La journée de repos, mon unique journée de détente depuis plusieurs semaines a commencée beaucoup trop tôt, par une descente du genou groupée en plein plexus, réalisé avec enthousiasme et expertise par ma fille de 5 ans. La sensation de sortir brusquement d’un brouillard épais, chaud et moelleux par une accélération prodigieuse du rythme cardiaque, le souffle coupé et la douleur vous fait relativiser sérieusement le discours que vous pouvez tenir sur la dimension merveilleuse d’être parent. Le projet de ma fille est clair, construit, patiemment élaboré par le temps laissé par les absences répétées d’un père contribuant à son échelle à l’effort de guerre, profiter au maximum de sa journée, quitte à là commencer à 6h25. Elle naquit le 26 Septembre 1939, alors que la France basculait lentement mais surement dans une guerre contre le régime nazi, alors que nous subissions les regards désapprobateurs des passants méprisant notre choix de mettre au monde un enfant dans ses conditions, alors que ma jambe folle m’empêchait de rejoindre le front. Du jour au lendemain je me retrouvais père adulé par une boule d’instinct aux bouclettes blondes, homme méprisé et moqué pour être resté en arrière à produire des munitions au milieu des femmes et des vieillards, terrorisé par la débâcle de notre nation et ce que ça impliquait pour mon enfant. La situation se dégrada, l’occupation, la collaboration, les combines que nous tentions pour manger, aider un juif ou un résistant et la culpabilité de ce que nous ne faisions pas. Elle grandit au milieu de la peur, dans un cocon que nous voulions imperméable pour lui offrir l’enfance la plus normale possible. Nous avions l’espoir qu’elle ne garderait aucun souvenir de tout ça, mais l’idée qu’elle soit marquée inconsciemment au fer blanc par les évènements n’était jamais loin. Toujours est-il que nous avions traversé tout ça, découvert les horreurs du régime nazi et de ses complicités françaises, vu revenir nos combattants avec « plus rien dedans papa », et que nous pouvions enfin reprendre une vie aussi normale que possible depuis la capitulation allemande.
On a tous l’image de parents terrassés de fatigues par un enfant qui ne fait pas ses nuits, qui pleure, crie à s’en déchirer les cordes vocales sans qu’on en comprenne les raisons, qui refuse de manger, qui bouge un peu trop un soir où on est un beaucoup trop fatigué sur la table à langer. En vérité, cette phase est difficile, elle vous pousse dans vos retranchements mais elle se surmonte. La plus grande difficulté vient avec la marche, la parole, quand l’affirmation du caractère d’un enfant se traduit en acte, en paroles, en énergie pure, quasi inépuisable au service de ses envies, que l’on essaye de canaliser par ce qu’on nomme pompeusement l’éducation. Quand un enfant vous défie de sa posture, de sa voix, vous met en position inconfortable devant tout le monde en libérant sa frustration, c’est là que vous tutoyez les limites de votre patience, que vous évoluez à vue sur une arrête escarpée qui sépare le bon du mauvais parent. Nous avons eu la chance d’arpenter ce sentier dangereux en même temps que celui de la guerre, sans jamais glisser, sans jamais dévier de notre souhait d’être en toute circonstance de bonnes personnes, malgré les coups de butoirs répétés d’une enfant de 5 ans, où les coups de genoux au réveil...
Assez rapidement, on a compris qu’on avait affaire à « une commandeuse », un petit tyran bouffi d’orgueil qui supporte mal la frustration comme n’importe quel enfant mais qui fait preuve d’une pugnacité rare pour imposer son point de vue. Là regarder jouer avec l’un de ses rares congénères est une épreuve pour moi, là façon qu’elle a de marcher sur les autres, de s’imposer rapidement comme la cheffe, de les mener à la baguette crée chez un moi un sentiment tranché comme un mauvais cocktail : une couche d’admiration flotte à la surface en un amalgame caillé que j’ai du mal à présenter sous son meilleur jour, quand mon malaise en-dessous rempli les trois quarts du verre. Si je transposais mon enfant dans un corps d’adulte, s’il m’était possible d’en faire une collègue sur la chaîne de montage qui m’épuise chaque jour, je pense pouvoir dire sans hésiter qu’un boulon serait venu depuis longtemps s’enfoncer au centre de son visage. Elle représente typiquement les personnes que j’évites, que je repousse de mon entourage pour me protéger de leur toxicité. La période n’encourageant pas le manque de virilité, le fait de s’écraser devant des personnalités affirmées, je vous laisse imaginer les quolibets sur ma sexualité ou ma force physique.
Fort heureusement, le temps joue pour nous et c’est à nous de lui faire comprendre que ce n’est pas une façon de se comporter, et qu’il est certain que la période agitée que nous avons vécu a dû jouer sur sa psychologie malléable d’enfant. Et comme tout parent, je peux aussi vous parler de cette petite boule d’instinct qui m’aspire inexorablement à elle, que j’aime d’un amour fou et qui me fait oublier toutes mes craintes lorsqu’elle s’endort dans mes bras, lorsque je la tire d’un lit encore chaud de son odeur sucrée, quand elle vient voir son papa pour soigner un bobo…
Ce matin du 6 Août 1945, Nous avions décidé d’aller au parc en cette belle et chaude journée d’été, profiter comme tout le monde de l’innocence retrouvée et du plaisir de couper avec l’effort de reconstruction qui nous épuise autant qu’il nous exalte. Nous savions qu’il y aurait du monde, trop de monde pour les rares jeux encore en bon état, qu’il y aurait des caprices, des pleurs mais aussi des purs fragments de bonheur que nous étions décidé à vivre et à cultiver tous les trois.
- Papa, Maman, on fait la balançoire humaine !
- Pas ici chérie, il y a trop de monde et tu sais que j’ai le dos en compote. Produire des munitions, c’est finalement beaucoup moins fatiguant qu’assembler des voitures.
- Allez, s’il vous plait, ça fait une heure qu’on marche, on n’a pas pu s’arrêter à l’aire de jeux et vous refusez qu’on aille aux endroits où vous dite que ça a chauffé. Je ne les aime pas vos balades où il ne se passe rien, où on ne peut rien faire et où il faut se méfier de tout, tout le temps.
- Chérie, ton père à mal au dos…
- Beh non, il est fort et toi Maman t’as fait le même travail que lui et tu ne te plains jamais !
- Sur un autre ton sinon on rentre !
- Mais moi je veux ! je veux la balançoire !
Il s'en est suivi d’intenses négociations, toute la palette des émotions naviguant entre la frustration et la colère en passant par la tristesse, avant de nous désarmer de sa bouille d’enfant, de ses yeux brillants et ses lèvres tremblotantes pour obtenir un tour de balançoire.
Bien sûr que j’aime faire la balançoire humaine malgré mon mal de chien. Entendre son rire à gorge déployée, jouer sur la rapidité du compte à rebours pour attiser l’attente avant de là soulever ensemble, constater le ravissement total sur son visage de pratiquer un ersatz de vol !
- Encore Maman, Papa, allez du nerf !
- A la une, à la une et demi…
- Non, non, pas des demis dit-elle déjà hilare
- A la deux…à la trois
Les muscles des bras qui se contractent, la légère poussée au niveau des genoux, du bassin, l’épaule surement trop sollicitée, la fin du compte à rebours et soudain le décollage. Sentir ces petites mains s’affermir, son visage s’ouvrir, on éprouve presque la contraction de ses abdominaux, ses petites fesses qui remontent et ses genoux qui se replient… Et puis plus rien… La petite main moite aux adorables doigts boudinés n’apposa plus aucune résistance. Le petit corps gainé prêt à conquérir le ciel s’effondra sur lui-même. Son rire se tu soudainement… Maman tomba aussi, comme une pierre, rien de gracile, jusque le fracas de la chute, arrachant à ma main celle de mon enfant. Mon monde bascula d’un coup, sans que je pousse ce genre de cris au ciel qu’on ne voit qu’au cinéma. Ce qui me frappa c’est le silence, mon silence, le silence de la foule… le bruit des corps qui s’effondrent… puis la panique, puis le tumulte, la peur, l’absence. Au même moment, à 9500km de là, 140 000 personnes se consumèrent sous le souffle incandescent d’une bombe ridiculement surpuissante.
Hâte de voir la suite ;)