Cette forêt n’était pas vaste, mais Bell et le loup avaient dormi une bonne partie de la journée et avançaient lentement, si bien que c’était déjà la fin de l’après-midi quand ils en sortirent. Une large rivière s’écoulait, calme, verte et lisse. De jeunes arbres se penchaient sur elle pour s’y mirer. À quelques pas de là, un pont de pierres l’enjambait, suffisamment haut pour laisser passer des péniches. Au-delà du pont, ils aperçurent des maisons et des cheminées qui fumaient. Ce village au bord de l’eau s’appelait Pélanges-sur-l’Albane. Bell n’y était jamais allée.
― On contourne ? suggéra le loup, qui ne s’approchait jamais d’un village.
― Il va bientôt faire nuit, fit remarquer la jeune fille.
Le loup se contenta de pencher la tête. Il voyait bien que la nuit tombait, mais ne comprenait pas pourquoi Bell se sentait obligée de l’en informer.
― Les humains ne voyagent pas la nuit, précisa-t-elle.
― Pourquoi ?
Bell réfléchit un temps à cette question qui lui parut pertinente.
― Peut-être parce qu’on voit mal dans le noir. Parce qu’il va faire froid.
― Ah, fit le loup, et qu’est-ce que vous faites, en attendant ?
― On se met au chaud, on dort, et on repart le lendemain.
― En pleine journée, il y a trop d’humains, objecta le loup.
Ils restèrent là, sans rien dire. Puis le loup eut un léger sursaut et suggéra, d’un ton où semblait percer une curieuse pointe de joie :
― Tu peux demander à quelqu’un de t’héberger cette nuit.
C’était une drôle de remarque. Bell se l’expliqua en pensant qu’on ignorait beaucoup de choses sur les animaux.
― On ne peut pas aller chez les gens, comme ça, et leur demander de nous héberger, répliqua-t-elle, dissimulant sa timidité derrière le ton sensé qu’elle prenait parfois pour modérer les élans d’Elena.
― Pourquoi pas ?
― C’est comme ça, on ne fait pas ça, continua Bell, plus adulte qu’adulte, et déjà à court d’arguments.
― D’accord, on attend dehors que le soleil se lève, alors.
Bell se rendit à l’évidence. L’hiver était à peine passé, les nuits étaient encore froides, elle avait donné son manteau à la mendiante, son foulard au loup, et frissonnait déjà.
― Je peux toujours essayer, parler aux gens, nuança-t-elle.
Avec un soupir, elle s’engagea sur le pont et fit quelques pas, puis s’aperçut que son nouvel ami ne la suivait pas. Il se tenait à la lisière de la forêt, avec sa patte blessée enroulée dans son foulard rouge. Bell dut revenir sur ses pas.
― Tu viens avec moi ? demanda-t-elle, incertaine.
Son compagnon eut un moment d’absence et ne répondit pas. Il regardait vers la forêt. Bell s’accroupit face à lui et attendit patiemment qu’il tourne la tête. Quand il revint vers elle, il sursauta.
― Qu’est-ce que tu dis ?
― Je te demande si tu viens avec moi.
― Je suis un loup, répondit-il avec simplicité.
― Il y a des chiens qui ressemblent à des loups, affirma-t-elle, mais sa voix s’éteignit avant la fin de la phrase.
Il avait à nouveau détourné la tête et semblait tendu vers deux directions différentes. Bell comprit que si elle passait la nuit au village, elle ne reverrait peut-être pas le loup. Cette pensée lui pinça le cœur. Elle ne le connaissait que depuis quelques heures, mais elle n’avait pas envie de le perdre. Lui, elle en était certaine, ne tarderait pas à l’oublier. Elle eut un instant l’envie de rester près de lui, quitte à dormir dehors, et se rendit compte à ce moment-là qu’elle s’était trop vite attachée à un animal qui n’avait pas besoin d’être apprivoisé.
― Je comprends.
Elle se releva, serrant à deux mains les bretelles de son sac à dos. Elle se retourna pour traverser le pont, quand la voix du loup résonna tout d’un coup.
― Je vais essayer.
La jeune fille sourit. Son compagnon clopina à ses côtés.
Alors qu’ils s’avançaient sur le chemin tortueux d’une ruelle, Bell passa sa main dans les longs poils de son cou. Un frisson parcourut son échine, mais il ne s’éloigna pas.
Les rues étaient étroites et sombres. Quand ils croisaient des passants, ceux-ci s’écartaient de leur chemin en les épiant du coin de l’œil. Son compagnon se rapprochait de Bell à chaque pas. Il était à présent si près qu’elle ne parvenait plus à marcher correctement. Alors elle laissa courir ses doigts au-dessus de sa tête, des yeux jusqu’aux oreilles, plusieurs fois. Au bout d’un temps, l’animal fit un pas sur le côté et boitilla un peu plus loin. Bell saluait des passants, mais ils répondaient d’un signe de tête évasif et s’éloignaient. Le loup se tenait derrière elle en silence, afin de ne pas attirer l’attention.
― Les gens me trouvent bizarre à cause de mes lunettes et de ma voix flûtée, conclut Bell.
― Tu n’as pas la voix flûtée.
À cela, Bell fronça les sourcils.
― Tu perçois les choses différemment parce que tu es un loup, raisonna-t-elle. Je t’assure que j’ai la voix flûtée.
― Je t’entends très bien. Tu n’as pas la voix flûtée.
Il y eut un silence. C’était vrai que, depuis qu’elle avait rencontré le loup, entendre sa propre voix lui était plus agréable et parler lui faisait moins mal à la gorge.
Ils poursuivirent leur chemin au milieu des ruelles. Bell doutait que quelqu’un accepte de l’héberger, mais cela ne l’inquiétait pas, tant que le loup restait près d’elle. Au bout d’un moment, l’animal reprit :
― Tu ne vois pas quand les gens sont généreux ou pas ? Tu vas toujours vers les mauvaises personnes.
― J’ai une mauvaise vue, plaisanta-t-elle.
Il se posta face à elle et s’assit avec un air d’autorité, sa patte droite toujours légèrement en hauteur, dans son tissu rouge. Bell sourit.
― Prends un de mes cils, et mets-le dans ton œil.
La jeune fille pouffa de rire. Des inconnus se tournèrent vers eux et les regardèrent de travers. C’était assez curieux de voir une jeune fille converser et rire avec un loup. Ce qu’ils ne savaient pas, c’était à quel point le fait même que Bell se mette à rire était inhabituel.
― Je ne vais pas prendre un de tes cils.
― Prends, je te dis.
― Bon…
Elle s’accroupit face à lui, prit à deux doigts, le plus délicatement possible, un cil du loup qui lui paraissait plus long que les autres et tira doucement. Le cil se détacha comme s’il n’attendait que d’être décroché. Pour le voir, il fallait qu’elle louche, tant il était fin.
― Enlève tes lunettes.
― Je ne vois rien sans mes lunettes.
― Bell, enlève tes lunettes.
Elle les retira d’une main, les rangea dans une poche intérieure de son sac, en gardant le cil de l’autre.
― Mets-le dans ton œil, maintenant.
― Tu dis n’importe quoi.
― Bell.
― D’accord !
Elle voyait flou. Elle approcha le cil de son œil droit, sans oser aller au bout. Elle allait le placer dans le coin intérieur, là où cela lui ferait moins mal, et où elle s’imaginait qu’elle pourrait l’enlever facilement. Mais quand elle toucha le bord de son œil, elle ne sentit rien d’autre que cela.
Pendant quelques secondes il ne se passa rien, puis une sensation de brûlure fulgurante lui traversa la tête. Elle se replia sur elle-même. La douleur se mua en chaleur douce et brumeuse, puis s’arrêta.
― Ouvre les yeux maintenant.
Bell rouvrit les yeux.
Elle y voyait clair pour la première fois depuis longtemps, et même avec une acuité qui lui paraissait extraordinaire. À présent, elle pouvait admirer les reflets bruns et miel qui jouaient de la lumière dans les yeux du loup. Elle le caressa, et il lui lécha la main d’un coup de langue rapide.
― C’est de moi que les gens ont peur. Je vais aller chasser pendant que tu cherches un endroit où passer la nuit. Ne parle qu’aux belles personnes.
― Pardon ? répliqua Bell, soudain vexée.
Le loup se contenta de pencher la tête, sans comprendre sa réaction.
― Tu ne vas pas partir ? reprit-elle, atterrée.
― Ça ne sert à rien que je reste avec toi.
― Mais... si on ne se retrouve pas ?
― Je t’attendrai à la lisière de la forêt.
D’un bond maladroit, il passa à côté d’elle, zigzagua dans la ruelle, traversa le pont et s’enfonça dans le bois qu’ils venaient de quitter.
Bell se sentit tout d’un coup très seule, sans le loup à ses côtés. Si elle avait su qu’il partirait juste après lui avoir rendu la vue, elle aurait gardé ses lunettes en culs de bouteille. Elle inspira et reprit sa route au milieu de la ruelle.
Les gens étaient différents. En vérité, elle n’aimait pas se faire ce genre de constat, mais elle devait bien se l’avouer : ils étaient laids. Certains avaient des dents très longues, qui leur sortaient des lèvres comme s’ils ne pouvaient pas les dissimuler dans leur bouche, d’autres avaient des nez acérés comme des griffes, d’autres encore des sourcils tellement épais qu’ils leur voilaient les yeux, certains étaient voûtés et glissaient vers elle un œil torve, d’autres bombaient le torse à s’en briser la colonne vertébrale, et marchaient le nez en l’air. Bell était impressionnée par cette valse grotesque qui défilait sous son regard. À ce moment-là, elle ne voulut plus adresser la parole à personne. Elle accélérait le pas sans s’en rendre compte et sans savoir où elle allait.
― Oh ! Pardon.
― Désolée.
Un éclat de lumière bleue envahit son champ de vision.
Avec le loup, Bell commence à guérir, la voix, les yeux. La présence d'un ami ouvre les yeux au sens propre comme au sens figuré. Et la vision du monde tel qu'il est réellement n'est finalement pas un enchantement pour l'héroïne. Difficile de gérer la traversée d'un village avec un loup, on ne sait pas s'il va être accueilli, si c'est une bonne idée qu'il aille dans les ruelles. Pour l'instant il a choisi de rester libre. Merci pour ce moment.
A bientôt