Le vent hurlait à l’extérieur de la cabane aux chèvres, l’obscurité embrassait la colline depuis un long moment déjà. Un éclair fendit le ciel et le tonnerre brisa le silence. Lilyh sursauta et jeta un regard inquiet en direction de la porte. Devant elle, la créature de lumière scintilla avant de disparaître.
« Encore une fois », ordonna Galar d’une voix ferme.
De ses doigts translucides, il dessina un cercle dans l’air et la sphère lumineuse réapparut. Un geste de sens contraire et elle prit l’apparence d’une femme minuscule, dansant sur les dernières braises d’une flambée moribonde. Pour la énième fois, Lilyh fit le vide dans son esprit. Elle ralentit sa respiration et se concentra sur la jolie danseuse qui voltigeait près d’elle. Elle observa chacun de ses mouvements pour les graver dans sa mémoire. Quand elle se sentit prête, elle ferma les yeux et l’imagina de toutes ses forces en train de tournoyer au creux de sa main. Un courant d’air caressa sa peau, une douce chaleur se diffusa dans son bras. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle poussa une exclamation de joie.
« Regardez, maître Galar ! »
Hélas, la créature fit à peine deux pas entre ses doigts. Elle vacilla, perdit de son éclat et s’écrasa contre son pouce avant de disparaître. Lilyh s’exaspéra.
« C’est trop difficile. Ça fait des heures que j’enchaîne cet exercice et je n'arrive pas à la faire danser comme vous.
Le Grisécaille la fixa intensément et émit un son guttural qui ressemblait à un rire.
- Encore une fois.
Lilyh soupira et quitta son tabouret. Elle en avait plus qu’assez de s'entraîner en vain. Depuis le départ de son frère, elle répétait inlassablement le même exercice mais n’avait pas réussi une seule fois.
- Vous baissez les bras, jeune fille ? C’est pourtant vous qui m’avez demandé de vous apprendre à faire danser la Shâat dans votre main.
- Je sais, pesta Lilyh. Mais vous m’avez juste dit de fermer les yeux et de me concentrer, vous ne m’avez rien appris du tout. Comment suis-je censée y arriver si vous refusez de m’aider ?
- Et à quoi servirait cet exercice si je vous donnais la solution ? s’amusa Galar. Mais puisque vous insistez, permettez-moi de vous offrir un indice. La Shâat est une entité vivante, jeune Lilybeth. C’est un souffle de vie indomptable et prodigieux qui ne fait qu’un avec le monde. Personne ne peut la dominer. Tant que vous essaierez de lui imposer votre volonté, elle vous résistera.
- Que dois-je faire, alors ?
- Si vous souhaitez la manipuler, vous devez apprendre à l’écouter. »
La fillette se renfrogna. Elle ne comprenait pas un traître mot de ce que l’étranger racontait. Créer une copie de la ballerine de lumière était facile, il lui suffisait de l’imaginer pour la voir apparaître au creux de sa main. En revanche, reproduire ses mouvements de danse constituait un exploit insurmontable. Malgré tout, elle décida de faire un dernier essai. Pendant un long moment, Lilybeth observa la petite valseuse de Galar qui voltigeait au milieu des flammes. Puis, lorsqu’elle se sentit prête, elle ferma les yeux et l’écouta danser.
Le craquement d’une bûche qui se consumait dans le feu. Le clapotement de la pluie qui s’abattait sur les fenêtres, le grincement d’une ardoise mal fixée sur le toit. La respiration de Galar, si calme et discrète qu’elle faillit ne pas la percevoir. Le bêlement des chèvres terrifiées par l’orage au fond de la grange. Le souffle du vent dans les arbres, le grondement de la tempête amplifié par les montagnes. Et derrière tout cela, une musique douce et envoûtante, si pure et si parfaite qu’elle ne pouvait avoir été composée par l’homme. Elle réunissait tous ces bruits disparates en un concerto puissant et harmonieux, dont le tempo fugace allait crescendo avant de s’atténuer subitement, épousant à la perfection les mouvements de la danseuse de lumière. Pour la première fois, elle entendait le chant du monde. Fascinée, Lilyh s'empara de cette mélodie pour créer son sortilège, la força à ralentir pour suivre le rythme de sa partition. Mais à chaque fois qu’elle pensait y parvenir, l’étrange mélopée se réinventait d’elle-même pour échapper à son emprise, jouant avec le sifflement du feu et le fracas du tonnerre pour changer de mesure.
Alors, elle comprit le sens des mots de Galar.
Elle était la soliste de cette aria prodigieuse. Mais pour que son chant la sublime sans risquer la cacophonie, elle devait se laisser guider par ce formidable orchestre de vie.
Elle calqua sa respiration sur les mouvements de la danseuse.
Lorsqu’elle se mit à chanter, une décharge d’énergie pure l’envahit, irradiant dans tout son corps comme un soleil. Autour de la jeune fille, des filaments de Shâat tourbillonnaient, dessinant sur les murs de la cabane un ballet incandescent où cinq valseuses virevoltaient de concert dans une explosion de couleurs. Une larme coula sur la joue du vieux Grisécaille et un sourire étira ses lèvres.
Soudain, le sol se mit à trembler sous les pieds de Lilybeth et les contours de la maison devinrent flou. Une voix grave et discordante se mêla à la sienne, brisant l’harmonie de son chant comme on casse une statue de verre. Le feu cracha devant elle, le vent rugit de colère. Un éclair éventra le ciel et la jeune fille sentit une pluie glacée ruisseler sur sa peau.
Elle n’était plus dans la cabane de Brenan.
Tout autour d’elle s’élevaient de grandes formes noires, tortueuses et menaçantes. Elle courait à perdre haleine dans une forêt de troncs calcinés couverts de cendres, escaladant un promontoire rocheux qui dominait une immense vallée en contrebas.
Lilyh connaissait cet endroit.
Au pied des contreforts du Bouclier s’étendait le village de Fertémont où vivait autrefois sa mère. Un village dont les habitants l’avaient jadis chassée en lui jetant des pierres. La jeune femme serra les poings et sentit un flot brûlant de haine l’envahir. C’était l’occasion rêvée de tester son nouveau pouvoir. Elle prononça une incantation et les flammes qui ravageaient la forêt se réunirent, dessinant la silhouette d’un immense dragon dans l’air. Sans hésiter, elle bondit sur son dos et la bête fondit sur le village, déversant un torrent de feu noir qui dévorait tout sur son passage. Elle vit une femme disparaître dans l’incendie en essayant de protéger son fils, brûla vif un vieillard qui pensait s’échapper en claudiquant vers le fleuve. De l’autre côté de la rue, le toit d’un bâtiment s’effondra sur une famille. Les hurlements de terreur se mêlaient aux arpèges du chaos et de la destruction, créant un requiem sinistre à la beauté sauvage. Cette musique enivrante vibrait à travers elle, attisant davantage sa frénésie meurtrière. C’était un spectacle épouvantable et magnifique à la fois. Elle était l’interprète virtuose du cantique de la mort, un chant de larmes et de violence qui consumait ses ennemis sous les flammes de sa colère.
Une main froide se posa sur son épaule et Lilybeth hurla.
Le retour dans la cabane lui fit l’effet d’un réveil en sursaut après un horrible cauchemar. Le tourbillon de magie disparut, laissant derrière lui des paillasses renversées et des éclats de vaisselle brisée. Dans sa main, la danseuse de lumière avait cédé place à un guerrier chevauchant un dragon de feu noir. À ses oreilles retentissaient encore les cris de désespoir des villageois qui voyaient la mort s’abattre sur eux depuis le ciel.
« Qu’avez-vous vu, Enfant de Shâat ? »
Face à elle, Galar Im’Radiel avait ôté son capuchon et la scrutait d’un air grave. Il avait des yeux reptiliens à la pupille verticale cernée d’un iris bleu azur à l’intensité envoûtante. Écrasée par le poids de son regard, la jeune fille demeura muette.
« Le chant du monde s’est éteint et les ténèbres s’avancent. Un Seigneur Ombre est né dans cette vallée ce soir. L’air empeste la magie du Dragon Rouge et j’entends l’écho de lamentations dans le noir. Répondez-moi, Enfant de Shâat. Qu’avez-vous vu ? »
Le souffle court, Lilyh hoqueta et s’efforça de retenir ses larmes. D’une voix étranglée par l’émotion, elle ne put murmurer qu'un nom.
Domadan.
Cet interlude en lui-même m'a beaucoup plu, cependant je dois avouer que je garde très peu de souvenirs du prologue et que j'ai eu du mal à faire du lien. L'idée d'explorer l'histoire de ces personnages pour l'instant en marge de l'histoire principale grâce à des interludes est une excellente idée. Je pense que tu pourrais en utiliser davantage, perso j'aurais préféré que ça remplace le prologue avec des éléments qui arrivent au fur et à mesure.
Comme je l'ai, j'ai bien aimé ce chapitre. J'aime bien la description que tu fais de la magie, avec la musique, ça rend très bien. La vision de Lilith est vraiment prenante, sa fascination devant la destruction assez inquiétante. Je me demande où tout ça va la mener.
Petite remarque :
"si pure et si parfaite qu’elle ne pouvait avoir été composée par l’homme." -> trop pure et parfaite pour avoir été composée par l'homme ?
Un plaisir,
A bientôt !
Merci beaucoup de ton retour intéressant ! Je comprends ton sentiment vis-à-vis du prologue, c'est vrai que tu l'as lu il y a déjà un certain temps et c'est normal qu'il ne soit plus très frais dans ta mémoire.
L'idée était de proposer dans mon roman un interlude tous les trois chapitres environ, mais comme je redécoupe mes écrits pour PA afin de ne pas avoir des chapitres trop long, ici ça fait 1 interlude tous les 6 chapitres ce qui fait effectivement assez long, surtout quand on rajoute les délais de publication.
Content de voir que le reste de l'interlude t'a plu, il m'a demandé pas mal d'efforts d'écriture notamment pour obtenir une description musicale de la magie qui soit satisfaisante.
Petit rafraichissement de mémoire à prendre en compte pour bien suivre l'histoire de Lilyh et Domadan : les deux jumeaux vivaient dans la cabane de Brenan. Dans le prologue, il font la connaissance de Galar Im'Radiel (le maître du Clan des Sildaros) qui propose à Lilybeth de lui enseigner la magie. Domadan, jaloux d'être abandonné par sa jumelle pour un inconnu, s'enfuit et (interlude 1 : le chant de la colère) découvre qu'il a lui aussi une affinité très forte avec la Shâat, mais celle-ci est basée sur sa haine et sa rancœur.
Ici, quand Lilyh plonge dans sa vision, elle voit son frère en train de détruire le village de Fertémont. La fascination qu'elle ressent pour la destruction n'est pas vraiment la sienne, c'est celle de Domadan qui déchaîne pour la première fois ses pouvoirs. Comme ils sont jumeaux, il existe un lien très fort entre eux.
Au plaisir !
Ori'
Un bon chapitre. On retourne dans la cabane du prologue avec la jeune Lilyh et son maître le Grisécaille.
Dans son rêve, on devine que la jeune Lilyh voit son frère jumeau, mais on ignore encore s'il s'agit d'un rêve, d'un événement passé, du présent (même si je doute que ce soir le présent car le village est proche ?) ou du futur. En tout cas, ça confirme que Domadan s'est enfoncé (ou va s'enfoncer) dans les ténèbres. Tu pourrais presque faire la petite plus éberluée à la fin, du genre elle n'en croit pas ses yeux. Là on dirait presque qu'elle prend plaisir à voir toute cette violence (ce qui n'est pas impossible, à voir selon tes intentions).
Sinon le chapitre est bien écrit et bien rythmé, je me suis demandée tout du long ce qui allait se passer. J'ai bien aimé la description de la danseuse, de la magie. Celle du grisécaille pourrait être allongée, même si tu as bien décrit sa voix profonde et ses yeux de reptiles. Celle de la cabane pourrait être rappelée en une phrase au tout début éventuellement (par exemple vu que le feu du foyer est important, tu peux faire mention de la lumière qui effleure les meubles ou les poutres ce genre de trucs histoire de recamper le décor rapidos).
Hâte de savoir la suite ! 🙂
Mes notes : surtout quelques remarques pour améliorer encore la fluidité (mais c'est déjà très bien de base, ça se lit bien) 👍
"la énième fois de la journée"
> "de la journée" peut être oté je pense pour alléger ?
"qui pouvait ressembler à un rire."
> qui ressemblait à un rire ?
"Elle en avait plus qu’assez de cet entraînement inutile"
> c'est pas l'impression qu'elle donne au paragraphe précédent. Au contraire, elle paraissait toute enthousiaste.
"mais n’avait pas réussi une seule fois."
> ben si, à l'instant
> "mais n'avait réussi à faire apparaître la danseuse sur sa paume qu'un bref instant" / "mais n'avait réussi qu'à faire apparaître la ballerine sans réussir à la faire danser" ou un truc du genre ?
"Et à quoi servirait cet exercice si je vous donnais la solution ?"
> que la fille le vouvoie me paraît logique, mais le grisécaille ne devrait-il pas tutoyer un enfant ? (c'est pas impossible mais ça m'a paru bizarre)
"dont le tempo fugace allait crescendo avant de s’atténuer subitement, épousant à la perfection les mouvements de la danseuse de lumière"
> ce n'est qu'après ça que je descendrais la phrase : "Pour la première fois, elle entendit le chant du monde." > elle entendait ? (à l'imparfait ?) > tu décris puis annonces ce que c'est, ce serait mieux à mon avis
Vivement la suite !
Content que ce petit interlude te plaise, la suite ne devrait pas trop tarder à arriver j'espère, j'ai repris le temps de me plonger dans ce récit pour avancer un peu.
Merci pour tes suggestions de style, je vais faire des corrections. Tu as raison aussi concernant l'ambiance de la cabane au début, je verrai pour améliorer ça lors de la phase de réécriture :)
À tout bientôt !
Ori'