Jameela Al-Jamil

Par Nuity
Notes de l’auteur : Trigger Warning : témoignage relatif au harcèlement sexuel.

Le 23 octobre 20xx.

Cher Journal,

Aujourd'hui, il s'est produit quelque chose d'incroyable. J'ai rencontrée Jameela Al-Jamil. Oui, la fameuse présidente d'honneur des Feministas, juriste d'exception, et soeur de Samira.

Tout a commencé lorsqu'une semaine et demi plus tôt, Samira est arrivée à l'association, arborant un air triomphant.

— VICTOIRE ! Jameela m'a rappelée, elle va pouvoir se déplacer vendredi pour le médecin remplaçant !

— C'est vrai ? Murmura Agatha qui, en dépit des apparences, avait été secouée par le comportement abject de ce type.

— Yep ! Je lui ai envoyé toutes les infos, elle va nous concocter un speech vindicatif pour le remettre à sa place ! Elle ne garantit pas une démission, mais elle va au moins te tirer des excuses publiques, et lui imposer une pression suffisamment forte pour qu'il ne recommence pas avec quelqu'un d'autre. Elle va aussi essayer de te trouver un autre médecin scolaire, pour que tu n'aies pas besoin de lui faire face à nouveau.

Agatha a alors eu un soupir de soulagement. Moi-même, j'étais contente d'entendre que cette histoire allait bientôt prendre fin.

— C'est une excellente nouvelle, répondit Jenny. Je lancerai en interne un appel à témoignages, pour recueillir éventuellement la parole d'autres élèves ayant subi ce traitement, et donner du poids à l'intervention de Jameela.

C'était visiblement une bonne semaine pour tout le monde. Quelques jours auparavant, alors que Jenny et Lisa préparaient une nouvelle offensive contre le professeur Dickens, à base de "On squatte les locaux de l'administration et on ne lâche rien tant qu'on n'a pas de nouvelles", une nouvelle alliée a fait son apparition officielle : Mme Thomas. C'était la quatrième fois que Dickens nous faisait recommencer la même dissertation sans proposer la moindre correction, et le cours avançait presque à reculons. Pour la quinquagénaire, qui devait faire à peine un mètre cinquante, c'en était trop : son cours était sacré, et nécessaire pour former les jeunes esprits vers un monde meilleur, et voir tout son programme bouleversé était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. La vengeance était de rigueur. Elle a donc alpagué les deux présidentes d'associations dans les couloirs, en proposant une alliance de taille.

— Jenny Cao, Lisa Smith, venez avec moi s'il vous plait, j'ai besoin de votre aide.

Les trois femmes se sont donc retrouvées dans un café aux abords de l'université pour discuter de leur plan d'attaque. Mme Thomas savait pertinemment que l'administration n'allait strictement rien faire, puisqu'elle s'était elle-même plainte auprès d'eux, sans succès. Elle comptait donc, avec le soutien d'élèves influents, saisir le doyen de la faculté : lui seul avait le pouvoir de faire changer les choses. Jenny et Lisa étaient ainsi chargées de transmettre l'information à Fanta et Esther, qui devaient également rédiger une lettre dénonçant le manque évident de professionnalisme de Dickens et son comportement douteux. Une fois le courrier récupéré, Mme Thomas pourra ensuite contacter le doyen. Elle aurait confié aux deux élèves sont épuisement, durant cet entretien.

— J'ai eu du flair, l'année dernière, en refusant que quelqu'un d'autre que moi gère les tutorials. Mais je n'ai pas eu le choix cette année, ma santé a un peu décliné, et je devais être aidée... urgh, plus jamais je ne laisserai ces idiots de l'administration faire des recrutements à ma place ! Désormais, je choisirai moi-même mes enseignants.

Au cours suivant, elle a décrété qu'il fallait ignorer les tutorials, et qu'on allait avancer sans pratique. Au besoin, l'examen terminal pourrait même devenir un questionnaire à choix multiples, afin de ne se baser que sur le cours magistral. Enfin, je vais pouvoir apprendre des choses intéressantes et progresser dans cette matière ! J'étais ravie d'aller en cours de littérature coloniale et post-coloniale, et avoir une nouvelle matière à apprécier totalement rend mon expérience bien plus agréable.

Ainsi, au sein de l'association, les tensions provoquées par les événements extérieurs commençaient à se dissiper, et j'ai ressenti une joie non-dissimulée de la part de chaque membre. De plus, les vacances approchaient à grand pas, tout comme mon anniversaire et celui de Ntina, qui était née seulement trois jours avant moi, et des plans se mettaient en place pour faire la fête. Amanita viendra d'ailleurs spécialement de France pour rencontrer mes camarades et célébrer mon anniversaire ! Mais au lieu de parler vacances, revenons plutôt sur Jameela. Sa visite a donc été programmée ce vendredi, et tous attendaient son apparition avec impatience. C'est donc à la pause du midi, après le tutorial de littérature coloniale et post-coloniale, que j'ai pu enfin voir la lumière. Enfin, Jameela. Je suis entrée dans les locaux, ma pastabox toute chaude entre les mains (cette invention des humains est géniale pour manger rapidement !), et là, devant moi, assise sur la table, les jambes croisées et vêtue d'un tailleur gris, se trouvait Jameela Al-Jamil. Contrairement à Samira, Jameela ne portait pas le voile, je voyais donc ses cheveux ondulés et bruns presque noirs retomber délicatement sur ses épaules. Cette femme était le charisme et le charme incarnés. Un regard fier et puissant, un sourire à tomber par terre renforcé par un rouge à lèvres rouge sang, c'était tout ce qu'il me fallait pour que je reste littéralement bouche bée à l'entrée de l'association. Si Samira était déjà, à mes yeux, magnifique, sa soeur n'était clairement pas en reste, avec une aura incroyable. J'avais devant moi à la fois l'impératrice du monde, une star de cinéma, la plus grande femme d'affaires qui soit, et ma nouvelle idole. J'aurais aimé qu'elle me marche dessus.

... Mais qu'est-ce que je raconte ?

Pardon, revenons à nos moutons. Lorsque Jameela a remarqué ma présence, elle s'est empressée de me dire bonjour.

— Ooooh, attends laisse-moi deviner, c'est toi la fameuse Opale ! J'adore ton rouge à lèvres, mais je le préférerais sur ma soeur.

— Jameela ! S'écria Samira, virant au cramoisi.

— Je plaisante ! Bref, moi c'est Jameela Al-Jamil, Avocat en cours de formation, présidente d'honneur de l'association, et disponible. Je suis ravie de faire ta connaissance !

Elle me fit joyeusement la bise avant de saluer à son tour Tom, qui venait d'arriver juste après moi. Je n'ai toujours pas compris ce qu'elle voulait dire concernant mon rouge à lèvres et le fait que Samira puisse le porter, mais je suppose que si elle l'a aimé, c'est le principal ! Je me suis mise à porter du maquillage ces derniers temps, la soirée d'intégration de la faculté m'a vraiment inspirée. Mais en parlant de Samira, mis à part la ressemblance physique avec Jameela, elles semblent très différentes. L'une est introvertie, calme et discrète, l'autre paraît extravertie, sait se faire entendre et imposer sa présence et son charisme. Je me demande sincèrement comment ça doit être au quotidien pour elles...

— Alors Opale, dis-moi tout. Tu viens d'où ? Tu restes ici combien de temps ? Ton plat préféré ?Ton signe astro ? Célibataire ?

— Euh, je suis franco-américaine mais j'ai principalement vécu en France, je reste ici pour un an, jusqu'au 31 août 20xx, je n'ai pas de plat préféré en particulier mais j'ai une passion pour le sucré, je suis scorpion, et... disponible ?

— AH ! Toi, t'es super drôle. Je ne dis pas ça parce que tu as repris ma petite blague ! Mais c'est toujours bon à savoir. Scorpion, c'est pas mal ça... Le sucré hein ? Sam', il faudra lui faire goûter ta recette de pancakes à la banane. T'as déjà goûté la cuisine de Samira ? C'est à tomber par terre. Quand tu en manges, tu as envie de l'épouser direct. Tu veux tenter l'expérience ? Jenny, a-t-on enfin une cuisine dans cette foutue université ?

Jenny, qui bossait sur ses cours dans un coin de la pièce, releva la tête.

— Nope, et pour être tout à fait honnête avec toi, j'avais d'autres chats à fouetter. Après, si c'est toi qui demande, peut-être que ça pourrait fonctionner... une bonne cuisine à la fac, c'est vrai que ce serait agréable... Mais concentrons-nous sur le médecin remplaçant. Agatha ne devrait pas tarder à arriver. Aussi, laisse donc notre nouvelle recrue respirer, elle déjà très perturbée par ton auguste présence !

— Oups, désolée ! J'ai tendance à m'emporter lorsque je rencontre de nouvelles personnes... j'ai tant entendu parler de toi, j'avais extrêmement hâte de faire ta connaissance ! Promis, avec le temps, je m'assagis !

— Ce n'est pas grave, moi aussi j'ai beaucoup entendu parler de toi, je suis contente de pouvoir enfin te rencontrer ! J'espère qu'on aura l'occasion de discuter un peu plus.

— Polie et courtoise avec tout ça ! Ah oui, toi tu me plais bien... Ah Agatha, elle est top notre nouvelle camarade !

Agatha eut à peine le temps de poser son sac que Jameela lui tenait déjà la manche. Littéralement, elle avait bondi de sa chaise et attrapé la manche d'Agatha.

— Jameela ! J'suis trop contente que tu sois venue !! Oh que oui elle est géniale notre Opale, je n'ai pas pu tout te raconter, mais c'est grâce à elle que j'ai retrouvé le moral aussi vite ! Oh d'ailleurs aucun rapport, mais il faut ABSOLUMENT que tu voies cette photo de mon chat.

Tandis que tout le monde s'apprêtait à manger autour de la table (et plus précisément autour de Jameela), je vis Samira prendre son sandwich et s'éloigner un peu, avec un air abattu. Profitant du fait que tout le monde admirait les photos du chat d'Agatha, je suis allée la voir pour comprendre.

— Bah alors, tu ne viens pas manger avec nous ? Agatha montre des photos inédites, son chat est vraiment beau !

— Oh, Opale. Non, pas ce midi, je me sens un peu... dépassée par les événements, j'ai besoin d'être un peu seule.

En disant cela, elle a jeté un regard vers le petit groupe qui s'était formé autour de sa sœur. Jameela écoutait religieusement les commentaires d'Agatha sur chacune des photos qu'elle présentait, et ne semblait pas remarquer que Samira n'était pas à table avec les autres.

— J'aime énormément ma sœur, mais à chaque fois qu'elle est dans la même pièce que moi, j'ai l'impression de disparaître aux yeux des autres. Ce n'est pas très étonnant, elle est géniale... major de promo durant toutes ses années d'études, elle a déjà du boulot bien payé qui l'attend, et elle laisse un impact positif sur tout ce qui l'entoure. Nos parents sont très fiers d'elle, et moi aussi d'ailleurs... Je l'admire profondément, mais je ne pourrai jamais être comme elle...

D'un seul coup, Samira a cessé d'observer sa sœur et m'a regardée, tout en portant ses mains sur sa bouche d'un air choqué. Elle n'avait probablement pas réalisé qu'elle venait d'exprimer ses pensées à voix haute quelques minutes auparavant.

— Pardon, je ne voulais pas dire ça ! Je ne veux pas t'embêter, ne t'inquiète pas pour moi, tu peux aller manger avec les autres...

— Pourquoi ? Moi, j'aime bien manger avec toi, et avec les autres aussi, c'est rare qu'on soit tous et toutes réunis à l'assos', il faut qu'on en profite ! Et puis, c'est vrai que ta sœur est impressionnante et que vous êtes, d'après ce que j'ai vu, très différentes l'une de l'autre, mais ce n'est pas parce qu'elle est super que toi tu ne l'es pas ! Si les humains étaient tous pareil, ce serait ennuyeux à mourir pour... la vie quotidienne !

Oui, j'ai totalement failli faire une boulette et dire qu'ils seraient chiants à étudier. Je me sens étrangement trop à l'aise aux côtés de Samira, il faut que je sois plus prudente, car il y a une limite sur ce que je peux faire passer pour des erreurs de langage.

— Tu as sûrement raison, mais il y a toujours cette petite voix au fond de moi qui persiste à me faire penser le contraire. Je n'ai pas envie d'être envieuse, et encore moins jalouse de ma sœur... je l'admire réellement, et elle m'inspire tout comme elle me décourage, sans le savoir. Quand on était petites, elle exprimait déjà ses opinions et savait se faire entendre et respecter des autres. Jameela sait être innovante et a toujours des idées pour faire changer les choses. Mais moi, je ne sais pas faire ça. Je ne sais même pas parler pour de vrai aux gens ! Si Jenny n'avait pas été là lorsque nous nous sommes rencontrées, je n'aurais pas pu faire la conversation.

Plus Samira parlait, plus j'avais le sentiment qu'elle rapetissait, comme si elle voulait prendre le moins de place possible. Pourtant, je ne comprends pas comment on peut réellement oublier son existence... si au départ, j'avais effectivement du mal à la remarquer lorsqu'elle était dans la même pièce que moi, depuis que j'ai pris le temps de la connaître, je n'arrive plus à faire abstraction (volontairement ou non) de sa personne. Avant je ne sentais rien quand elle mangeait avec nous, mais maintenant, je ressens du calme. Je sais qu'exposé de cette façon, ça ne semble pas avoir beaucoup de sens, mais... cette différence est importante. C'est fou à quel point un seul individu peut changer toute une dynamique, il n'y a pas ça à Moonstone. Tout le monde s'adapte pour parvenir à une ambiance que certains considèrent comme "parfaitement équilibrée", mais que je trouve affreusement plate. J'aime cet aspect des humains. Je préfère ressentir une grande animation ou un calme absolu, plutôt que rien du tout.

— Peut-être que tu n'as pas tort, et qu'on n'aurait pas pu avoir une conversation normale ce jour-là. Ça ne veut pas dire qu'on n'aurait pas eu d'autres occasions !

— C'est possible oui, mais j'ai bien vu qu'au départ, tu ne remarquais pas quand j'étais là, peut-être même que tu ne m'aurais jamais remarquée...

Silencieuse mais très observatrice. Je vais devoir renforcer mes précautions pour éviter que mon secret soit exposé. Je n'ai franchement pas envie de lui effacer la mémoire, ni à elle, ni aux autres.
J'ai marqué une pause pour réfléchir à ce que je souhaitais lui dire. Non pas pour inventer une excuse bidon, mais plutôt pour lui donner une véritable réponse.

— C'est vrai. Au départ, je n'arrivais pas à sentir ta présence, mais maintenant, j'y arrive. En fait, vous êtes diamétralement opposées, toi et ta sœur, mais ce n'est pas négatif d'un côté et positif de l'autre, juste différent. Jameela se remarque facilement et impose sa présence à la vue de tous, tandis que toi, il faut remplir certains critères. Une fois qu'on a pris le temps de te connaître, tu révèles ta présence, mais seulement à ceux qui ont fait l'effort. Ce n'est pas une mauvaise chose, juste deux méthodes opposées. Jameela attire les gens et doit ensuite faire le tri entre les bonnes et mauvaises personnes pour son entourage, tandis que toi, ça se fait tout seul, même si ça prend du temps !

— ... est-ce que tu m'en voudras si je te dis que j'ai à la fois tout et rien compris ?

— Honnêtement ? Parfois, je ne sais pas d'où je sors mes propres pensées. Mais pour une fois, je pense que ça a vraiment du sens. C'est juste que tu te rabaisses trop pour le voir. Moi, je n'ai pas oublié ta présence quand ta soeur est apparue, et je suis sûre que c'est pareil pour les autres !

Samira ne m'a pas répondue tout de suite. Elle a regardé pendant quelques minutes le groupe qui riait face à une vidéo amusante du chat d'Agatha. Oui, depuis tout ce temps, ils regardaient des photos et des vidéos du chat d'Agatha, sans interruption. Les êtres humains sont incroyables. 
Après ce temps d'arrêt, Samira m'a souri avec douceur. C'était un sourire sincère, qui avait le don d'apaiser quiconque était en proie à la nervosité. Je le sais, car j'ai déjà vue Jenny se calmer face à une photo de Samira qui souriait. Et pourtant, elle était sacrément énervée ce jour-là.

— Merci. Je crois que j'avais besoin d'entendre ça aujourd'hui.

Je n'ai même pas eu le temps de lui adresser à nouveau la parole, puisque Jameela venait de bondir de sa chaise, le portable d'Agatha entre les mains.

— SAM !! SAM REGARDE LE CHAT ! LE CHAT IL A FAIT UN BACKFLIP !

— Que... Oh wow, il fait vraiment un backflip ! De quand date cette vidéo, je ne l'ai jamais vue ?

— Du week-end dernier ! s'écria Agatha. Je suis rentrée un peu chez moi, et avec ma mère, on a passé notre temps à épier le chat et à filmer le moindre de ses faits et gestes... oh, tu ne manges pas avec nous ? Tu dois réviser ?

Samira semblait gênée pendant quelques secondes, puis, après m'avoir lancé un regard dans le but d'obtenir du soutien de ma part (soutien que je lui ai fourni avec un sourire plein d'assurance !), elle a balbutié :

— Non non, j'arrive, je voulais montrer quelque chose à Opale...

— Oooh, c'est quoi ?

La pauvre Samira commençait à paniquer. Elle s'était enfoncée subitement dans un mensonge et au vu de sa détresse, elle ne savait clairement pas comment s'en sortir. Heureusement, votre actrice préférée (c'est moi) et menteuse professionnelle (c'est encore moi, mais c'est pour le bien de ma couverture) est intervenue.

— C'était une vidéo très intéressante sur des techniques de dessin à l'encre de chine ! On en a parlé le week-end dernier, et elle vient de la retrouver.

Pour une raison que j'ignore, tous et toutes semblaient faire la moue quand je leur ai dit ça, comme si le petit groupe s'attendait à quelque chose de plus original. Seule Samira était satisfaite, et me regardait comme si j'étais la sauveuse de l'humanité. Techniquement, c'est ce que j'aspire à être, mais une étape à la fois. Aujourd'hui, Samira, demain, le monde.

Par la suite, Samira s'est jointe à nous pour manger. Je ne sais pas si c'est mon imagination, mais ça a rendu mon temps de repas parfait, comme si elle était l'ingrédient qu'il manquait parmi tous les autres, et qui font que sans lui, c'est vrai que c'est bon, mais ce n'est pas pareil. Jameela s'était accaparée sa soeur, et lui racontait tout ce qu'il s'était passé depuis leur dernière entrevue.

— Il faut absolument que tu rentres un peu à la maison pendant les vacances. Maman et Papa n'arrêtent pas de bassiner le quartier avec ta victoire en course à pieds lors de la dernière compet' de la fac, et ils n'ont qu'une hâte : t'exhiber comme un trophée au sein de toute la famille... une des voisines veut même te présenter son fils tant maman parle de toi ! Et cette proposition ne semble pas déplaire aux parents...

— Ah, ils pensent encore que je suis hétéro...

— Yup. Je ne leur ai strictement rien dit, et je ne fais aucun commentaire sur le sujet. Entre nous, je pense qu'ils n'auront pas de problème par rapport à un éventuel coming-out, mais je comprends tout à fait que tu aies encore des doutes. Si t'as besoin, je suis là.

— Merci pour ton soutien. Je suis vraiment contente de t'avoir comme soeur !

— Encore heureux que t'es contente, je suis géniale ! D'ailleurs, il est temps que je mette mes talents en oeuvre. Jenny, tu m'as dit que t'avais recueilli quelques témoignages, tu me les passe ?

Jenny acquiesça, et sorti de son sac un petit paquet de feuilles.

— J'ai fait tourner dans différentes promos un sondage sur ce qu'ils pensaient du remplaçant. Tout est anonyme, j'ai fini de tout récupérer ce matin, je n'ai pas encore eu le temps de les lire.

— Nickel. Ça pourra certainement m'aider à faire pression, parce que malheureusement, la grossophobie n'est pas encore reconnue comme une forme de discrimination en Angleterre, répondit Jameela, tout en lisant les différents écrits. Un type décrit comme froid, pas très agréable par les élèves... Sortir la carte de la discrimination ne sera vraiment pas aisée avec ça, menacer avec des poursuites pénales n'est pour l'instant pas envisa-

Elle s'arrêta net, face à un témoignage qui semblait être plus développé que les autres. Elle se redressa et arbora un air concentré tandis qu'elle terminait sa lecture. Puis, elle afficha un air mi-grave, mi-dégoûté.

— Changement de programme, Jenny, tu ne viendras pas avec moi.

— Pourquoi ? Répondit l'intéressée, un peu alarmée.

— Parce que sinon tu vas lui casser la gueule. Il a tenu des propos profondément déplacés envers une étudiante.

— QUOI ?

Jenny venait de se lever brusquement de sa chaise. Comme l'avait prédit Jameela, elle avait remonté ses manches et fait craquer ses poings, visiblement prête à coller une beigne au remplaçant. Vous voyez, j'vous l'avais dit, il le mérite !

— Jenny, reviens ici.

Alors que l'intéressée s'apprêtait à franchir la porte de l'association pour déambuler dans les couloirs, en quête de sa future victime, elle s'arrêta net, et se retourna, le regard rempli de rage. Quant à Jameela, elle arborait un air profondément calme et sérieux. Son charisme venait radicalement de changer, passant d'une ambiance chaleureuse et respectable à une atmosphère tendue. Jenny savait faire peur ; mais ce n'était rien en comparaison avec la crainte que pouvait inspirer Jameela à cet instant. Son timbre de voix et sont regard étaient devenus glacials.

— Bordel, Jameela, tu te rends compte que j'ai mal fait mon putain de job ? Je suis censée apporter une protection à toutes les femmes de cette université, et pourtant, il y en a une qui ne s'est pas suffisamment sentie en sécurité avec nous pour en parler directement ! Sans le savoir, j'ai laissé passer ça, ce type est là depuis un mois et demi, et je n'ai rien fait !

— Jenny. On ne peut pas se permettre de lui exploser le faciès, et quelques os en plus, sans avoir pris nos précautions avant. Toi comme moi, on le sait parfaitement. Tu sais que si on le tabasse publiquement parce que c'est un porc, il va porter plainte contre nous, et ce sera notre faute, même s'il le mérite amplement. Tu sais pourquoi ?

— Parce que le monde déteste les femmes, et que quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, ce sera toujours notre faute.

— Et tu as adopté, sans le vouloir, ce comportement. En te blâmant inutilement, tu réduis la part de responsabilité de cet homme. Cesse de t'en vouloir, c'est uniquement de sa faute. Viens t'asseoir, on va former un plan d'attaque. Et si ça ne fonctionne pas... je réfléchirai à des méthodes un peu moins orthodoxes.

Jenny semblait réfléchir. Puis, après une bonne minute, elle est retournée s'asseoir, les mains tremblantes. Jameela lui a tenu la main pendant un moment, après ça.

— Le témoignage en question est assez difficile à lire, alors préparez-vous.

Jameela se pencha légèrement pour laisser Kate lire tranquillement, puis nous raconta à voix haute :

" Bonjour,

Je suis une étudiante en première année à la fac de sport, et je voudrais parler de quelque chose qui me pèse depuis mon arrivée ici. Je suis nouvelle à Londres, et je souhaitais obtenir des conseils pour une contraception. On m'avait dit que le médecin de la fac était super et à l'écoute, alors j'ai pris rendez-vous, sauf que ça ne s'est pas bien passé du tout... pour vous résumer le truc, il a dit que j'étais une salope à avoir des rapports sexuels à mon âge (je suis encore mineure, mais je serai majeure à la fin de l'année...), et lorsque j'ai rétorqué, j'ai subi un florilège d'insultes sexistes et misogynes, du type "de nos jours les putes s'affichent trop facilement", que j'étais une "connasse irresponsable", et qu'il ne fallait pas s'étonner si je venais à tomber enceinte "à force de me faire sauter par n'importe qui". J'étais morte de honte, incapable de répondre après ça. Je suis sortie de là en larmes, et depuis, j'ai trop peur de le croiser à nouveau à la fac. J'ai séché plusieurs fois les cours tant ça m'angoisse, mais je ne peux plus continuer comme ça... je n'en ai parlé à personne, je n'ose pas par peur des représailles, ou qu'on refuse de me croire... s'il vous plait, faites-le partir !"

— Quel enfoiré ! Cracha Tom.

Il m'ôte les mots de la bouche. J'avais trouvé cet individu désagréable, et étrangement, je ne suis pas surprise qu'il ait un tel comportement. En fait non, ce n'est pas étrange du tout, puisqu'il avait déjà eu des propos immondes (certes d'un autre registre) envers Agatha. Je n'ai définitivement aucun regret pour son nerf sciatique. Et si je crevais ses pneus de voiture ? Avec la magie, personne ne pourra remonter jusqu'à moi, et ça va lui faire un peu payer pour ce qu'il a fait, en attendant le plan de Jameela.

— J'propose qu'on lui crève un pneu. Pas tous les pneus, sinon c'est cramé, mais au moins un. 'Faut qu'on l'emmerde un max, répondit Ntina.

Incroyable. Je suis visiblement en symbiose totale avec mes camarades.

— L'idée d'un pneu unique est franchement pas mal. Tu t'améliores en plans machiavéliques ! Malheureusement, ce ne sera pas suffisant, il faut voir plus grand. La priorité est de retrouver cette fille. Si elle pouvait porter plainte ce serait super, mais je doute que la justice puisse réellement faire bouger les choses...

— Tu ne penses pas qu'un juge saura faire le bon choix et réglera cette affaire ? Lui demandais-je, même si connaissant les humains, la réponse était évidente.

— Honnêtement, si j'avais vraiment confiance en la justice pour protéger les femmes et les minorités, je ne serais pas en train de devenir avocate.

Elle a marqué un sacré point. La justice humaine est une véritable comédie du point de vue des sorciers, parce qu'elle n'est pas réellement impartiale. Après tout, ce sont bien des humains qui l'ont organisée et qui s'en chargent...

— Et pourquoi pas une manifestation au sein de la fac ? Je sais que tu vas faire un super travail pour lui mettre la pression, mais on ne sait jamais... proposa Samira.

Nous nous sommes tous et toutes tournées vers elle. Jameela avait concentré toute son attention vers sa soeur.

— Une manifestation hein ? Hmmm... ça rendrait l'affaire publique, alors pas sûr que la victime accepte une telle condition... mais si elle dit oui, ça pourrait être très utile...

— Cette idée me plaît. Ca nous permettrait de faire également une campagne contre le harcèlement sexuel, et en creusant un peu, le sexisme dans le domaine médical... et ça créerait un bordel monstre, répondit Jenny.

— Alors, en fonction des résultats obtenus suite à la confrontation, on organisera ça. Oh, il est déjà presque 14h ! Désolée les enfants, le devoir m'appelle !

Alors qu'elle venait de dire ça, son téléphone se mis à sonner. Le timing était parfait, presque comme si elle l'avait désiré. Vraiment trop classe.

Jameela fit la bise à tout le monde, et surtout à sa soeur, avant de déguerpir. Elle avait noté le plan dans un petit carnet doré, et avait promis à Jenny de la recontacter très rapidement. La prochaine étape était de retrouver la première année qui avait subi ces paroles, et l'équipe avait déjà une petite idée en tête.

J'étais (et je suis encore) très impressionnée par la réactivité des membres de l'association. Chacun et chacune était prêt et prête à défendre cette jeune fille, par tous les moyens, ou presque. Il aurait été facile de laisser couler, de se dire que de toute façon rien ne changera, mais ce n'est pas le cas des feministas. Je me souviens de ce mot, "sororité", et plus je pense à mes camarades, plus ce terme prend sens. Je ne suis là que depuis un mois et demi seulement, et pourtant, je sais déjà que tout ce que j'avais pu penser sur les humains était, d'une façon ou d'une autre, erronée. Je suivrai moi-même cette affaire de près. Mais en attendant de lancer le plan, je dois organiser quelque chose de spécial : mon anniversaire, et la venue d'Amanita !

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