Introduction, part. 2

La jeune fille tomba maladroitement au sol et sentit une épaisse couche de neige dans laquelle elle s’enfonça de plusieurs centimètres. Tomen était à quelques pas et se remettait debout, la dague toujours entre les mains, l’oeil victorieux. Nastya regardait tout autour d’elle, déboussolée par un grand frisson glacé.

— Mais... c’est impossible, il y avait... Où suis-je... ?

Le garçon entrouvrit les bras et tourna sur lui-même.

— Bienvenue à Terdâmes ! s’écria-t-il et elle décela une pointe d’amertume dans sa voix.

Il s’approcha encore d’elle et, sans ménagement, passa un bras autour de ses épaules pour la tourner et lui montrer, plus bas, un village qui s’étendait au pied de la montagne sur laquelle ils se trouvaient. La pente était rude.

— En bas, c’est mon village : Saturne, lança Tomen d’une voix sarcastique. Plus loin, derrière le lac gelé et les arbres que tu vois : Dune-en-Brume. Et encore après, là-bas : Blanche Aube.

Nastya avait les yeux rivés sur le village en contrebas. Cependant, Tomen ne semblait pas d’humeur à tergiverser et la remit sur pieds. Dépassée par les événements, elle vit distinctement cette fois-ci le portail qu’ils contournaient et se mit à hurler. Alors Tomen saisit brutalement son visage entre deux doigts et ses yeux bleus scintillants la foudroyèrent.

— Si tu continues comme ça, je te tue tout de suite.

Avait-elle bien entendu ? Tomen la guida jusqu’à une clairière plus loin dans la forêt. Elle était délimitée par un cercle de grosses pierres et de dolmens disposés à des intervalles réguliers les uns des autres. Deux gros rochers enneigés signalaient l’entrée et Tomen s’arrêta tout près en fermant les yeux quelques secondes. Puis il poussa la jeune femme à l’intérieur.

À partir de ce moment, il se détendit.

Libérée de son attention, Nastya tenta de rejoindre la sortie de la clairière, sans réel espoir. Lorsqu’elle s’approcha des deux rochers enneigés, elle sentit son corps s’engourdir jusqu’à être totalement immobilisé à l’entrée même du lieu. Elle tenta de bouger, sans succès. Derrière elle, Tomen ricanait.

— Quand tu auras fini de faire l’imbécile, tu viendras me voir.

La jeune fille sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, résonner dans chaque membre de son corps, jusqu’à ses oreilles. Que lui arrivait-il ?

— Tomen, articula-t-elle, je ne... peux plus...

— Essaie de reculer.

Elle obtempéra et, étonnement, parvint à faire quelques pas en arrière.

— Tes sensations vont revenir, lui dit-il, sauf si tu tentes à nouveau de t’approcher du portail.

Encore un portail ?

Tomen inspira profondément tandis qu’elle se traînait vers lui, abattue.

— Quel est ce symbole, dans ton dos ?

Ce fut la seule question qui lui vint à l’esprit.

— L’insigne des Lucioles, répondit Tomen.

— Les Lucioles, répéta Nastya, perdue.

Elle aurait juré que ce nom lui disait quelque chose... Puis elle prit soudain conscience de ce que faisait Tomen : il traçait des signes circulaires au sol, reliant des pierres entre elles, et au milieu de tout ça, il posa délicatement l’arme. Puis il s’adressa à Nephtys, son petit Dragon de glace :

— Va prévenir mon père, dis-lui que j’éteins la malédiction.

La créature parut hésiter, mais s’envola finalement sans difficultés. Nastya la regarda partir, libre comme l’air. Tomen sourit.

— Ne t’inquiète pas, ma grande, tu auras très bientôt ton heure de gloire.

— De gloire ? Tu rigoles ? Que compte-tu me faire ?

— Oh, pas moi... (Un sourire se dessina sur son visage tandis qu’il continuait à tracer ses cercles.) Demande plutôt à la chose qui va émerger de ce truc.

— La chose... ?

Tomen ne prit pas même le temps de la regarder et reprit une voix lasse, mais visiblement fier de lui enseigner des fonctionnements de son monde.

— L’arme que gardait ton papa semble prête à rendre l’âme. Elle se fait vieille, alors il faut bien que quelqu’un s’occupe de ce qu’elle renferme avant que ça ne meurt... Personne n’a jamais su ce qu’il y avait dedans.

— Une créature ? murmura Nastya.

— Oui, une créature, répondit le garçon.

— Mais, pour... invoquer l’autre, le dragon, tu n’as pas eu besoin de tout ça...

Alors Tomen s’arrêta et, voyant qu’il ne la ferait pas taire facilement, s’approcha vivement d’elle.

— Tu vois, Nastya, les invocateurs ont trois âmes en eux. Ils peuvent les invoquer tout au long de leur vie. Pour ma part, je n’ai encore découvert que la première : Nephtys. Le dragon. Les autres arriveront plus tard. En attendant, Nephtys vit dans mon corps, il fait partie de moi. Je n’ai pas besoin d’un rite d’invocation, pas comme pour... (il désigna l’arme du menton) ce truc là.

La jeune fille porta son attention sur l’arme qu’elle avait toujours observée avec effroi.

— D’où vient-elle ? demanda-t-elle.

— Elle a appartenu à un très puissant invocateur d’autrefois. Il a visiblement enchanté l’arme pour y enfermer une créature. C’est interdit. Mais moi, je vais la libérer.

— Mon père l’avait en sa possession, mais comment... ?

— Ton père a été banni de Terdâmes il y a longtemps, Nastya. Mais il a emporté cette avec lui et son secret. Il a lâchement fui. Mais nous, les Lucioles, nous l’avons retrouvé...

Nastya ne le lâchait pas des yeux tandis qu’il se relevait pour aller finir la préparation du rite.

— Je vais la libérer, reprit-il en désignant la soi-disant créature contenue dans le couteau, et elle se battra aux côtés des Lucioles... murmurait-il, fasciné.

Nastya observait tout autour d’elle, discrètement, pour tenter de trouver une échappatoire. Son regard s’attardait sur l’arme, mais le garçon ne la lâchait pas des yeux non plus. C’était trop risqué de s’en emparer, mais... si elle ne faisait rien, elle allait y passer. Avant qu’elle eut le temps de faire le moindre geste, Nephtys revint et Tomen le recueillit au creux de sa paume.

— Que t’a-t-il dit ? Il est en colère ? (Il sembla écouter la réponse mentale de sa créature.) Ils sont en chemin ? Bien, je m’y attendais. Ça me laissera le temps d’invoquer la créature. (Il s’approcha de Nastya en faisant disparaître Nephtys.) Sais-tu que les créature invoquée ainsi obéissent à celui qui les invoque seulement ?

Il saisit Nastya par le bras et l’entraîna au centre des cercles pour la maintenir contre lui, son avant-bras emprisonnant son cou. Gagne du temps, pensa-t-elle, fais-le parler.

— Tu crois qu’elle restera sagement près de toi ? Elle va partir de la même façon que ton... dragon tout à l’heure ! Ce que tu fais ne sert à rien !

— La ferme ! s’emporta Tomen. Elle ne pourra pas partir d’ici si je ne lui en donne pas l’autorisation. Si j’ai décidé de garder la créature prisonnière, elle y restera autant que je le voudrais. Tout comme toi.

— À peine délivrée, elle sera de nouveau prisonnière... En faisant ça, tu ne vaux pas mieux que celui qui l’a enfermée !

Tomen rit à gorge déployée.

— Si je cherche à la libérer, c’est uniquement pour la soumettre à moi par la suite. Elle aura une dette éternelle...

Soudain, il s’empara de l’arme posée au sol un peu plus loin et saisit une poignée de poudre d’une couleur rouge sang en ordonna à la jeune fille de se baisser. Par peur, elle obtempéra. Pivotant sur lui-même, Tomen propulsa la poussière tout autour d’eux avant de s’entailler la paume de la main avec la lame. Puis, tenant Nastya à l’écart de l’arme, il poussa un cri de rage en aplatissant sa main au sol.

La jeune femme sentit son cœur remonter dans sa poitrine quand une onde d’énergie la propulsa au sol. Sonnée, elle demeura un instant immobile avant de voir Tomen, plongé dans le rite d’invocation, les deux mains refermées sur l’arme. Il poussa un hurlement (de douleur ?) et Nastya paniqua. Elle se tourna, scrutant tout autour d’elle, les pierres, la neige battue contre la neige qui formait une boue gélatineuse, les marques au sol... Alors, luttant contre les vibrations d’énergie de l’atmosphère du lieu, elle s’approcha d’un des cercles tracés au sol pour le rompre en écartant les poudres disposées au sol. Tomen hurla de plus belle et la dague éclata en mille morceaux dans ses mains, le propulsant au loin.

Il roula dans la neige et le silence s’abattit sur le lieu. Le voyant immobile, Nastya hésita avant de se ruer à l’entrée du lieu. Elle franchit le portail, désactivé.

 

Portée par la peur, Nastya s’enfuit à toutes jambes, le cœur battant. Qu’était-il arrivé à Tomen ? Où était la soi-disant créature ? Existait-elle seulement ? Puis elle se souvint des paroles de Tomen. Les Lucioles arrivaient et, qui qu’elle étaient, la jeune femme n’avait aucunement l’intention de se retrouver nez-à-nez avec elles. Alors qu’elle se retourna pour vérifier que Tomen ne s’était pas réveillé, elle fut stupéfaite de ne plus trouver aucune trace du lieu, signe qu’il n’était effectivement que visible pour ceux autorisés à le voir. Alors tout ceci est bien réel... ? pensa-t-elle. Où aller ? Où était le portail qui la ramenait chez elle ? Elle se dirigea à tâtons entre les arbres, troncs noirs de ténèbres sur ce fond blanc immaculé de neige...

Des voix lui parvinrent alors ; elle dérapa dans la direction opposée et trébucha contre une racine dissimulée sous l’épaisse couche de neige. Cherchant à mettre un visuel sur ces voix, elle recula au sol et bascula dans un bosquet épineux. Lorsque le groupe lui fut visible, il était bien trop proche de ce qu’elle avait imaginé. Ils venaient droit sur elle et n’allaient passer qu’à une dizaine de mètres de son emplacement. Elle bloqua sa respiration.

Ils étaient une douzaine et portaient les mêmes vestes sombres que Tomen. Les Lucioles... pensa-t-elle. Ils avaient pour la plupart de long cheveux blonds, la carrure imposante. L’un d’eux portait une longue tunique pourpre et semblait en colère. Près de lui volait une étrange créature, une sorte de chauve-souris dont le corps, rouge, semblait refléter l’acier de ses deux griffes. Ses ailes, fines membranes crèmes parcourues de nervures, n’avaient rien de commun avec aucun animal que Nastya avait vu. Cachée dans les fourrées, elle se recroquevilla sur elle-même en entendant des paroles lui parvenir :

— Peu m’importe que vous gardiez tous le silence, je trouverai qui de vous a communiqué l’adresse de Siven à Tomen, et je lui ferais passer un sale quart d’heure.

— Sauf votre respect, Tomen votre fils a été écarté des Lucioles et aucun de nous n’a désormais de lien avec lui. Il a sûrement appris l’adresse par quelqu’un d’autre.

— Je ne vois pas qui d’autre que nous puisse connaître l’adresse de ce traître. Tomen est un incapable et s’il a vraiment l’arme comme il le prétend... je crains le pire.

— Vous pensez qu’il a pu invoquer la créature qu’elle renferme ?

L’homme ne répondit pas et Nastya craint un instant d’être démasquée, mais ils continuèrent seulement leur chemin dans le silence. Recroquevillée sur elle-même, la jeune fille baissa la tête de soulagement en les entendant s’éloigner. Le front contre ses mains, elle pensa un instant à Tomen, qui allait visiblement se faire méchamment sermonner. Et quand elle jugea qu’ils étaient assez loin, elle s’apprêta à se lever, mais main se posa brutalement sur sa bouche pour l’entraîner en arrière. Suffoquant, elle tenta de se débattre. Non, elle ne pouvait pas encore être prise au piège de...

Un jeune homme venait d’apparaître devant elle. Ses cheveux roux fauve et ses yeux ambrés évoquait deux torches embrasées. Une cicatrice serpentait maladroitement au coin de sa bouche, ayant auparavant fendue le bord de ses lèvres. Il la considéra un instant avant de jeter un regard derrière lui, en direction du groupe qui s’en allait au loin. En reportant son attention sur la jeune fille, il porta son index à ses lèvres pour lui intimer le silence. Elle acquiesça et la main se retira lentement de sa bouche. Elle se libéra vivement de son assaillant et recula pour lui faire face. Il avait les mains levées en signe d’innocence. Des cheveux blancs comme neige, des yeux blancs également, presque transparents, un visage d’ange... mais une aura sauvage.

Le rouquin afficha une expression intriguée et ses yeux s’affûtèrent.

— Comment as-tu fait pour ne pas te faire repérer ? articula-t-il.

Elle haussa les épaules en considérant le bosquet épineux. Au vu de leur regard, il ne la croyaient pas. Les deux jeunes hommes n’avaient rien d’effrayant, ils lui inspiraient même une certaine confiance, bien trop imposante et soudaine. Nastya s’assit alors à même la neige en inspirant profondément.

— Tout va bien ? s’inquiéta le rouquin en se baissant près d’elle.

— Oui, c’est juste que...

La tête lui tournait.

— C’est quoi ton nom ? lui demanda le deuxième, d’une voix impatiente.

— Nastya, Nastya Deleon.

Alors les deux garçons affichèrent une expression stupéfiée.

Deleon ?

Elle se rappela son père, la façon dont Tomen en avait parlé... Sans prévenir, ses yeux s’embuèrent de larmes, des larmes d’angoisse, de peur, de chagrin. Tout ce qu’elle avait connu venait de tomber en miettes.

— Mon père est un criminel, lâcha-t-elle sans ménagement ni émotion.

Les deux garçons la considérèrent un instant, se demandant sûrement si ce qu’elle venait de prononcer était une question ou une affirmation, et elle n’en savait rien, elle était fatiguée, engourdie par le froid soudain transcendant, elle remarqua leurs vêtements épais en comparaison à sa veste fine et elle trembla. Elle se sentit défaillir, et juste avant qu’elle ne tombe, une voix retentit dans sa tête, claire et presque menaçante :

 

Bonjour, Nastya.

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