J’ai déjà vu naître la vie : trois petits chats sont nés sur mon lit lors d’une journée d’été et ne sont partis que vingt ans après. Avec eux, j’ai joué au toboggan, j’ai passé des journées allongé sur un canapé à regarder C’est pas sorcier, je me suis endormi tout doucement au bruit des ronronnements. Puis, grâce à l’un d’eux, j’ai eu des dizaines de lapins qu’ils attrapaient dans le jardin, que l’on adoptait, puis qui s’enfuyaient. J’ai déjà séduit un animal avec ma musique : un petit lapin bélier qui venait toujours à ma porte-fenêtre quand il m’entendait jouer. J’ai déjà nettoyé des cacas de lapins devant cette même porte, tant il restait à m’écouter. J’ai déjà raté l’éducation d’un chien bruyant et turbulent, je lui ai déjà couru après pour récupérer un caleçon ou des peluches. Mais lui, il m’a déjà consolé plus d’une fois en me léchant le bras quand je pleurais la nuit. J’ai déjà aimé tous ces animaux et bien d’autres encore. J’ai déjà récupéré des chats errants en bas de chez moi, ou est-ce plutôt eux qui se sont déjà trouvé de nouveaux maîtres. J’ai déjà vu un animal se faire écraser par une voiture. J’ai déjà vu un cheval courir à toute allure sur la route. J’ai déjà parlé, tous les soirs d’un mois, à un âne qui me semblait seul, avec sa petite clochette et son grand terrain. J’ai déjà dressé une chèvre, et elle me bêlait après quand je la quittais. J’ai déjà vu des chiens de chasse détruire tout ce que j’aimais.
J’ai déjà escaladé une montagne, j’ai déjà regardé le monde depuis le pont d’un chemin de fer. J’ai déjà plongé dans une rivière, j’ai déjà essayé en vain de faire des ricochets au bord de l’eau. J’ai déjà fait un feu de camp sur des galets, à manger des pizza en priant pour que le chien ne vole pas notre repas. J’ai déjà eu des amitiés inégalées, qui tous les jours continuent de me régaler. J’ai déjà, avec eux, joué jusqu’à trois heures du matin. J’ai déjà passé une journée allongé sur le canapé à manger des restes pendant que d’autres somnolaient. Nous avons déjà dormi à dix dans la même pièce en s’entassant sur des matelas gonflables et des lits de fortunes. J’ai déjà vu quelqu’un s’endormir sur un rocking chair, un lapin sur les genoux. Je suis déjà parti une semaine dans les montagnes d’Auvergne avec eux. Je me suis déjà disputé à en pleurer. J’ai déjà perdu des amis et des amours. J’espère qu’au moins leurs souvenirs me resteront.
J’ai déjà fait des concerts devant des centaines de personnes. Je me suis déjà produit sur une scène nationale. J’ai déjà participé à des concours de musique, même si je n’ai jamais fini premier. J’ai déjà raté un examen, pleuré devant un jury. J’ai déjà abandonné, plusieurs fois. J’ai déjà réussi de manière inespérée. J’ai déjà été félicité, reconnu, apprécié. J’ai déjà fait pleurer des gens simplement en jouant. J’ai déjà fait pleurer des gens en leur faisant lire des textes. J’ai déjà oublié ma partition alors que je jouais. J’ai déjà improvisé sur scène. J’ai déjà rêvé de détruire mes instruments en les jetant par une fenêtre. J’ai déjà appuyé du plat de ma main sur un piano juste pour que le son horrible qui en sortait calme mes nerfs. J’ai déjà joué de la musique contemporaine et fait des performances qui me débectent. J’ai déjà joué d’un otamatone, je rêve de faire de la musique humoristique.
J’ai déjà fait des listes de rêves. J’ai déjà dit que je ferais des choses en sachant que ça n’arriverait jamais. J’ai déjà aimé quelqu’un comme jamais je n’avais aimé. J’ai déjà été « presque-fiancé ». J’ai déjà été abandonné plusieurs fois. J’ai déjà été bénévole pour aider des refuges. J’ai déjà pioché sur un terrain pour oublier ma peine. J’ai déjà cru de nouveau en l’amour après tout ça. J’ai déjà de nouveaux projet avec l’amour de ma vie. J’espère que cette fois-là, tout tiendra.
J’ai déjà joué plus de mille heures aux jeux vidéo. J’ai déjà arrêté plusieurs fois de lire et de faire du sport. J’ai déjà arrêté de faire de la musique. J’ai déjà arrêté de parler des semaines entières. J’ai déjà crié en rêvant de perdre ma voix. J’ai déjà dormi plus de vingt heures dans une journée. Mais je n’ai jamais arrêté d’écrire. Comme une constante dans ma vie, même si tout devait s’arrêter, mes mots resteraient. Des mots comme des rêves gribouillés sur un traitement de texte ou un tableau blanc, des mots comme des brouillons de fiction rédigés sur une feuille à carreaux, des mots comme les messages que j’envoie tous les jours à mes amis et mon amour. Des mots simples, parfois ineptes, mais qui cachent toujours ce message même dans les larmes et la colère : « J’ai déjà été heureux. »