Interlude

Par Neila
Notes de l’auteur : A partir du troisième mouvement, j'ai décidé de caser des petits (hem... pas si petits >.<) interludes. Ou je ne sais pas trop comment appeler ça. xD Une scène de clôture qui se passe quelque part ailleurs, quoi. Voici donc la première. Pour être honnête, j'hésite beaucoup à la raccourcir, me contenter du début et de la fin. J'ai peut-être trop voulu en montrer ? N'hésitez pas à me partager votre avis sur la question, ça m'aiderait beaucoup.
Un gros GROS merci pour avoir lu jusqu'ici ! Le quatrième mouvement est en cours de préparation.
Bonne lecture !

Tac ! Tac !

L’impact des coups, les cris et les rires se répercutaient en échos dans la crevasse, résonnaient dans les galeries et les grottes. Au fond du gouffre, les deux hommes se livraient un combat acharné sous les acclamations de la foule. Tous les spectateurs ou presque avaient pris soin de rabattre leur capuchon jusqu’au menton. Ainsi drapés dans leur manteau noir, penchés aux balcons ou assis dans les gradins qui surplombaient l’arène, ils évoquaient une assemblée de juges sans visage. L’illusion aurait été crédible s’ils n’avaient pas hurlé à gorge déployée pour encourager leur favori.

Loin au-dessus de tout ça, Loki les regardait s’enivrer. Les Psamiens avaient beau se croire plus vertueux que les autres, ici, dans les profondeurs de la terre, la vérité se dévoilait : un humain restait un humain. Ces bons citoyens agglutinés dans les tribunes auraient pourtant nié illustrer l’évidence. Après tout, les réprouvés étaient des gens mauvais, alors où était le mal ?

Loki était trop haut pour discerner la marque qui barrait la joue des combattants, mais il la devinait. Les deux réprouvés de ce soir étaient coriaces. Déjà cinq minutes qu’ils échangeaient des coups. Sous la lueur des braseros, leur torse nu luisait de sueur, de poussière et de sang. Tentant le tout pour le tout, l’un d’eux fonça comme un aurochs et saisit l’autre à la taille pour l’envoyer s’écraser contre la paroi de la grotte. L’impact fut brutal, mais ne suffit pas à sonner son adversaire. Il asséna son poing en retour, atteignit sa cible en pleine mâchoire. L’homme tituba en arrière. Les cris de la foule redoublèrent. Dans les mains de Loki, les picotements en firent autant.

Accoudé à la balustrade, il posa son verre, plia et déplia ses doigts tordus marbrés de cicatrices. Il y avait beaucoup trop de monde, trop d’agitation… Trop de vie. Il resserra les bandelettes qui couvraient sa paume droite dans l’espoir d’étouffer la sensation. Les rires et les acclamations lui donnaient la nausée – ou peut-être était-ce le whisky ? Une douleur sourde s’était logée entre ses tempes. Il avait une furieuse envie de se retirer aux calmes, loin des vivants. Mais alors, il n’y aurait plus rien pour couvrir le bourdonnement des autres voix et…

Tac ! Tac !

Battant des cils dans l’espoir d’atténuer le brouillard qui flottait devant ses yeux, il leva le visage. Au-dessus de sa tête, la caverne s’ouvrait sur une faille moins large qu’un bras. De jour, on pouvait discerner un morceau de ciel ou un rai de lumière. Loki ne trouva que les ténèbres. Elles semblaient s’étirer à l’infini, abyssales : prête à tous les engloutir.

Tac ! Tac !

Dents serrées, Loki pressa les paumes contre ses oreilles. Dans la fosse, un des combattants prit le dessus sur l’autre. Les coups se mirent à pleuvoir, brutaux, acharnés. Il les enviait, sans savoir lequel des deux il enviait le plus. Il tâtonna jusqu’à son verre et avala une gorgée de whisky. Il n’en sentit pas le goût ; juste une brûlure au creux du ventre, qui viendrait bientôt épaissir le brouillard sous son crâne. Une touffe de cheveux flamboyants attira son regard.

Noûr avait fait son apparition à la tribune du preneur de paris. Elle jeta un œil morose à l’arène, puis leva le visage et aperçut Loki. Il la salua d'un hochement de tête. Elle répondit par un doigt brandi.

— Tss…

Un tonnerre d’acclamations monta de la foule. Un des réprouvés venait d’allonger l’autre. Le vaincu gisait dans la poussière, inconscient. Non…

Mort.

Loki fit craquer ses jointures. Quel gâchis.

Personne ne sembla le remarquer ni même s’en soucier, en dehors du vainqueur. Titubant, il tomba à genoux devant le cadavre. Qu’avait-il fait pour être réprouvé ? Frauder l’impôt ? Voilà qu’il avait finalement commis un crime à la hauteur de sa punition. Douce et amère ironie. Les spectateurs, eux, désertaient les tribunes pour empocher leurs gains ou noyer leur déception au bar. Écœuré, Loki tourna le dos à la crevasse, ramenant son attention à l’intérieur du petit salon.

— J’y crois pas ! Cette manche était pour moi !

Danny jeta ses cartes sur la table. Nìmir les ramassa sans s’émouvoir.

— Tu comptes, avoues !

— Je retiens ce qui sort, c’est tout.

— C’est pas du jeu, ça !

— Ça fait partie du jeu, Dan, lui signifia Tim tout en comptant ses points.

— Tu parles d’un jeu ! Ça enlève tout l’intérêt… Troy, t’es pas d’accord avec moi ?

Troy, dont l’immense silhouette dominait la tablée de quatre têtes, haussa une de ses épaules dissymétriques, puis rendit ses cartes à Bregitte. Cette dernière coinça son porte-cigarette entre ses dents et commença à mélanger.

— Moi, j’suis bien d’accord, lança Walty, qui oscillait sur sa chaise, éméché. C’est de la triche.

Les gars continuèrent à se chamailler sans prêter attention au type. Armé d’une pioche, le visage déformé par la douleur, il tapait à travers le manteau de la cheminée. Tapait avec acharnement et désespoir. Tapait à s’en faire saigner les mains.

Tac ! Tac !

Loki aurait donné toute sa fortune pour pouvoir lui arracher l’outil des doigts et lui fracasser la tête, histoire de mettre fin à leur souffrance mutuelle.

L’ouvrir comme une pastèque. Lui briser les vertèbres. Le…

— Eh, patron ! appela Walty. Tu te joins à nous ?

Adossé à la balustrade, Loki cilla, reportant son regard sur les gars. Il s’empressa d’enfiler un sourire à ses lèvres.

— Et priver Danny de tout espoir de victoire ?

— Alors ça ! J’aimerais bien voir !

— Une autre fois.

Tim jeta un coup d’œil vers la cheminée, puis fixa Loki. Celui-ci continua de sourire.

— Oh, allez ! insista Danny.

— C’est moins drôle sans toi, glissa Nìmir.

Mais Loki n’avait pas l’âme à la rigolade. Il n’avait envie que d’une chose… Il resserra les doigts de sa main droite sur son verre, enfouit la gauche dans sa poche et feignit la décontraction, conscient que Tim le dévisageait toujours à la recherche des signes. Loki ne pourrait plus les cacher très longtemps. Il faudrait bientôt qu’il cède…

Tac ! Tac !

— Pas ce soir.

Les gars se détournèrent, déçus. Loki attrapa la bouteille qui trônait sur le tonneau près de lui et se resservit. D’ici cinq minutes, lorsqu’ils seraient à nouveau tous absorbés par le jeu, il en profiterait pour filer et irait finir de se soûler dans sa piaule. Mieux valait qu’il soit seul. La porte du salon s’ouvrit et une silhouette encapuchonnée s’invita à l’intérieur.

Loki reconnut Shel avant même qu’il ne dévoile sa face de fouine. Son arrivée déclencha une salve de beuglements et de salutations enjouées.

— Eh ben alors ? lâcha Danny. On t’attendait plus ! Tu recomptais un à un tous les cailloux de la trésorerie ou quoi ?

Shel jeta sa cape de voyage sur un tabouret, lissa ses cheveux filasse et vint serrer les mains.

— Pas besoin si les livres de comptes sont bien tenus, rétorqua-t-il. Et ils sont bien tenus.

Ses petits yeux passèrent rapidement sur les visages des gars pour se poser sur Loki. Ce dernier ravala un soupir dans une gorgée de whisky. Il avait raté sa chance de s’éclipser. Shel avait sa tête des grands jours, celle du rat qui a flairé une piste jusqu’à la cave à fromage. Loki aurait dû s’en réjouir, mais il n’en éprouva rien, pas même une miette de curiosité.

— Je te serre quelque chose ? s’enquit Bregitte, à demi levée.

— T’embête pas. Par contre, tu devrais peut-être aller jeter un œil en bas, y en a deux qui se mettaient sur la tronche quand je suis passé.

Elle jura dans sa barbe.

— Franchement, vous pourriez pas les choisir un peu plus civilisés ? Je commence à en avoir ras le caillou de remplacer les meubles et les verres toutes les décades.

— S’ils étaient trop civilisés, ils seraient moins partant pour aller péter des genoux.

— C’est moi qui vais finir par leur péter les genoux.

— Eh ! lança Danny en la voyant s’en aller. Et la partie, alors ?

Mais Bregitte avait déjà claqué la porte derrière elle.

— Shel a qu’à prendre sa place.

— Plus tard, peut-être, dit le concerné.

— C’est la soirée des rabat-joie !

Ignorant les jérémiades de Danny, Shel abandonna la tablée et vint rejoindre Loki sur le balcon.

— Eh ben, t’en tires une tronche.

Il avait lâché ça sur le ton de la plaisanterie, mais lorgnait Loki comme s’il évaluait ses chances de se faire mordre.

— Et toi t’as l’air à deux doigts de faire dans ton froc. Qu’est-ce qui se passe ? T’es tombé sur une mine de milhilites ?

— Mieux que ça, dit Shel en retrouvant le sourire. Enfin, ça dépend pour qui. Personnellement, j’aurais préféré les milhilites, mais toi… je pense que ça va te plaire.

Loki en doutait. Du coin de l’œil, il voyait l’homme brandir sa pioche et l’abattre. Il fit signe à Shel de le suivre jusqu’au bar, attendit qu’il se soit servi un verre au fût d’hydromel et installé à ses côtés. Dans leur dos, les gars s’étaient remis à jouer.

— Alors ? Tu vas m’annoncer que la situation n’est pas si catastrophique que ça ?

— Oh non, c’est la vraie merde. Avec cette évasion, les soldats fichent leur sale nez partout et ils ont mis la main sur une de nos cargaisons. Toutes nos affaires à Takmas sont paralysées. Cette histoire va nous coûter un bras…

— Envoie la facture à l’Alliance.

— Ces gars-là… Ils nous pourrissent la vie avec leur saleté de guerre.

Shel but une gorgée, marqua une hésitation :

— Il compte leur faire la peau bientôt ?

Il avait baissé le ton et jeté un œil par-dessus son épaule, comme s’il craignait que « il » débarque soudain – une attitude qui agaça profondément Loki.

— Parce que tu crois qu’il me fait part de son agenda ? Ce trou de balle se pointe comme une fleur, pose son paquet sur ma table, me dit comment gérer mes hommes, mon fric, et repart faire Dieu sait quoi Dieu sait où.

— Ouais, ben, justement… ce partenariat commence à nous coûter cher en homme et en pierres.

Loki ricana. Partenariat… c’était un bel euphémisme.

— Faut savoir ce que tu veux, Shelly. C’est le prix à payer pour se débarrasser de l’Alliance. Vois ça comme un investissement à long terme.

— Tu penses vraiment qu’il va y arriver ?

— Qu’il y arrive ou pas, peu importe. On n’a pas besoin d’abattre un arbre pour en ramasser les fruits, il suffit de le secouer assez fort.

— Tu perds pas le nord. En parlant de fruits qui tombent…

Souriant de toutes ses dents tordues, Shel tira un petit rouleau de parchemin de sa manche et l’étala devant Loki : une liste de noms. Pas de quoi bondir au plafond. Les coups de pioche et les lamentations, en revanche, commençaient sérieusement à lui taper sur le système.

— Tu peux m’expliquer ce que je regarde ?

— C’est la liste des prisonniers qui se sont évadés du Donjon, dit Shel.

— Et qu’est-ce que tu veux que j’en foute ? Que je leur envoie des fleurs ?

S’il était vrai que des rebuts de la société fraîchement évadés constituaient des recrues de choix, il y avait longtemps que Loki ne s’occupait plus de ça lui-même.

— Regarde de plus près, insista Shel sans se départir de son insupportable sourire. Regarde les noms qui commencent par Vagalhaz.

Mobilisant toute sa patience pour ne pas lui éclater les dents sur le comptoir, Loki prit la liste.

— Et si tu crachais le morceau ? Je suis vraiment pas d’humeur à…

Il se tut. Dans sa poitrine, son cœur tapa trois battements en un. Il posa son verre, empoigna le parchemin à deux mains et relut plusieurs fois le nom pour s’assurer que l’alcool ne lui jouait pas des tours.

— Alors ? lâcha Shel, content de son effet.

Loki fixa la liste. Un début d’excitation germa dans son ventre.

— T’es sûr de l’info ? demanda-t-il, la voix vibrante. C’est bien lui ? Parce que si c’est pas le cas…

Shel eut un petit mouvement de recul.

— Eh, j’ai vérifié, croisé les sources, qu’est-ce que tu crois ? Ça m’a coûté un paquet de joyaux, d’ailleurs…

— Alors il était dans le Donjon… murmura Loki, qui ne l’écoute déjà plus. Et il s’est évadé ? De quel côté ? Nord, sud ? Où est-ce qu’il a été vu pour la dernière fois ?

— C’est là que ça se complique…

Shel prit soin de s’écarter encore un peu avant de lâcher la mauvaise nouvelle :

— Apparemment, il aurait mis les voiles avec des gars de l’Alliance.

Loki accusa le coup, inspira profondément pour ne pas céder à l’envie d’envoyer voler verres et bouteilles contre les murs. Ces emmerdeurs. Encore et toujours ces saletés d’emmerdeurs. À nouveau, la porte du bar s’ouvrit.

Noûr repéra Loki, puis avança vers la table des gars où Nìmir raflait la mise sous les exclamations furieuses de Danny. Elle fit mine de s’intéresser à la partie.

— Au moins, on sait où il est maintenant, osa Shel avec prudence.

Restait encore à l’atteindre. Dans l’esprit de Loki, les pensées se bousculèrent.

— Pourquoi ne pas demander un coup de main à notre ami la taupe ? suggéra Shel.

— Parce que c’est pas notre ami, justement, mais celui de Jun. Et j’ai aucune confiance en ces gars.

Il n’était pas assez bête pour croire qu’ils lui donneraient sa carotte comme ça, sans rien réclamer en échange. S’ils avaient trois brins de jugeote, ils mettraient plutôt cette carte de côté pour la jouer au moment opportun. Loki n’allait pas leur faire ce plaisir.

— Comment il a pu se retrouver dans une prison ? demanda-t-il. Pour quoi il a été condamné ?

— Ça… aucun de nos informateurs n’a pu le savoir. Tu sais bien comment c’est ? À partir du moment où les braves juges décident que t’es un criminel, t’es un criminel. Pourquoi, comment : ça, tout le monde s’en fiche.

Il n’arrivait pas à croire que Sigin ait laissé faire ça… à moins que le gamin n’ait commis un crime qu’elles n’auraient pas pu couvrir ? Ou alors… Loki se replongea dans la liste, lut attentivement tous les noms. Il finit par reconnaître un matronyme – celui d’un Descendant qui bossait pour lui. Il se passa l’ongle du pouce sur les lèvres. Du coin de l’œil, il vit Noûr se pencher à l’oreille de Tim, dont le sourire tourna à la grimace.

Loki avait beau avoir imaginé beaucoup de scénarios, il n’avait pas vu celui-ci arriver. En y réfléchissant, c’était une aubaine. Sa chance de faire peser la balance en sa faveur. À condition que les sentiments de Sigin à l’égard du garçon n’aient pas changé, auquel cas Loki devrait trouver une autre façon de parvenir à ses fins. Il plia la liste et la fit disparaître dans sa poche.

— On peut savoir ce qui se passe ?

Tim, qui s’était levé pour emboîter le pas à Noûr, s’arrêta en plein élan, se retourna et sourit avec une décontraction factice.

— Rien d’important, t’en fais pas.

— Qu’est-ce qui se passe ? répéta calmement Loki.

Les autres avaient suspendu leur partie de cartes et observaient la scène. Le sourire de Tim tressaillit. Il échangea un regard frileux avec Noûr. Cette dernière croisa les bras sur sa poitrine et releva le menton :

— Nos fournisseurs ont pris la grosse tête. Profiter du spectacle leur suffit plus, ils veulent plus.

— Ben voyons.

— Laisse-moi faire, Lok, dit Tim. Je m’en charge.

— Nan.

Loki finit son verre d’un trait et l’abandonna sur le bar.

— Tu sais quoi, Noûr ? Fais-les monter.

Tim fronça les sourcils, Shel grimaça, Nìmir soupira. Danny, à l’inverse, lâcha un « oh oh ! » réjoui et adressa un clin d’œil à Walty.

— Eh, j’suis pas ta coursière, grogna Noûr.

S’il te plaît.

Elle renifla d’un air mécontent et tourna les talons. Un muscle roula sur la mâchoire de Tim, qui avança vers Loki et lui souffla à l’oreille :

— Tu me fais pas confiance ? Je peux gérer ces types tout seul.

Loki amorça un geste pour passer un bras autour de ses épaules, mais se ravisa quand les picotements se rappelèrent à son bon souvenir.

— Je sais, p’tit frère, dit-il, transformant l’accolade en coup de coude.

Il eut beau agrémenter la tirade d’un sourire, Tim ne fut pas dupe. Dans ses petits yeux que la fatigue avait injectés de sang, l’agacement se mua en inquiétude.

— Tu recommences à les voir ?

Loki se retint de jeter un coup d’œil vers le fond de la salle, où le mineur continuait de creuser la pierre – Tac ! Shel, qui faisait très mal semblant de ne pas les écouter, remua sur son tabouret. Tim se crispa.

— Loki… C’est quand la dernière fois que t’as…

Noûr réapparut à ce moment, lui épargnant la peine de mentir.

Pas moins de sept hommes et femmes entrèrent à sa suite. Trois d’entre eux arboraient l’uniforme des surveillants, matraque et épée à la ceinture, rictus suffisant sur le visage. Tim pivota vers eux, repoussa les mèches de cheveux qui lui tombaient sur les tempes et affecta la courtoisie.

— Messieurs-dames, bonsoir.

— Il paraît que vous avec une proposition pour nous, lâcha Loki, toujours adossé au bar.

— Alors voilà les frères Kreed ? renvoya le meneur de la troupe, un type du nom de Galar, si les souvenirs de Loki étaient bons.

Il était bien bâti. Pas autant que Troy, mais au moins aussi large et grand que Danny. Il jaugea Tim, puis Loki, tous deux aussi gringalet l’un que l’autre – une constatation qui parut le satisfaire. Loki se décolla de son tabouret et fit signe aux gars de laisser la place à leurs invités. Danny et Walty allèrent se resservir à boire, Troy vint se poster près de la porte comme une statue, Nìmir dégaina son bouquin et s’affala dans le fauteuil, devant la cheminée. Galar et deux de ses copains s’installèrent à la table. Les autres restèrent debout, dans leur dos, et prirent leur plus belle tête de durs à cuire. Loki et Tim tirèrent chacun une chaise et s’assirent à leur tour.

— Alors voilà, commença Galar. Mes amis et moi sommes tombés d’accord pour dire qu’on mérite une compensation.

Ce disant, il s’empara d’une bouteille de whisky et s’en versa une bonne dose. Le message n’aurait pas pu être plus clair. Une irrésistible risette étira les lèvres de Loki, qui se servit à son tour et se laissa aller au fond de sa chaise sans interrompre le numéro du bonhomme.

— Après tout, sans nous, votre petite affaire pourrait pas rouler.

— En échange de quoi, vous passez tous un bon moment, lui rappela Tim. C’était notre arrangement.

— Eh ben plus maintenant. Tous ces joyaux, c’est à nous que vous les devez, ça parait juste qu’on en récupère une partie. Sans parler des risques qu’on prend.

Danny faillit s’étouffer dans sa cervoise.

— Si vous avez les moyens de payer les réprouvés, dit un autre, vous avez les moyens de nous payer.

— Et à combien, d’après vous, s’élève le prix de votre mérite ? interrogea Loki.

— Soixante-dix pour cent.

Tac !

Le sourire lui monta jusqu’aux oreilles.

— Ça parait disproportionné, dit Tim.

— Disproportionné ? Estimez-vous heureux qu’on n’en demande pas plus !

— Soixante-dix pour cent, hein… souffla Loki. Qu’est-ce que t’en dis, Shel ? Est-ce qu’on peut se séparer de soixante-dix pour cent ?

Tac !

Shel fronça son museau de fouine.

— Peu importe le pourcentage, ce sera mauvais pour les affaires.

— On peut toujours trouver un terrain d’entente sur dix pour cent, tenta Tim.

— Nan, c’est soixante-dix ou vous pouvez fermer boutique.

Tim s’humecta les lèvres, se redressa sur sa chaise pour se pencher vers leur interlocuteur.

— Je crois qu’il y a un malentendu. Votre… participation a beau être grandement appréciée, il y a plus d’un chemin pour sortir du bois, surtout ici, à Mùnhilkya.

— Ah oui ? Sans nous pour regarder ailleurs, j’aimerais bien voir comment les réprouvés réussiront à « sortir du bois ».

Il échangea un sourire avec ses camarades, content de son jeu de mots. Tim laissa couler un peu d’eau, comme pour s’assurer que la suite du message rentrerait bien dans le crâne épais du surveillant.

— Sergent Galar, commença-t-il avec prudence, vous avez un logement confortable au troisième étage, dans le secteur nord, n’est-ce pas ? Deux petites filles, une femme charmante qui travaille au palais de justice, vous avez un poste bien payé qui offre de nombreux avantages… vous êtes sûr de vouloir risquer tout ça ?

— C’est une menace ?

Tac !

Tim leva les mains en signe de paix.

— Je vous invite simplement à y réfléchir. Soixante-dix pour cent, ça représente une somme conséquente, difficile à dissimuler à votre femme ou aux agents du trésor public.

— Ça, c’est pas votre affaire, mais la nôtre.

— Tu te fatigues pour rien, frangin, dit Loki qui sirotait son verre. Ces braves gens n’en démordront pas.

— C’est parce qu’ils ne comprennent pas bien la situation. Laisse-moi leur expliquer, je suis sûr qu’ils changeront d’attitude.

— Vous croyez qu’on va se laisser intimider par une bande de rats qui se planquent sous terre ?

— Manifestement, non, reconnut Loki.

Tac !

— C’est pas négociable ! Ou vous acceptez notre offre, ou c’est vous qui allez le regretter.

— T’entends ça, Tim ? On n’a pas le choix, on va le regretter sinon.

— Je t’en prie, Lok…

— On est sérieux.

— Ils sont sérieux.

Les narines de Galar frémirent, ses gros sourcils se froncèrent. Loki eut pitié et se décida à mettre fin à son supplice.

Tac !

— Va pour soixante-dix pour cent ! clama-t-il.

Il se redressa et tendit la main. À côté de lui, Tim se raidit. Noûr serra les dents, Danny et Walty se figèrent au-dessus de leur chope, Shel rentra la tête dans les épaules.

Galar en resta stupide. Il s’était sûrement préparé à repartir avec un « non » ; il aurait mis sa menace à exécution, les aurait privés de ses réprouvés, peut-être même leur aurait-il envoyé quelques amis soldats : alors, seulement, Loki n’aurait eu d’autre choix que de se ranger à ses conditions. Malheureusement pour eux, ces pauvres surveillants jouaient à un jeu dont ils ne connaissaient pas les règles.

Tac !

Galar considéra la main de Loki avec méfiance, chercha la tromperie sur son visage. Il n’y trouva qu’un franc sourire, si ouvert et jovial qu’il se laissa contaminer à son tour.

Tac !

Rictus aux lèvres, il tendit le bras et referma ses doigts sur ceux de Loki.

L’effet fut instantané. Loki eut l’impression d’avoir plongé la main dans un torrent d’eau glacée et bouillonnante. Les cheveux de sa nuque se hérissèrent. D’un coup, il eut une conscience aiguë de son corps : ses poumons qui se gorgeaient d’air à chaque inspiration, son cœur qui battait avec force dans sa cage thoracique, envoyait le sang pulser dans ses veines, nourrir ses muscles, inonder son cerveau.

Son cerveau. Il fourmillait, tournait à plein régime, pétillait ; comme si un milliard de minuscules éclairs éclataient sous son crâne. Le brouillard s’était levé, laissant Loki face à un monde saisissant de netteté. Le goût que l’alcool avait laissé sur sa langue s'était fait complexe, savoureux. Il distinguait les arômes subtils de l’orge, du feu de bois et des épices. Il entendait les échos caverneux qui remontaient de la fosse, parcouraient les tunnels. Il aurait pu jurer que le feu de la cheminée brûlait sur sa peau, que la montagne grondait sous la plante de ses pieds.

Le monde palpitait, respirait, s’agitait, et Loki en était le centre, plus vivant que jamais.

Il aurait voulu que cet instant dure une éternité. C’était plus enivrant que l’opium, plus délicieux que le sexe.

La bouche entrouverte, les yeux écarquillés, le visage auparavant rougeot du sergent Galar était devenu livide. Lui aussi, Loki le sentait : ses muscles frémissants, son cœur faiblissant, son cerveau engourdi et son âme, qui se vidait de sa vie comme une hémorragie. Un battement de cil plus tard et la surprise fondit de ses traits. Sa tête bascula en avant et s’effondra sur la table en renversant le contenu de son verre. Loki serra sa main jusqu’à ce que le courant se tarisse, puis la laissa retomber avec un bruit mat.

Tandis qu’il faisait craquer ses vertèbres, tout frissonnant de plaisir, les camarades de Galar se dressèrent comme des ressorts. Les surveillants restants tirèrent leur sabre au clair, les autres dégainèrent dagues et couteaux. Toujours assis, mains dans les poches, Tim soupira. Au bar, Shel jouait avec une pièce de bronze et Danny finissait de vider sa chope. Walty était le seul à s’agiter. Il gloussait, trépignait sur son tabouret.

— Qu’est-ce que… commença une surveillante, la voix chevrotante.

— Vous l’avez empoisonné ! tonna un autre.

La terreur passa sur les visages de ceux qui s’étaient offert un verre. Loki éclata d’un rire espiègle, un vrai. Il bondit sur ses pieds, écarta grand les bras et demanda :

— Soixante-dix pour cent de sept, ça fait combien ? À peu près cinq ?

— Quatre virgule neuf, répondit Nìmir, en tournant la page de son livre.

— Pas pratique ça. On a qu’à arrondir à cinq !

Les surveillants et leurs amis pâlirent lorsqu’ils comprirent. Loki amorça un pas dans leur direction, les bras encore ouverts. Une des surveillantes se rua sur lui en rugissant, épée en avant. La main de Loki se referma sur son poignet au moment où la lame lui transperçait la poitrine.

La souffrance fut noyée sous une nouvelle vague d’extase. Il eut beau sentir l’objet logé entre ses côtes fêlées, sentir ses poumons se déchirer, le sang se répandre dans ses organes, il n’en éprouva aucune douleur. Pas immédiatement, du moins. Quand la femme s’effondra à ses pieds, morte, il lui lâcha le poignet et la gêne causée par l’arme se changea en tiraillement, puis en élancement.

Grimaçant, Loki saisit l’épée, l’ôta d’un coup sec et la jeta au sol, puis il se plia en deux et toussa, cracha le sang qui lui remontait dans le nez et la trachée. Il avait fallu qu’elle atteigne les poumons, la garce… Très vite, la douleur s’estompa, le sang cessa de couler. Lorsqu’il parvint enfin à retrouver son souffle, il se redressa et trouva cinq visages épouvantés tournés vers lui.

— Il… il devrait être mort !

Cette réalité fut trop dure à accepter pour le dernier des surveillants. Décidé à tenter sa chance, il bondit à son tour et fendit l’air de son épée. Loki ne chercha pas à éviter le coup. Cette fois, la lame lui ouvrit la gorge. Le sang gicla, lui remonta à nouveau dans la bouche, des étoiles noires éclatèrent devant ses yeux. Il tituba, momentanément étourdi. Deux secondes plus tard, la douleur reflua, les vertiges se dissipèrent et sa vue s’éclaircit aussi vite qu’elle s’était assombrie.

Loki attrapa un verre, rinça le goût de fer avec une lampée de whisky et rejeta la tête en arrière, souriant de toutes ses dents rouges. Sur sa gorge, la plaie s’était déjà refermée.

Le surveillant en lâcha son arme. Dans son dos, trois de ses amis se précipitèrent vers la sortie. Mauvaise idée. Troy se décala d’un pas pour leur barrer la route, arrêta le pied-de-biche que le premier venu tenta de lui asséner sur la poire et envoya son énorme poing en retour. Le coup fut si puissant que les vertèbres craquèrent. Le type s’effondra, mort. Horrifié, son camarade de droite ne prit pas garde à la silhouette qui fondait dans son dos. Noûr le saisit à la gorge et le poignarda entre les côtés.

Le dernier du trio avait reculé vers le bar, couteau à la main. Walty voulut tenter sa chance, mais Danny le repoussa au fond de son tabouret, leva sa chope et la lança. Le verre éclata sur la tête du jeune homme, qui s’effondra à son tour.

— Joli, commenta Shel.

Il n’en restait plus que deux : un surveillant et une femme, paralysés au milieu de la pièce, tremblants comme une paire de chatons mouillés.

— Vous… vous vous en tirerez pas comme ça ! bégaya l’homme. Vous allez le payer cher !

— Tais-toi ! glapit son amie.

Enjambant le corps de feu sa camarade, Loki avança vers le surveillant, qui recula. Ses jambes le lâchèrent et il s’effondra sur le plancher. Il rentra la tête dans les épaules en haletant de frayeur quand Loki s’accroupit à sa hauteur.

— Eh, respire mon grand. Je vais pas te manger.

— Tu devrais, dit Noûr, en essuyant sa lame sur le pantalon de sa victime. Autant faire disparaître toute la clique, ça nous évitera les problèmes.

— Nan. Mon pote Galar et moi, on s’est mis d’accord sur soixante-dix pour cent. Une promesse est une promesse.

— Ne me fais pas marrer…

— Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? susurra Loki, les yeux plantés dans ceux du surveillant. Qu’il aille rapporter que les réprouvés se livrent à des combats clandestins ? Qu’il conduise les soldats ici ? Et après ? Cette chère Madame Artaïus voudra savoir comment ô grand comment cette petite affaire a pu être montée sur pied, qui en a profité, qui a laissé faire… Quelque chose me dit que les réprouvés ne se feront pas prier pour lui répondre.

— Ce sera leur parole contre la nôtre ! La parole de hors-la-loi !

Loki pouffa de rire.

— T’as pas l’air d’avoir réalisé. Toi et tes copains êtes des hors-la-loi. Vous l’êtes devenus à la minute où vous avez commencé à profiter de nos petites distractions. Vos uniformes vous confortent peut-être dans l’illusion d’être droit et honnête, le fait est : vous avez enfreint les lois.

L’expression du type se décomposa. Loki devait reconnaître que ça valait le dérangement.

— Par ailleurs, personne n’aura besoin de parler. La complicité des surveillants paraîtra évidente. Même vos balourds de supérieurs ne mettront pas longtemps à reconstituer le puzzle.

Le visage en sueur, l’homme déglutit, bégaya :

— Non… ils… y a aucune preuve.

— Des preuves ?

À nouveau, Loki éclata de rire.

— Depuis quand Psamias s’embarrasse avec ça ? Ce que la justice veut, ce sont des gens à condamner, pas des preuves.

Le pauvre type paraissait au bord de l’évanouissement. Voilà une vérité qu’il ne pouvait pas nier.

— Mais admettons. Admettons que vous nous dénonciez et que certains d’entre vous passent entre les mailles du filet… tu sais qui d’autre passera entre les mailles ?

Le surveillant sursauta, puis se tétanisa quand les mains de Loki se posèrent sur ses épaules.

— Psamias peut bien m’envoyer toute son armée, dit-il en rajustant son uniforme, ça ne suffira pas à m’arrêter. On ne peut pas me tuer. Peu importe comment, peu importe le nombre de fois, je me relève toujours. Et si je devais me relever, sois sûr d’une chose.

Tout doucement, Loki glissa une main dans sa nuque et se pencha à son oreille.

— Je me chargerai personnellement de rendre justice.

Le surveillant haleta plus fort. Il devait sentir la mort se refermer sur son âme aussi sûrement que Loki sentait sa vie palpiter au creux de sa paume. Il aurait pu l’étouffer comme une bougie.

Il relâcha sa prise. L’homme s’affaissa sur le sol de pierre, les joues baignées de larmes.

— Je veux pas jouer les rabat-joie, lança Nìmir depuis son fauteuil, mais le compte y est pas.

Loki se redressa. Le gars que Danny avait assommé avec sa chope avait repris connaissance et jetait des coups d’œil terrifiés et hagards à ce qui l’entourait, le front dégoulinant de sang. Il se mit à gémir lorsqu’il s’aperçut qu’il avait des éclats de verre planté dans le cuir chevelu.

— Ah, soupira Loki en se grattant la tête. Voilà qui est embêtant… Bon !

Il frappa dans ses mains, arrachant un sursaut à ses trois invités.

— Lequel de vous est partant pour mourir ?

Pas de réponse. La femme avait fermé les paupières, l’air d’adresser une prière aux cieux, le surveillant faisait la boule sur le sol et le dernier larron battait stupidement des cils.

— Personne ? Faites un effort ! Ce sera sans douleur et après… après, tout dépend de vous.

— J’ai qu’à finir celui-là, proposa Danny. Il est déjà abîmé.

Il tira la hache planquée derrière le comptoir et avança. Le jeune homme écarquilla les yeux et rampa en arrière.

— Pi… pitié ! C’était pas mon idée ! J’ai simplement suivi !

— Ah ouais ? Si y a un truc qu’on aime encore moins que les connards qui viennent nous menacer et pensent pouvoir nous voler not’ fricot, c’est les pétochards qui se contentent de suivre !

— Allons allons, Danny, pas la peine d’en faire une boucherie.

— C’est un peu tard… souffla Tim, occupé à essuyer les giclées de sang sur son visage et sa veste en velours.

— J’ai une meilleure idée, assura Loki. On va faire un petit jeu, tous ensemble. Qu’est-ce que vous en dites ?

Il attrapa le surveillant pour l’aider à se remettre sur ses jambes, le ramena devant la table, puis fit signe aux deux autres de les rejoindre. Comme aucun d'eux ne bougeait, Danny fit claquer sa hache. Le jeune homme à ses pieds décida qu’il préférait jouer avec Loki et se précipita vers la table. La femme se rapprocha sans desserrer les lèvres. Tim quitta sa chaise en secouant la tête et tourna le dos à la scène.

— Parfait ! s’exclama Loki. Écartez-vous un peu… voilà, comme ça ! Les règles du jeu sont simples : le premier gagne. Attention, vous êtes prêts ?

Ses invités échangèrent des regards paniqués.

— Que…

— Trois, deux…

— Qu’est-ce que… ?

— Un !

La main de Loki plongea au centre de la table. Personne ne réagit.

— Eh ben alors ? Allez allez ! dépêchez-vous !

Dans un sursaut, ils l’imitèrent : les trois mains fusèrent. Un battement de cil avant qu’elles ne s’empilent sur la sienne, Loki la retourna, paume vers le plafond. Il s’accrocha à la première vie venue. Pour la troisième fois, le torrent l’emporta. Sur sa droite, la femme devint plus blanche que de la craie. Ses genoux se dérobèrent et elle glissa au sol.

Ses camarades avaient ôté leur main comme s’ils s’étaient brûlés les doigts. Loki, lui, prit son temps pour ramener la sienne, les bras couverts de chair de poule.

Il se sentait déborder, ivre et éveillé. Il avait envie de courir dans les galeries, remonter à la surface et hurler, faire entendre sa voix dans la vallée. Il mit quelques secondes à s’apercevoir que le rire qui envahissait le salon s’échappait de sa propre gorge. La vue des corps éparpillés dans la pièce ne lui pinça même pas le cœur, au contraire. S’il y avait bien une catégorie de personnes que Loki ne regrettait jamais de refroidir, c’était les ordures dans ce genre-là. Qu’ils se présentent à sa porte pour chercher la bagarre était une aubaine.

— Eh bien voilà, le compte est bon !

Guilleret, il vint se planter devant les survivants et leur envoya une bonne claque dans l’épaule.

— J’aime quand on arrive à trouver un terrain d’entente, comme ça ! Pas vous ?

Les deux hommes semblaient sur le point de faire une crise d’apoplexie. Loki les considéra avec amusement, attendit qu’ils se soient un peu calmés, qu’ils osent relever les yeux.

— Maintenant, ouvrez grand vos esgourdes parce que je ne le répéterai pas. La prochaine fois que l’un de vous a l’audace de se pointer avec des exigences et des menaces, ou même caresse l’idée de nous trahir… Cette prochaine fois, je ne serai pas aussi gentil. Cette prochaine fois, je vous ouvre en deux, du sifflet jusqu’au menton, et je vous pends tous aux balcons par les tripes, vous et toutes vos petites familles.

Loki ne souriait plus. Il ne plaisantait plus. Dans le salon, personne ne moufta et les deux types se ratatinèrent à en finir le cul sur la table, la figure livide, le regard rivé au sol.

— Toi, c’est quoi ton nom ? Oui, c’est à toi que je parle.

Le surveillant dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à couiner :

— Fabius…

— Fabius, je peux compter sur toi pour honorer notre arrangement ?

Il déglutit, puis hocha frénétiquement la tête.

— Excellent  ! Allez, maintenant, tirez-vous.

Troy leur ouvrit la porte et ils détalèrent plus vite que des lapins.

Du côté de la cheminée, le mineur avait disparu. Plus de coups de pioche, plus de lamentations. Plus de voix. Loki ferma les yeux et savoura ce silence retrouvé.

— Danny, tu me les feras surveiller.

— Avec la frousse que tu leur as flanquée ? Tu crois que c’est utile ?

— On est jamais trop prudent.

— C’est plus fort que toi, hein ? lâcha Noûr. Il faut toujours que tu fasses ton numéro.

— C’est pas bon pour les affaires, grommela Shel.

— Euh… à qui est le jeu de cartes ? demanda Nìmir. Il est foutu.

Tandis que Walty s’en allait recruter de l’aide pour débarrasser les cadavres, Loki fit main basse sur un bol de pistaches – les meilleures qu’il eut mangées depuis longtemps – et rejoignit Tim sur le balcon.

— Oh allez, fais pas cette tête !

— T’étais pas obligé d’aller jusque là…

Loki soupira.

— Justement, si, p’tit frère. Il était temps de remettre les pendules à l’heure.

— Un aurait suffi.

— Le sergent Galar a insisté. Qui suis-je pour m’opposer à la volonté de nos braves soldats ?

Tim ne goûta pas la plaisanterie. Il ne voulut pas non plus des pistaches que Loki lui offrit. Ce dernier finit par secouer le bol sous son nez, de plus en plus fort, jusqu’à ce que les fruits secs lui sautent à la figure.

— Super, tu vas être insupportable pendant trois jours maintenant, grommela Tim.

Bien qu’il se dérobât avec mauvaise humeur, un début de sourire souleva le coin de ses lèvres et Loki sut qu’il avait gagné la partie.

— De quoi vous parliez, avec Shel ? lâcha Tim en retrouvant son sérieux.

Loki hésita. Dix minutes plus tôt, il aurait certainement gardé la nouvelle pour lui, le temps de ruminer dessus, en doutant de tout et de tout le monde. Mais il n’avait plus envie de ruminer et il ne doutait plus de rien. L’excitation, la joie qu’il aurait dû éprouver à l’instant où Shel lui avait ramené cette liste de noms le submergeait enfin.

Il tira le parchemin de sa poche et le laissa aux mains de son frère. Dans les hauteurs de la crevasse, une étoile lui adressa un clin d’œil sur un fond de ciel bleu marine. Il le voyait distinctement à présent.

— C’est… commença Tim. On l’a retrouvé ? Où ? C’est quoi, cette liste ?

— Les évadés du Donjon, dit Loki en s’adossant au garde-fou. Aux dernières nouvelles, l’Alliance lui aurait mis la main dessus.

Tim prit quelques secondes pour digérer ces informations. Parmi toutes les questions qui se bousculaient dans son regard, une seule franchit ses lèvres – la plus importante :

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Loki sourit, de ce même sourire qu’il avait adressé à Galar en lui offrant la main qui avait scellé son sort.

— Et si on invitait les rebelles à jouer ?

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