J'ai entendu ta voix

Par Wigea

Intermède 3

ELLE

Elle me disait : « Avant, le soleil était mon ami. Il me caressait la peau et je lui souriais. La lune me soufflait des rêves doux et le vent célébrait avec moi ma liberté.» Je l’écoutais et j'imaginais ce qu’aurait était ma vie là-bas. Mais très vite, j'ai appris que rêver, ça fait mal. Suer, haleter, souffrir..., voilà ce que devait rester ma vie. Jusqu'à ce que la mer te conduise jusqu'à moi. Alors, la couleur de ma douleur a changé. Je me suis mise à nouveau à rêver. Car dans ton regard j'ai reconnu la liberté qu'elle me chantait, j’ai vu la vie se battre et j'ai entendu ta voix me dire : « Attends-moi ! »

 

Chapitre quatre

Lorsque Sarah avait suggéré une visite à Disney avec Talia, elle avait complètement oublié que son amie était encore au Maroc. Le lendemain, quand elle était allée à la pharmacie, pour annuler la sortie, elle avait trouvé un Fabrice déjà tout excité par la perspective d’une nouvelle activité. À ses arguments, il avait opposé le fait qu’il n’était pas un ogre qui s’en prenait aux petites filles sans chaperon. Redevenant sérieux, il lui avait avoué s’être déjà organisé avec sa mère pour que celle-ci prenne son service de ce samedi. Qu’elle ait accepté relevait du miracle, étant donné les rapports qu’ils entretenaient. Sarah s’était donc laissé convaincre, d’autant plus que sa semaine de célibat s’achevait bientôt et qu'elle s'était promis de la clôturer en beauté. Quand ils furent enfin tombés d’accord, il lui proposa un café et ils s’installèrent dans le bureau où Sarah prit place dans le fauteuil, tandis qu’il s’asseyait sur la table. C’était la deuxième fois que Sarah se rendait dans cet espace privé de la pharmacie ; elle s’en sentait un peu privilégiée. De plus, elle aimait ce moment de tête à tête, qui se rapprochait agréablement de ces après-midis du vendredi avec Talia. Quand elle fit part de ce sentiment à Fabrice, il lui proposa d’en faire une habitude.

- Ce n’est pas juste que tu passes plus de temps avec Talia qu’avec tes autres amis, dit-il en souriant.

 

Le lendemain matin, Fabrice vint la chercher vers neuf heures trente. Ils voulaient être parmi les premiers à entrer dans le parc. Cependant, quand ils arrivèrent devant les caisses, les queues y étaient déjà longues. Ils attendirent donc patiemment leur tour, tout en discutant.

- Quand je pense que j’aurais pu avoir des Pass… On aurait pu ne pas faire la queue !, soupira Sarah.

- Je crois que ça fait partie du jeu, lui objecta Fabrice en souriant. Tout bon visiteur de parc d'attraction se doit de faire au moins trois heures de queue.

- Sûrement, mais au moins, on aurait payé moins ; comme Anthony travaille pour un hôtel partenaire de Disney, il a régulièrement des entrées à tarif réduit.

- Tu dois venir souvent ?

- Même pas. En fait, quand tu as une telle opportunité, tu n’en profites même plus.

Finalement, l'attente fut plus courte que ce qu'ils avaient craint. Fabrice prit des places pour les deux parcs. Il s'opposa à ce que Sarah participe. Ils commencèrent leur visite par le parc Studio. La foule y était importante, mais Fabrice s'avéra être très patient. Contrairement à Anthony, se dit Sarah. Ils jouèrent le jeu de l'attente, tout en apprenant un peu plus l'un sur l'autre.

- Vous êtes ensemble depuis longtemps, avec Anthony ?, questionna Fabrice.

- Presque six ans…

- Ah oui !? Tu avais quel âge ?

- 20 ans

- C’est drôlement jeune pour s’installer en couple, je trouve !

- J’étais une petite chose fragile. Je vivais loin de mes parents. J’avais besoin de l’aile protectrice de quelqu’un.

- Et depuis, tu as grandis ? Ou es-tu toujours une petite chose fragile ?

- Ça va ! Regarde, je me ballade avec un homme sans la présence de mon petit copain…

Fabrice eut un petit rire moqueur en repensant à l'hésitation de la jeune femme, lorsqu'elle avait réalisé qu'elle serait seule avec lui.

- Et toi ? Tu as laissé une fiancée dans le sud ?, continua Sarah.

- Même pas, non. Je suis un vieux garçon et je tiens à le rester.

- Ah oui ? Pourquoi ?

- Eh bien ... euh...!?

- Désolée, s'excusa Sarah, je suis indiscrète.

- Non, sourit Fabrice, il n'y a pas de mal. Comment t'expliquer ? C'est juste que je ne m'imagine pas promettre à quelqu'un de l'aimer toute ma vie.

Comme Sarah le dévisageait tout en essayant de comprendre, il se sentit obligé de se justifier.

- Je ne crois pas que ce soit possible de savoir à l'avance si c'est pour la vie.

- Bien sûr qu'on ne peut pas savoir ! Mais une fois qu'on a choisi, il faut entretenir le lien et faire que ça dure le plus longtemps possible.

- Et comment choisis-tu ? Quels sont tes critères ?

- Hum, fit Sarah en réfléchissant, quelqu'un qui me traite bien. Avec qui je suis bien…

- Et l'amour dans tout ça ? On est quand même dans la plus grande fabrique du monde de rêves sur l'amour éternel... J’aurais pensé que tu étais une fan inconditionnelle de toutes les princesses qui espèrent que l'amour leur tombe dessus !

- J’aime bien l’univers Disney, mais les princesses sont un peu trop... « princesses » à mon goût. Elles attendent sagement que le prince vienne les délivrer. Sauf peut-être Mérida et Raiponce ; elles, elles ont un autre objectif dans la vie que de trouver le prince charmant.

- Quoi ? Tu ne crois pas au grand amour ?, s’exclama Fabrice en se frappant la poitrine en signe d’outrage.

- Je crois en l’amour durable. Et comme j'ai dit, pour y arriver, il faut du travail.

Et pour clore le débat, Sarah allongea le pas. En riant, Fabrice la rattrapa et ils poursuivirent leur promenade entrecoupée par les attractions. Vers treize heures, Fabrice invita la jeune femme à déjeuner dans un des nombreux restaurants du site, avant de changer de parc. Ils continuèrent à discuter comme de vieux amis, renforçant innocemment le lien particulier qui, à leur insu, les unissaient. Au détour des allées, de temps à autre, ils croisaient une princesse.

- Est-ce que tous les contes sont représentés ici ?

- Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu les trois petits cochons. le taquina Sarah. Tu imagines l’animation ? Il aurait trois cabanes ; on entrerait dedans et elles s’effondreraient. Il faudrait courir pour arriver dans la suivante qui s’écroulerait aussi. On serait saufs dans la dernière maison en dur. Waouh, trop fort. Je tiens un concept là.

- Tu crois que ça marcherait ? J’ai peur qu’il y ait une partie du public qui ne veuille pas entrer dans la maison d’un cochon ; tu ne crois pas ?

- Qui ? Pourquoi ? C’est mignon un petit cochon. Quand j’étais petite, je voulais en avoir comme animal de compagnie.

- Tu es trop bizarre comme fille. Il sourit et le cœur de Sarah dansa la java ; elle adorait son sourire.

Lorsqu'en fin de soirée, Fabrice raccompagna Sarah chez elle, tous deux étaient fatigués, mais heureux d'avoir passé une si agréable journée l'un avec l'autre. Ils étaient restés jusqu'aux feux d'artifice et Fabrice avait passé plus de temps à observer son amie s'extasier sur les bouquets de lumière qu'à regarder les illuminations. De retour chez lui, il aurait aimé envoyer un message à Sarah pour la remercier pour la sympathique journée qu’ils avaient partagée. Mais se rendit-il compte, il n’avait pas son numéro de téléphone ; il faudra qu’il pense à le lui demander la prochaine fois qu’ils se verraient.

* * *

Le lundi qui suivit, Fabrice s’efforça davantage de prendre une place dans l’équipe de la pharmacie ; son escapade avec Sarah lui avait fait réaliser qu’il avait définitivement besoin d’une vie sociale. Il avait passé un moment agréable avec la jeune femme et avait délaissé momentanément ses tracas familiaux ; cela avait comme allégé la légère appréhension qu’il ressentait tous les jours en se rendant au travail. Il n’avait pas encore pris de décision, mais tout doucement, l’idée d’accepter la proposition de sa mère et de s’installer dans la région, commençait à faire du chemin. Peut-être qu’en vivant près de sa famille, le vide qu’il ressentait depuis toujours pourrait s’atténuer, et lui aussi aurait le sentiment d’avoir des personnes qui comptent. Il savait les efforts que sa mère déployait pour se rapprocher de lui : Josiane De Villiers avait quelque chose de désespéré dans ses tentatives maladroites de réconciliation ; mais il n’arrivait pas à y répondre. Peut-être la distance avait-elle durci son cœur ? Ce besoin d’être proche de quelqu’un était-il mort quand le seul parent qui lui restait après la mort de son père, l’avait éloigné d’elle-même ? Malgré tout, la sécheresse affective que ses camarades dans le Sud lui reprochaient, n’était que le mur derrière lequel le jeune Fabrice s’était retranché. Et celui-ci commençait lentement à s’effriter ; car, depuis qu’il avait rencontré Sarah, il prenait enfin conscience de sa solitude. Et soudain, il souhaitait lui aussi avoir quelqu’un qui se soucierait sincèrement de lui et que lui chérirait autant.


 

Dans leur petite kitchenette, Arthur, l’assistant pharmacien, attendait que son café coule avant qu’ils n’ouvrent le rideau aux clients. Fabrice le considéra un instant et se demanda si celui-ci pourrait devenir un ami ou tout au moins un camarade. Le jeune pharmacien était plutôt taciturne, bien différent des garçons que Fabrice côtoyait depuis l’internat. Surtout, il n’avait pas l’air d’être ouvert à une quelconque relation avec ses collègues, que ce soit avec lui Fabrice ou même avec les filles. Celles-ci – qui étaient d’ailleurs en train d’arriver de façon toujours aussi bruyantes – semblaient plus accessibles. Elles étaient nettement moins discrètes et n’hésitaient pas à partager leurs expériences personnelles avec le reste de l’équipe. « Salut » lancèrent-elles presque en chœur en entrant dans la pièce. Cette homophonie les fit s’esclaffer, donnant le ton à leur humeur pour la journée et amenant un sourire à Fabrice : aussi se dit-il, il allait tenter un rapprochement avec les deux préparatrices. Elles étaient bavardes certes, mais plutôt sympathiques - Bélinda davantage que Noémie. Chacune à sa manière était plus enjouée que Sarah et Fabrice ne doutait pas qu’il pourrait s’en faire des amies. Mais il savait déjà qu’il aurait toujours une préférence pour la jeune animatrice.

*  * *

Les arbres qui bordaient la rue jusqu'à l'arrêt du bus, avait profité du violent coup de vent de la nuit, pour se débarrasser des dernières feuilles qui leur restaient. Le sol était jonché de feuilles rendues terriblement glissantes par la bruine qui tombait depuis le matin. Sarah avançait avec la plus grande prudence, car elle avait déjà glissé en sortant de chez elle et s'était retenue de justesse au capot d'une voiture stationnée devant son immeuble. Arrivée à l'abri-bus, elle constata qu'il n'y avait que deux personnes ; l'une d'elles était en train d'informer l'autre de la grève des bus pour la journée. Comme Sarah ne suivait pas les informations, elle n'avait pas appris que les conducteurs de bus protestaient contre leurs conditions de travail, suite à l'agression dont un de leurs collègues avait été la victime deux jours auparavant. Elle se demanda si elle devait faire demi-tour pour aller chercher un parapluie, puis décida que cela la retarderait davantage. Elle fit donc demi-tour pour revenir à la grande avenue et prit la direction du centre-ville, en espérant qu'un bus finirait par passer quand même. Les quarante minutes qui la séparaient du centre de loisirs où elle travaillait, lui laissèrent l'occasion de repenser à son mal-être récent au travail. Travailler dans l’animation n’avait pas été son option première en quittant la fac, pourtant, elle aimait vraiment ce qu'elle faisait. Au départ, elle avait été embauchée comme animatrice. Puis comme elle avait mis sur pied des projets très intéressants pour la jeunesse, le conseiller municipal chargé de la jeunesse, n'avait pas hésité à la nommer directrice du centre, quand la titulaire du poste avait démissionné pour suivre son conjoint en province. Sarah n'avait pas le titre requis, mais on lui faisait confiance et l'adjoint au maire l'avait exhortée à s'inscrire à la formation qui lui permettrait d’obtenir le diplôme d'état, et d'être ainsi titularisée sur le poste. Elle avait commencé sa formation tout en continuant parallèlement à assurer la direction du centre de loisirs. Malheureusement, après les élections, l'équipe municipale avait changé et le nouveau chargé de la jeunesse avait placé une connaissance à lui comme référente des affaires scolaires et péri-scolaires. Et très insidieusement, l'ambiance de travail avait changé. Auparavant, l'équipe était soudée : la moyenne d'âge était relativement basse, surtout des jeunes adultes, avec quelques quadra et tous semblaient avoir autant de plaisir à travailler là, que les enfants à fréquenter le centre. Mais Sylvie Chaperon, la nouvelle référente, était arrivée au bureau chargé de la jeunesse, remettant en question chacune des décisions de Sarah, exigeant pour des raisons peu justifiées, la modification de chaque atelier. Tous les projets éducatifs qui naissaient au centre, souvent sur une idée d’un des animateurs et qui étaient auparavant validés directement par l’équipe, devaient désormais être rédigés sur une fiche de proposition de projet, avec une analyse des objectifs de l’animation, l’impact et les résultats attendus; le coût, les groupes d’enfants ciblés, le nombre d’animateurs de chaque activité, etc. Bref, beaucoup de paperasse pour des actions qui fonctionnaient jusqu’alors tout à fait bien. Sarah avait néanmoins joué le jeu, palliant même très régulièrement la défection de ses collègues qui étaient plus à l’aise avec les enfants que dans des tâches purement administratives. Et elle s’en était admirablement sortie, car hormis ses talents d’animatrice et de responsable d’équipe, Sarah avait des compétences rédactionnelles avérées. Mais malgré cela, la tension grimpa tout de même d’un cran au sein de l’équipe, quand le projet soumis par un membre se voyait attribué à un autre pour sa mise en œuvre. Une ambiance de suspicion s’installa dans le groupe, avec des répercussions même sur les relations avec les enseignants qui travaillaient avec les enfants pendant la journée avant que les animateurs du centre ne prennent le relais en fin de matinée ou d’après-midi.

À à peu près quinze minutes du centre, alors qu’aucun bus ne semblait disposé à passer, elle se décida à appeler son équipe pour prévenir de son arrivée tardive. Heureusement, elle n’avait pas de groupe d’enfants à prendre en charge ce matin, mais uniquement de l’administratif. Ce fut Mickaël qui décrocha. Elle le trouva distant et sans que ce soit sa première intention, elle se mit à se justifier.

- En fait, il y a une grève des bus ; je suis partie à pieds, je suis presque arrivée.

- OK, dépêche toi, on t’attend, répondit-il brutalement et il coupa avant qu’elle ait pu ajouter quoique ce soit.

Sarah médusée, regarda un instant son téléphone comme si celui-ci pouvait lui expliquer ce qui venait de se passer. Puis elle haussa les épaules et continua sa route.

Lorsqu’elle arriva enfin au centre avec une vingtaine de minutes de retard, Sarah croisa Lætitia, les yeux rouges, qui semblait sortir de son bureau. La jeune animatrice d’habitude toujours joviale, paraissait si bouleversée qu’elle ne répondit même pas au bonjour de sa collègue. Mais la surprise fut plus désagréable, quand cette dernière trouva Sylvie Chaperon installée à son bureau.

- Enfin, vous déniez vous montrez, attaqua celle-ci d’un ton acerbe.

- Bonjour, fit Sarah. J’ai appelé pour prévenir qu’il avait une grève des bus.

- Ça, c’est vous qui le dites.

- Mais vous pouvez vérifier, se défendit Sarah.

- Quoiqu’il en soit, lorsqu’on est chef d’équipe, on doit savoir anticiper ces choses-là. Vos collègues n’ont aucune idée de ce qu’ils ont à faire ce matin.

- Pourtant, nous faisons nos plannings à l’avance, en prévoyant toujours les ajustements si l’un de nous venez à manquer.

- Les plannings, parlons-en justement. Asseyez-vous et montrez-moi vos fiches ; il faut qu’on revoit toute l’organisation.

Pendant presque une demi-heure, la responsable décortiqua les fiches-actions de l’équipe, trouvant dans chacune d’elles de quoi redire. Les douze membres de l’équipe d’animation avaient chacun des domaines d’activités favoris, souvent en relation avec des talents personnels : Mickaël aimait la musique, il organisait donc souvent des ateliers en relation, Annette était douée en sculpture, Léa voulait devenir bibliothécaire... Sarah prenait en compte les goûts de chacun et les laissait proposer leurs projets. Mais elles les encourageait surtout à partager les uns avec les autres leurs compétences, afin que chacun devienne pluridisciplinaire. Grâce à cela, le centre roulait plus que bien ; les enfants se plaisaient à le fréquenter et les parents étaient satisfaits. Malgré tout cela, la nouvelle chargée des affaires péri-scolaires, jugea que les méthode de Sarah ne convenaient pas. Elle alla jusqu’à la traiter d’incompétente, l'accusant même de démotiver la totalité de l'équipe.

 

Lorsque la responsable partit enfin, Sarah n’eût pas la force de reprendre sa place derrière son bureau. C’était comme si elle avait était souillée par autant de mauvaise foi. Elle resta assise devant le fauteuil vide comme si Sylvie Chaperon se trouvait encore en face d’elle à lui démontrer à quel point elle était un élément négatif et nuisible à l’équipe. Pendant tout son "procès", elle avait réussi à garder un minimum de dignité, mais maintenant qu’elle revenait sur chacune des paroles de sa chef, les vannes rompaient sous la pression. Sarah ne s’aperçut même pas qu’elle pleurait, jusqu’à ce que Mickaël entre dans le bureau et ferme la porte qui était restée ouverte pendant que la sorcière crachait son venin. L’animateur s’assit à côté d’elle et lui prit la main.

- Je suis désolé pour tout à l’heure au téléphone, j’étais un peu à cran. Je venais de ramener les enfants à l’école quand l’autre pétasse est arrivée et s’est mise à engueuler Lætitia parce que tu n’étais pas là. J’ai essayé de lui dire qu’on gérait, elle ne m’a même pas écouté. Puis elle s’est mis à demander des dossiers à Læti qui ne savait pas où les trouver. J’ai voulu les lui donner, mais elle m’a ordonné d’aller m’occuper de l’atelier que Læti devait préparer pour l’accueil du midi. Elle l’a fait pleurer et maintenant, c’est toi qui chiale.

Sarah comprenait la colère du jeune homme ; il était très protecteur envers sa collègue Lætitia. Et pour cause, Sarah savait que les deux jeunes gens avaient tissé des liens autres que professionnels. Elle lui était reconnaissante pour sa sollicitude, mais pour l’instant, elle n’aspirait qu’à être tranquille. Elle essuya ses larmes, pris une profonde respiration et fit face au jeune animateur.

- Ça va aller, t’inquiète.

Il la regarda d’un air sceptique.

- Sûre ?

- Sûre !

A l’heure du repas, Sarah n’accompagna pas le reste de l’équipe encadrer les enfants à la cantine, elle savait que ceux-ci remarqueraient aussitôt qu’elle n’était pas dans son assiette. Elle mit ce temps à profit pour créer des fiches pour des actions déjà réalisées, jusqu’à deux ans auparavant, mais dont la chargée de la jeunesse avait exigé un bilan rédigé. Elle essaya également de remanier l’emploi du temps de l’équipe, mais quelque soit la configuration qu’elle essayât, aucune ne permettait une aussi bonne prise en compte des disponibilités de tous, notamment des étudiants, que l’organisation en vigueur jusqu’alors.

A la fin de journée, en rentrant chez elle, elle fut tentée de descendre du bus lorsque celui-ci passa aux alentours de la pharmacie Fleurs des Champs. Elle avait besoin de réconfort, et pour une raison confuse, l’image de Fabrice s’était imposée à elle. Mais elle se ressaisit rapidement, jugeant malvenue cette impulsion, et se rappela que Talia était toujours là pour elle. Arrivée chez elle, elle l’appellerait.

* * *

Après avoir discuté avec Talia, Sarah décida d’aller se coucher. Il était encore tôt et elle n’avait pas mangé, mais elle savait qu’Anthony ne prêterait qu’une vague attention à ses tracas, alors à quoi bon l’attendre. Allongée dans son lit, elle ressassa les évènements de la journée et se demanda si Talia avait raison de penser que ce n’était pas près de s’arrêter. Au début, elle s'était efforcée de croire que ce n'était qu'un mauvais moment à passer : tous les signes étaient pourtant évidents, mais comme la plupart des gens touchés par un événement désagréable, elle avait fermé les yeux ; ces choses n'arrivaient qu'aux autres, elle ne pouvait pas être victime de harcèlement moral. Bien sûr, comme tout le monde, elle avait entendu parler de Sylvie Chaperon, dont la réputation avait précédé sa prise de fonction au poste vacant de chargé de la jeunesse. Elle avait été "recommandée" par le premier adjoint du nouveau maire. Elle venait de la mairie de Chelles où elle avait fait de nombreuses victimes. C'était une véritable sorcière, qui ne semblait heureuse que lorsque les autres autour d'elle étaient malheureux. Combien de secrétaires, assistantes et même collègues avaient craqué psychologiquement, puis demandé une affectation dans une autre municipalité, quitte à s'éloigner de beaucoup de leur lieu de résidence et passer des heures innombrables dans les transports en commun. Sarah se fit la réflexion que Sylvie Chaperon, curieusement, ne s'en prenait jamais aux hommes, même quand ceux-ci lui étaient hiérarchiquement inférieurs. Au contraire, avec eux ce n'était que mièvreries et flatteries. Était-ce dû au fait que son propre mari, ainsi que ces deux garçons adolescents, à ce qui se disait, ne lui manifestaient aucune sorte d'affection ? Sarah imaginait bien le dégoût du conjoint lorsque que ce dernier s'était rendu compte du plaisir sadique que sa femme éprouvait à démolir psychologiquement ses administrées. Les femmes, en particulier celles qui étaient seules avaient toujours étaient ses cibles privilégiées. Il y avait eu, en autres, Annie sa responsable à l'époque où Sylvie n'était que attachée, une veuve dont les enfants vivaient à l'étranger. Personne n'avait été surpris lorsque la chef de service dont la santé ne cessait de se dégradait, avait démissionné, alors que tout le monde était satisfait de son travail. Et puis aussi Chantal, qui à l'époque de leurs études était pourtant une bonne camarade de Sylvie. Quand la secrétaire avait un soir mélangé médicaments et alcool, tout le monde avait fait semblant de croire en la thèse du malencontreux accident. Cela faisait plus de dix ans que Sylvie Chaperon sévissait, disait-on, sans qu’aucune administration n'intervienne. Et voilà qu'elle s'en prenait à Sarah, qu'elle savait pourtant en couple ; était-ce dû à sa jeunesse ? Avait-elle senti qu'elle était plus fragile depuis que le médecin lui avait proposé son horrible diagnostic ?

Sarah n’aimait pas se battre, même quand il s’agissait de lutter pour ses propres intérêts. Mais sa conversation téléphonique avec Talia lui avait assuré qu’elle ne pouvait pas laisser une tierce personne décider de ses humeurs. Il fallait qu’elle réagisse. L’ennui était qu’elle n’avait aucune idée de la manière dont elle pouvait se défendre.
 

* * *

Fabrice attendait sa mère, attablé à une table du Cinq, le restaurant parisien favori de cette dernière. Depuis plus d’une vingtaine d’années en effet, Madame De Villiers venait déjeuner au moins une fois par semestre dans cet établissement chic, au début avec son père, quelques fois avec des amies, mais très souvent seule. Le maître d’hôtel avait installé le jeune homme dans un coin tranquille de la salle dès que celui-ci eût décliné son identité. La pharmacienne avait réservé une table pour deux et le chef de salle qui semblait connaître cette fidèle cliente avait proposé à Fabrice un verre de Chablis en attendant Madame. Le jeune homme était arrivé avec un petit quart d’heure d’avance, par les transports en commun. Il faisait partie de ces personnes qui aimaient inconditionnellement Paris : ses rues, ses bâtiments haussmanniens, sa population et aussi son métro. Il aimait l’idée que sous la surface de la capitale, des milliers de personnes d’origines différentes, avec des préoccupations divergentes se côtoyaient et partageaient un bout de chemin ensemble. Dès qu’il avait l’occasion de se rendre dans la métropole, il privilégiait le métro pour ses déplacements et observait la foule en inventant aux gens qu’il croisait des raisons d’être là. À chaque fois le trajet lui paraissait trop court pour faire le plein de scénarios et patienter jusqu’à la fois suivante. Installé à sa table, il continua son étude des Parisiens par ceux installés dans la salle. Il y avait surtout des couples, quelques hommes d’affaires, mais très peu de familles avec enfants en bas âge. Tous faisaient partie d’une autre catégorie de Parisiens, ceux suffisamment aisés pour se payer un déjeuner dans un restaurant gastronomique du huitième arrondissement. « Bonjour Fabrice », l’arrivée de sa mère le tira de sa contemplation, il ne l’avait pas vue entrer. Il se leva pour l’embrasser pendant que le maître d’hôtel tenait la chaise de Madame afin qu’elle s’installât. Un garçon de salle arriva aussitôt avec un verre de vin pour Madame. Après que le chef de salle leur eût apporté la carte des menus, la mère et le fils se plongèrent dans l’analyse approfondie des plats proposés par le chef cuisinier. Une fois encore, chacun cherchait la façon d’entamer la conversation sans les heurts inévitables qui étaient devenus leur quotidien. Tous deux avaient à l’esprit le sujet délicat qu’il leur faudrait aborder avant la fin du repas. Fabrice opta pour un sujet professionnel, il pouvait essayer d’amadouer sa mère en lui demandant des conseils.

- Dites maman, comment faites-vous pour persuader un client qu’un traitement est important pour lui ? J’ai une cliente qui refuse de prendre la prescription de son médecin. Mais je vois bien qu’elle ne va pas bien.

Josiane but une gorgée de son Monbazillac avant de répondre.

- Tu n’es pas médecin, si elle refuse ce qui peut la soigner c’est son affaire.

Fabrice fronça les sourcils ; pour une raison confuse, il n’appréciait pas qu’on puisse balayer avec autant de désinvolture le bien-être de Sarah. Madame De Villiers se tut en attendant que le chef de salle qui était venu prendre leur commande s’éloigne. Puis elle ajouta :

- Et tu n’as pas à te rapprocher trop des clients.

- Je ne cherche pas à me rapprocher de mes clients, répondit Fabrice un peu brutalement, j’ai juste envie d’être là pour eux, comme doit l’être un pharmacien de quartier. Un médecin développe bien un type de relation privilégié avec ses patients ? Il me semble normal qu’un pharmacien ou un pharmacienne fasse attention à la santé de ses habitués.

- Ne sois pas naïf, mon fils. Même pour un médecin, le patient reste un client. On le conseille parce que souvent, on sait mieux que lui ce qu’il lui faut ; cela s’arrête là. Mais ne te méprends pas, il ne peut y avoir aucune relation.

Fabrice était étonné : quand est-ce que sa mère était devenue aussi cynique ? Les deux fois où ils avaient servi en même temps au comptoir de la pharmacie, il avait bien remarqué qu’elle n’était pas très avenante avec la clientèle – pas plus qu’avec son équipe, d’ailleurs – mais il avait mis cela sur le compte de la tension qui régnait entre eux deux. À haute voix, il demanda :

- Je croyais pourtant que vous considériez ce métier comme un peu plus noble que d’autres ?

Et il ajouta légèrement, comme s’il n’osait l’avouer tout fort :

- Et j’avoue que dans ma jeunesse, je vous enviais un peu ; je voulais avoir ce que vous aviez.

Mais il se garda de préciser que c’était sûrement pour cette raison qu’il avait embrassé lui aussi la carrière de pharmacien. L’arrivée des plats leur permit de se retrancher dans un silence salutaire à défaut d’être confortable. Fabrice repensa à sa petite enfance ; au plus loin qu’il s’en souvienne, sa mère et lui vivaient avec son grand-père Eugène, dans une grande bâtisse près de Coulommiers. On ne pouvait pas prétendre qu’il eût manqué de quoique ce soit, sa famille était relativement aisée et savait combler le moindre de ses besoins matériels. Cependant, la douceur qui l’avait bercé pendant ses premières années avait laissé en lui un immense vide quand elle s’en était allé. Fabrice avait été un enfant doux et rieur jusqu’à cinq ans ; son tempérament paisible avait besoin de délicatesse, de tendresse pour se maintenir. Mais il en grandissant, il n’avait rien obtenu de tout ça, ni de la part de sa mère, cloîtrée dans une profonde amertume, ni de son grand-père, ancien militaire, pour qui l’ordre et la discipline constituaient les véritables bases pour former un homme digne de reprendre un jour l’héritage familial. Entre l’adolescent et son grand-père, les affrontements s’étaient faits de plus en plus violents. À son entrée au collège, le jeune garçon était devenu difficile à gérer et Josiane désemparée, ne sachant pas comment combler l’absence du père, avait laissé la décision à Eugène De Villiers de placer son petit-fils dans un institut loin de sa famille. Aujourd’hui, elle en payait le prix et son fils tout autant : la communication semblait irrémédiablement éteinte, tandis que les non-dits, le maintien des protocoles et des règles de convenance, eux, persistaient. Malgré tout, Fabrice avait reçu une bonne éducation dans un internat privé de Provence, puis avait intégré une école de pharmacie à Montpellier. En laissant son fils partir pour le sud, Josiane s’était exposé au ressentiment de son fils, mais elle avait laissé son père endosser la responsabilité la décision : Fabrice était de toutes les façons en conflit permanent avec son grand-père, qu’un grief de plus n’aurait rien changé. Avec le temps passé Josiane aurait espéré voir un peu d’apaisement dans leurs rapports : mais rien n’y faisait, Fabrice continuait de lui reprocher d’avoir laisser Eugène peser autant sur sa vie, de ne pas avoir joué son rôle de parent censé protéger sa progéniture. Et cette rancœur vieille de quinze ans – désaccord parmi bien d’autres, hélas – continuait d’empoisonner leur relation.

Au bout de plusieurs minutes pendant lesquelles chacun apprécia les entrées du chef – "un drapé d’artichauts sur le grill" pour Madame et pour Monsieur une "araignée de mer découpée en carapace" - Josiane trouva le courage de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

- Tu as dit "mes clients" tout à l’heure... Aurais-tu pris ta décision ?

Fabrice reposa sa fourchette dans son assiette et regarda sa mère bien en face.

- J’ai décidé de tenter le coup ; je reste.

Josiane dissimula de son mieux le bonheur qu’elle éprouva à ces propos. Puis elle demanda :

- Puis-je savoir ce qui t’a décidé ?

- J’aimerais découvrir la région où je suis né, connaître ses habitants.

Fabrice avait conscience d’énoncer des platitudes, mais il ne savait pas expliquer ce qui l’avait réellement motivé à rester, car il ignorait ce qui l’avait décidé. Ça avait été une évidence, voire une nécessité. Sa mère l’observa un moment d’un air soupçonneux. Peut-être, se disait-elle, pourraient-ils enfin construire une meilleure relation tous les deux. Et dans le même temps, elle avait peur de fonder trop d’espoir.

- S’agirait-il d’une femme ? la demoiselle dont tu m’as déjà parlé ? Est-ce à cause d’elle que tu t’es décidé à rester en région parisienne ?

- Peu importe mes raisons, je pensais que c’est ce que vous souhaitiez ?

Remarquant la mine soudain renfrognée de son fils, elle ajouta :

- Écoute Fabrice, quelque soit ta décision, ne le fais ni pour moi ni pour personne d’autre. Je veux uniquement ce qui est bien pour toi.

- Comme vous vouliez le meilleur pour moi, quand vous avez laissé grand-père m’envoyer loin d’ici ! asséna brutalement le jeune homme sans se soucier de blesser sa mère. Comme à chaque fois qu’ils se retrouvaient en tête à tête, Fabrice réglait ses comptes.

Josiane encaissa le coup avec dignité ; elle n’avait pas fini de payer pour cette décision qui avait semblé la meilleure option à l’époque. Mais maintenant que son fils avait promis s’installer dans la région, elle se devait de ramener entre eux un climat plus serein, du moins elle devait essayer. Mais seule, elle n’y parviendrait pas ; Fabrice devait y mettre du sien. Josiane respira un bon coup et essaya de se justifier :

- Tu sais mon grand, ça n’a pas été facile pour moi. J’étais démunie, tu étais tellement en colère... On aurait dit que tu nous détestais ton grand-père et moi. Quand j’ai décidé de t’inscrire dans ce pensionnat, j’avais dans l’idée que l’éloignement nous ferait du bien. Qu’on se rendrait compte que l’on avait besoin l’un de l’autre. Mais après ton baccalauréat, tu as refusé de revenir.

Et plus doucement, elle ajouta :

- Je n’ai que toi au monde.

Fabrice avait repoussé son assiette et dévisageait sa mère avec une expression indéchiffrable. Le serveur vint débarrasser leurs assiettes. Il leur servit à tous les deux du filet d’agneau grillé au bois de thym. Fabrice était toujours silencieux ; il ne s’intéressa pas à son plat. Il fixait sa mère tandis qu’il prenait conscience d’une vérité.

- C’est vous qui aviez pris la décision de m’envoyer à Meilhan ? Et non, grand-père ?

- Fabrice, je...

- Et moi qui pensais que vous n’aviez juste pas le cran de vous dresser contre votre père ?

- Fabrice, écoute moi, il fallait...

Mais le jeune homme était hors de lui. Il crispait le point autour de sa serviette de table. Malgré la catastrophe qu’elle venait de provoquer, Madame De Villiers se félicita de la bonne éducation de son fils qui par bienséance maîtrisait la hauteur de sa voix.

- Je ne sais pas ce qui est le pire finalement : que vous m’ayez expédié loin de vous, dans le sud ou que pendant plus de quinze ans vous m’ayez menti ? Et votre père qui s’est prêté à cette mascarade... Vous vous valez bien tous les deux.

- Chéri...

Mais Fabrice s’était déjà levé de table.

- Je vous souhaite un bon appétit.

Et il quitta la salle du restaurant.

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