la ceinture qui le cintrait, comme s’il voulait l’étrangler et le plongea au plus profond de ses sacoches. Entre les volets clos perçait la lumière du matin ; Akram avait passé la nuit à travailler.
- Vous avez appris quelque chose au moins? demanda Grégor en regardant le lieutenant tout fripé.
- Oui, que je dois me tenir loin de ce grimoire.
*
- Vous voulez un autre café? demanda madame Joubert à Akram.
- Volontiers, il est délicieux, accepta-t-il.
- Où allons-nous trouver les Myrmédiane? chuchota Grégor à Akram alors que madame Joubert s’éloignait du comptoir.
- J’ose espérer que la famille soit connue dans le coin. Nous pourrions remonter à la source et découvrir tout un nid de myrmes.
- Tout un nid, vous rigolez? s’inquiéta Grégor.
- Elle revient, attention…
Madame Joubert déposa devant Akram une tasse de café tremblotante dans sa soucoupe. La femme, blanche comme son tablier, tenait un journal sous le bras.
- Vous allez bien? interrogea Akram.
- Je viens de recevoir la gazette, répondit-elle en tendant le périodique à son client. Ça s’est passé dans le quartier, hier, en début de soirée.
« Enfer, rue des escaliers, le meurtrier rôde encore », pouvait-on lire en gros titre. Akram parcourut le texte rapidement, « un véritable bain de sang ». Le lieutenant fronça les sourcils, « Cinq hommes d’affaires respectables, dont les identités resteront cachées le temps de l’enquête » Akram poursuivit « des actes de magie noire opérés par une sorcière » lut-il en repensant au grimoire volé, « La police demande à la population de rester prudente. Deux enfants sont actuellement recherchés, les suspects ont environ douze ans, une grande fille aux cheveux noirs et un garçon maigrichon à la chevelure blonde, selon l’inspecteur Concret ». Akram leva le nez du journal.
- Madame, vous n’avez nulle crainte à avoir, nous sommes sur la piste de la meurtrière, affirma-t-il.
- Les enfants…
- Qu’est-ce qu’ils ont les enfants? demanda Grégor.
- Ils ont passé la nuit à l’hôtel, monsieur. Dans la chambre voisine à la vôtre, déclara madame Joubert.
Grégor et Akram se levèrent, synchronisés et se précipitèrent à l’étage. Dans le corridor, le lieutenant fit signe au géant de s’approcher en silence. Il colla son oreille à la porte : aucun son. Il testa la poignée : verrouillée. Il recula de quelques pas et projeta ses cent cinquante-cinq kilos de muscle contre l’entrée qui s’ouvrit d’un coup.
La pièce déserte et la fenêtre donnant sur la cour restée ouverte attestaient que les enfants avaient fui depuis peu.