C’est fascinant un téléphone. Fin et aussi léger qu’un filet de sole, on pourrait passer des heures à observer ce miracle de technologie. La coque en silicone transparent laisse apercevoir une jolie couleur argentée au dos du mobile, là dans le petit rond, où d’une empreinte, l’engin se déverrouille. Le portable semble neuf mais les premières éraillures apparaissent déjà aux coins. Les traces de crème et de gras mélangés s’étalent sur l’écran et compliquent la saisie des doigts qui pianotent à une vitesse effrénée.
« Je suis dans le metro. Raoekke-moi »
Oups, loupé. Le destinataire comprendra néanmoins et rappellera dans l’heure pour palier à l’urgence matinale. Alors en attendant, le pouce s’agite sur un jeu de construction et la tête se balance au rythme de la musique qui hurle dans les écouteurs en plastique. Fascinant vraiment, d’autant plus quand ça évite un croisement de regards gênant entre mendiant et sollicité.
Oh, elle n’était pas naïve. Elle l’avait vu entrer par la dernière porte et imposer sa misère à leurs yeux vitreux. Il lui avait suffi d’une toute petite seconde pour le détailler de pied en cap. L’homme était grand, il dépassait facilement la masse des voyageurs d’une bonne tête et demi. Il se cassait le cou à éviter les barres d’appui en hauteur, celles- là même qu’elle ne pouvait saisir qu’en se hissant sur la pointe des orteils, et faufilait un corps visiblement amaigri entre les usagers. On devinait les traits émaciés de son visage derrière une barbe en friche. Les vêtements étaient larges, récupérés çà et là la taille ne devait initialement pas convenir.
À chaque mouvement, le vide entre corps et tissu se dessinait. Les trous aussi. Le bas usé du jean s’effilochait et s’étalait au sol à la manière d’une traîne. Aux chevilles, on devinait l’usure de la paire des baskets. Le tissu, respirant pour permettre une bonne aération du pied pendant la course, craquelait aux jointures et présageait d’une durée de vie limitée. Peut-être un orteil s’échappait-il déjà ?
La description n’était probablement pas des plus fidèles, mais soyons honnête, les clodos se ressemblaient tous. Alors que les yeux soient bleus, noirs ou verts, le pull à capuche rouge ou gris, peu importait. Ils étaient tous les mêmes. Si elle lui avait porté davantage attention, elle aurait remarqué un nez busqué, presque bossu, des lèvres fines, des yeux cernés et des traits marqués par un mélange de fatigue, de faim et d’alcool. De peur aussi.
Ses sentiments jouaient au ping-pong dans sa caboche alors qu’il remontait la rame. De lui-même, il n’aurait su dire s’il renvoyait un air éploré, apitoyé, agressif ou simplement miséreux. Parfois, il se demandait s’il ne récolterait pas plus en exprimant ce qu’un geste ou une parole signifiait pour lui. « C’est pour manger, vous savez m’dame, ça fait trois jours que je n’ai rien béqueté. Les associations ne passent pas encore » ou « Je sais que vous ne voulez pas financer un poivrot, mais cette cannette de bière, elle me chauffera de l’intérieur et ce sera comme passer la soirée dans les bras d’une amie. »
Non, il savait ce que cela impliquait et ne désirait pas se confronter à cette mendicité idéale, revue et corrigée par la bien-pensance. « Non, monsieur, moi, je donne qu’à ceux qui font quelque chose. C’est pour leur apprendre la valeur travail. Vous pourriez vous aussi si vous acceptiez de mouiller le maillot. » C’était la guerre des mondes et leurs vies en parallèles. Dans son dos, il entendit un « chiquet » claquer dans l’air.
Valentin ne se retourna pas.
L’atmosphère avait changé depuis quelque temps. L’ignorance polie n’était plus la norme. Certains étaient encore pétris de leurs vieilles habitudes, mais beaucoup s’étaient mis à les insulter. Les yeux dans les yeux, ils les traitaient de parasites et d’enflures. Les plus audacieux n’hésitaient plus à les cogner dans l’indifférence générale. On avait cramé la tente de Gilles y a trois jours.
Et Gilles avec.
À la jointure entre les wagons, une dame lui glissa un ticket restaurant et un peu de la bigaille qui alourdissait son portefeuille. Autour, on abaissa les épaules, soulagés que quelqu’un se soit dévoué. Il les connaissait par cœur ces attitudes. Cette petite lâcheté qui les faisait regarder ailleurs tant cela traduisait leur échec collectif, à eux en tant que société, et cette crainte, tapie si profond qu’ils l’oubliaient presque, cette crainte d’un jour finir pareil.
Valentin les détestait tous. Tous ces gens dans leurs beaux habits et leurs chaussures vernies se permettaient de le juger en un battement de cils. Que savaient-ils de sa vie ? De ses joies et de ses errances ? Rien, et si la symétrique était vrai, il estimait cependant que l’empathie devait lui profiter.
Lui, il les aurait regardés. Il ne les aurait pas ignorés devant l’importance de son nouveau jeu mobile. Il ne se serait pas retourné après leur passage quand ils seraient trop loin pour lui adresser un œil accusateur. Vous savez cet œil accusateur qui devine la monnaie dans les poches et le trop d’argent qui brûle les doigts. Lui, il…
Valentin n’avait jamais connu cette vie-là, entre métro, boulot dodo, aussi lui était-il facile de s’imaginer meilleur. Dès son plus jeune âge, son existence avait été chaotique. Né de père inconnu, sa mère avait recomposé leur foyer à plusieurs reprises, ajoutant des demis à leur cercle familial déjà chancelant.
Le courant n’était jamais passé entre ses beaux-pères et lui. Surement, ces hommes ne voulaient que la femme, son charme, son cul et ses largesses. Les pièces rapportées qu’étaient les enfants nés de précédentes unions, ils s’en accommodaient un temps avant de prendre le large. Une figure paternelle stable lui avait manquée. Il aurait aimé avoir un autre modèle que des soûlards profiteurs à la main souvent trop lourde, mais sa mère avait toujours eu des goûts bien spécifiques en matière d’hommes.
Les relations n’avaient pas été plus roses avec sa mère. Chacun reprochait à l’autre l’échec de leurs vies.
- Si seulement, je n’avais pas été stupide, lui répétait-elle, j’aurais étudié. Je serais devenue prof ou artiste. Je n’aurais pas perdu ma jeunesse à changer les couches d’un sale marmot.
Alors, il dégobillait sa haine. L’insultant, renâclant, il claquait les portes de la maison et fuguait dans la nuit. À force, on s’était habitué : personne n’appelait plus la police, on savait que la faim le ferait rentrer tôt ou tard.
Valentin s’extirpa de ses pensées. Songer à sa famille, lui était encore trop douloureux. Le temps long des années passé dans la capitale n’avait pas atténué ses blessures. Elles vivaient encore à même sa chair.
Sans grande conviction, il se remit à tendre son gobelet.
“S’il vous plaît Messieurs-dames, une p’tite pièce.”
Son regard s’attarda sur la fille au téléphone argentée. Il l’avait repérée de loin avec sa chevelure bouclée de blondinette. Elle avait un visage poupon, des joues rondes et maquillées qui lui donnait bonne mine en ce début d’automne grisonnant. Elle paraissait trop jeune pour appartenir à la clique des travailleurs en costards, il supposa donc qu’elle était étudiante. Ses petites baskets de marque dévoilaient des chevilles nues et frissonnantes sous les premiers frimas. Un paradoxe quand lui-même ne rêvait que d’épaisses chaussettes.
Valentin dut s’avouer qu’il la trouvait jolie. Il essayait de ne plus s’attacher à la beauté des femmes, à ses désirs qui naissaient dans son bas-ventre et lui retournait l’esprit. On ne s’imagine pas la douleur d’un corps que personne n’aime ni ne désire. Le besoin mécanique est aisé à satisfaire, en revanche rien ne remplace la chaleur d’une étreinte.
Parfois, la nuit, son esprit vagabondait. Il repensait à la première fille qu’il avait eue. Des sensations vagues et imprécises lui permettaient de divaguer et de rêver à cette tendresse qui lui faisait cruellement défaut. Il s’imaginait les mains maladroites effleurer à nouveau sa peau. Il frissonnerait puis se crisperait sous les ongles qui s’enfonceraient dans son dos. Il l’aimerait terriblement.
- M’dame, bonjour, tenta-t-il maladroitement.
La jeune femme marmonna un “non, je n’ai pas de monnaie” automatique. Elle esquissa un trois quart de tour sur elle-même et appuya frénétiquement sur le bouton son de son téléphone. Dommage, il était déjà au maximum.
- J’veux pas vous déranger, reprit-il, mais c’est que vous me faites penser à quelqu’un.
Valentin la regarda déglutir et s’affaisser sur place. Ses yeux clairs papillonnèrent d’un voyageur à l’autre, mais refusaient de s’arrêter sur lui.
- J’voulais juste vous dire que vous étiez belle, finit-il. C’est pas la peine de regarder ailleurs comme ça hein, j’vais pas vous agresser !
Instinctivement, la fille recula d’un pas.
- Oh, je te parle, articula-t-il. C’est quoi le problème, tu comprends pas l’accent de la rue ? J’te dégoûte peut-être ?!
Valentin avait vrillé. De l’incompréhension de l’autre était née une rage brute qui mélangeait tout.
- C’est ça, j’te fais peur ?! Mais j’suis pas méchant moi : j’suis juste un clochard. Un pauvre clochard qui voulait juste te parler parce qu’il te trouvait jolie et avenante. T’vois pas comme cette bande de cons autour.
Il s’interrompit et darda du regard les passagers du métro qui restaient cois. Il surprit un mouvement au loin, mais personne ne semblait encore décidé à l’interrompre.
- Ouais, j’ai dit avenante. J’ai du vocabulaire qu’est-ce que vous croyez.
Qu’ils étaient drôles ces pingouins en costume qui faisaient mine de ne rien entendre et de ne rien voir. Dans le haut-parleur, on annonça la prochaine station.
- Alors madame, tu veux bien me parler maintenant ? J’suis cultivé, tu sais, j’ai lu Germinal à l’école.
- Vas-y, mec, lâche-la !
Une main était sortie de nulle part, l’attrapant par le col, elle propulsa Valentin hors de la rame qui venait de s’arrêter à quai. Il glissa sur le sol carrelé, il s’emmêla les pieds avant de s’effondrer par terre.
- Prends tes merdes et retourne crever dans ton coin.
Un homme maigrelet lui balança les affaires qu’il avait lâchées sous le coup de la surprise. Valentin les rassembla et regarda la rame partir, l’air penaud.
- Connard.
Il compta rapidement l’argent qu’il avait récolté et jeta un œil aux larges panneaux d’affichage. 9h45. Le flux des passagers allait bientôt se tarir pour ne reprendre qu’en soirée. Les touristes de l’après-midi ne l’intéressaient pas. Ils ne comprenaient rien et psychotaient rien qu’en les voyant. L’image d’un Paris gangréné par les pickpockets et la petite délinquance les rendaient méfiants, et il n’avait plus la dextérité nécessaire pour les tromper.
Valentin décida de retourner au passage. Il prit la correspondance à la station suivante et slaloma entre les queues qui patientaient aux escalators. Quand ça n’allait pas assez vite pour lui, il en prenait un en grippe : “C’est que tu veux ma photo à me mater comme ça” qu’il disait et le flux se débloquait naturellement.
Une fois sorti du métro, il fallait marcher un peu pour rejoindre le passage. Ledit passage était un boyau inexploitable qui courrait entre le dos de vieux immeubles quasi intégralement désaffectés. Trop étroit pour en faire une rue proprette avec route et trottoirs, les sans-abris du coin s’y étaient installés. Le passage ne les protégeait ni du froid, ni de la pluie, néanmoins, de par son étroitesse, il résistait aux multiples assauts du vent.
Mais avant tout, le passage était protéiforme et ubiquiste. Il se mouvait dans les rues de Paris au rythme des chantiers et des descentes de police. On le quittait au matin incertain de l’y retrouver le soir venu.
Aussi, Valentin ne fut-il pas surpris quand il vit les voitures banalisées au coin de la rue. Dans son dos, on l’interpella :
- Les flics sont là, faut qu’on dégage !
Comme j'avais beaucoup apprécié ta nouvelle pour le concours du Nouvel An, j'ai guetté tes autres publications par ici. Et je ne suis pas déçue du voyage !
Je me permets de préciser que je vis à Paris depuis plus de 10 ans maintenant, et que l'ensemble de cette intro m'est apparue comme particulièrement réaliste et "vivante".
J'ai adoré ce changement de point de vue, qui invite les lecteurs/trices a d'abord se mettre dans les baskets du "monsieur tout le monde un peu égoïste" du métro - monsieur-tout-le-monde tout court, en fait - pour atterrir ensuite dans la peau du personnage principal, qui se trouve être SDF.
J'ai trouvé assez subtil, aussi, les nuances des personnages. On a de l'empathie pour Valentin (... enfin, sauf si on est "clocharophobes"). En même temps, il n'est pas tout blanc non plus : le passage de l'altercation avec la jeune femme est saisissant, très réaliste, et à ce moment-là je me suis plus sentie du côté de la jeune femme que de Valentin.
Si je peux me permettre une petite critique de rien du tout : j'ai eu la vague impression que l'explication du passé de Valentin (les beaux-pères) arrivait un peu comme un cheveu sur la soupe. En fait, je crois qu'à ce moment on sort du présent de l'action pour recevoir une explication narrative, et je l'ai vu - après, d'autres lectrices te diront sans doute le contraire, que cette présentation est bienvenue car elle permet tout de même de bien dessiner le personnage !
En tout cas, merci beaucoup pour cette superbe intro, et à très vite
Liné