J'apprendrai ton nom

Par Wigea
  1. Intermède 1

LUI

Rien. Je n’ai plus rien. Plus de nom, plus de maison. Plus de voix, plus de droits. Plus d’hier et plus de demain. L’eau a effacé mon histoire et ma Terre a disparue. J’ai perdu jusqu’à mon Être.

Mais soudain, je te vois, Toi, mon autre Moi. Et le soleil à nouveau me réchauffe. Le vent me murmure : ‘‘Recommence’’. Et mon âme se réveille et chante. Elle te dit : ‘‘Regarde moi. Oublie le reste. Je vais défaire tes liens et t’emmener. Je vais nous bâtir un ailleurs où tu n’auras plus mal. Je te dirai mon nom et j’apprendrai le tien. À toi, j’accepte d’appartenir. Je te demande juste de m’attendre ; laisse moi le temps d’arriver jusqu’à toi pour te sauver de ces chiens.

Je pars ; mais pour mieux revenir et t’emmener. Je te promets que rien ne m’arrêtera. Bientôt, nous serons ensemble. Et bientôt nous pourrons écrire une autre page de l’histoire. Juste, attends moi.’’

 

  1. Chapitre deux

Fabrice s'apprêtait à sortir de l'agence immobilière quand il l'aperçut qui regardait les annonces accrochées dans la vitrine. Il s'arrêta, la main encore sur la poignée de la porte et prit le temps de l'observer à travers la vitre : c'était vraiment une jolie fille, mais curieusement c'était autre chose chez elle l'attirait. Oui, car il fallait se l'avouer, il était attiré par cette fille. Dès qu'il l'avait croisée, quelque chose chez elle avait changé sa conception du monde ; une nouvelle ligne s'était ajoutée dans le répertoire de ses connaissances. C'était une drôle de sensation que d'avoir l'esprit constamment occupé par une personne que l'on ne connaissait pour ainsi dire pas du tout et sans qu'il y ait eu une quelconque relation. Car que savait-il d'elle ? Pas grand-chose, si ce n'est qu'elle habitait Lagny et qu'en ce moment elle n'allait pas très bien. Il se fit alors la réflexion que c'était sans doute ce dernier aspect de la personnalité de Sarah qui lui avait fait prêter autant d'attention à cette simple cliente. Oui, il faisait tout simplement preuve d'empathie, lui qui, sans être totalement égoïste comme le croyait sa mère, n'était pas la personne la plus disposée à la compassion. Cette pensée le rassura, il n'était pas en train de tomber dans un sentimentalisme puérile ; il avait de la peine pour cette pauvre demoiselle en détresse, tout simplement.

- Puis-je vous aider, monsieur ?, s'enquit une des conseillères de l'agence, surprise de le voir toujours posté devant l'entrée.

- Non, excusez-moi, j'étais perdu dans mes pensées.  Au revoir'', fit-il en sortant de la boutique.

 

Sarah jeta un regard à la personne qui venait de sortir de l'agence immobilière et reconnut le pharmacien. Décidément, elle n'arrêtait pas de le croiser, pensa-t-elle en se rappelant avoir discrètement changé de rayon quand elle l'avait reconnu dans les allées du supermarché du Val d'Europe.

- Bonjour ... Sarah ? c’est ça ? fit le jeune homme, sourcils froncés comme pour se concentrer.

- Et vous, c’est Fabrice, répondit-elle en souriant.

- Vous cherchez une maison ? demanda celui-ci, en la rejoignant devant les pancartes.

- Non mais j'aime bien regarder les annonces. Par contre, vous si, déduisit-elle en montrant l'entrée de l'agence.

- Eh oui. La cohabitation avec les parents a ses limites quand on a passé un certain âge, sourit-il.

Sarah sourit en imaginant madame De Villiers essayant de réveiller son fils le matin afin qu'ils partent ensemble au travail. C'était peut-être un priori, mais de son point de vue, la pharmacienne était probablement la plus difficile à vivre des deux.

- Vous habitez chez vos parents vous aussi ?

- Non, je vis avec mon copain depuis trois ans maintenant. Ma mère habite en Moselle.

- Ah, il y a un copain, fit Fabrice avec un grand sourire. Et sur le moment, il fut comme soulagé de l'apprendre. Et que faites-vous un samedi après-midi, seule en ville ? Sans votre amoureux ?

- Il n'est pas là, expliqua-t-elle, il travaille un week-end sur deux. J'avais besoin de me changer les idées, mais ma copine n'est pas dispo, alors je me ballade.

- Ça vous dérange si je vous accompagne un petit bout de chemin ? Je ne connais pas du tout Lagny, vous me montrerez...

Sarah considéra la demande un instant et jugea qu'elle n'avait rien d'abusif. D'ailleurs, avoir de la compagnie ne pouvait que lui faire oublier ses tracas.

Ils prirent donc la route du centre-ville. Ils remontèrent un peu la rue Saint-Denis, puis tournèrent sur la voie piétonne en direction de la place de la Fontaine. Il faisait encore doux en ce début d’octobre mais il n'y avait pas grand monde sur la place. Sarah qui se rappelait l'avoir lu quelque part, expliqua à Fabrice que le bâtiment de la Mairie avait été autrefois une abbaye. Elle lui apprit également que Jeanne d'Arc était passée deux fois à Lagny-sur-Marne, dans la Chapelle des Ardents qui jouxtait l’Hôtel de Ville. Comme il n'était que seize heures, ils purent entrer à l'intérieur de la petite église pour y admirer les vitraux. Une certaine aisance s'installa bientôt entre eux et c'est sans s'en rendre compte qu'ils adoptèrent le tutoiement pour s'interpeller et se faire part de leurs impressions sur les nombreuses œuvres cléricales. En sortant de l'édifice, Sarah entraîna Fabrice étudier les annonces immobilières de l'agence qui se trouvait sur la place. Ils constatèrent avec amusement que leur goût en matière d'architecture étaient diamétralement opposés : Fabrice aimait les bâtisses modernes, formées de solides agencés entre eux, alors que Sarah avait une préférence pour les vieilles maisons d’inspiration régionale. Cependant, quand Fabrice proposa de s'arrêter prendre une pâtisserie chez Léonidas, ils furent ravis de constater qu'ils accordaient tous les deux la même importance au goûter.

Pour déguster tranquillement leurs entremets, Fabrice proposa qu’ils s’installent à la table d’un café. En revenant place de la Fontaine, ils découvrirent le Thé Art Café, installé dans un ancien bâtiment en pierre de taille. Depuis trois ans qu’elle habitait à Lagny, Sarah n’avait jamais mis les pieds dans ce lieu ; elle trouva le cadre, avec ses arcs brisés au plafond, plutôt sympathique. Ils s’installèrent et commandèrent des boissons chaudes pour accompagner leurs pâtisseries, en espérant qu’on ne leur reprocherait pas la concurrence. Fabrice regretta le Gard car selon lui, il devait sûrement y faire plus doux à cette époque qu’à Lagny.

- Tu as toujours vécu à Nîmes ? voulut savoir Sarah curieuse de comprendre le parcours du jeune homme.

- Non, je suis né en Bretagne. Quand j’ai eu quatre ans, ma mère et moi sommes venus habiter dans la région chez mon grand-père.

- Tes parents sont divorcés ?

- Non, mon père est mort quand j’étais petit, je ne l’ai pas vraiment connu.

Fabrice regardait au fond de sa tasse comme s’il y cherchait des réponses.

« Voilà, pensa Sarah pour elle-même. Talia avait tort, c’est une histoire triste et non sordide. »

- Je suis désolée...

Fabrice releva la tête et lui sourit :

- Ce n’est rien, c’était il y a longtemps. Pour en revenir à ta question, j’ai fait l’école élémentaire à Coulommiers. Et à partir de la 5ème, j’ai été dans un pensionnat près de Montpellier.

- Tu as vécu plus longtemps dans le sud qu’ici en gros. Qu’est-ce qui t’a décidé à revenir ?

- Ma famille vit ici, expliqua le jeune homme, sans préciser que leurs rapports étaient loin d’être détendus.

- Tu as des frères et sœurs qui vivent ici aussi ?

- Non, je suis seul ; ma mère ne s’est jamais remariée.

- …

- Et toi ?

- Je suis fille unique aussi. Enfin, je crois...

Et comme Fabrice la regardait sans comprendre, elle expliqua.

- Mes parents sont divorcés. Ma mère habite à Saint-Avold et mon père en Sierra Léone. Je suis très proche de ma mère, même si elle habite dans l’Est. Quand à mon père, il ne donne pas souvent de nouvelles de lui, mais je sais qu’il est remarié. Et ça ne m’étonnerait pas que sa petite jeunette lui ait fait un bébé.

Et sur un ton plus léger, elle déclara :

- Mais de toutes les façons, j’ai déjà une sœur de cœur, Talia.

- C’est joli ça comme prénom, c’est peu commun.

- En fait, elle se prénomme Natalia, mais elle n’aime pas qu’on l’appelle ainsi. On s’est connues à la fac, et depuis on est comme deux sœurs. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.

Alors pendant un court instant, Fabrice la jalousa : il était fils unique, il ne partageait pas de lien fort avec sa mère ou son grand-père. Et il ne voulait pas de petite amie. Pendant qu’ils finissaient leurs boissons, il se demanda ce qui comptait vraiment dans sa vie.

Le soir tombait rapidement, il faisait presque nuit et Sarah décida qu'elle devait rentrer. Il n'était que dix-huit heures trente, les bus circulaient encore, mais Fabrice insista pour la déposer chez elle. Soudain silencieux, ils retournèrent jusqu'au parking où le jeune homme avait garé sa voiture, chacun regrettant un peu que l'après-midi s'achève déjà ; ils avaient tous deux le sentiment de s'être fait un ami, car ils avaient passé un moment agréable. Afin de ne pas laisser le silence s’installer, Fabrice demanda à la jeune femme si elle conduisait. Il fut surpris lorsqu’elle lui expliqua qu’elle et Anthony - son petit ami - avaient jugé plus important que ce soit le jeune homme qui passe le permis le premier. "Ah bon ? Et pourquoi ?" demanda Fabrice, d’une voix que Sarah trouva un peu trop réprobatrice. Comme pour se justifier, elle déclara d’un ton un peu aigre qu’ils en avaient décidé ainsi parce que le travail du jeune homme était plus éloigné que le sien. "Je demandais, c’est tout... !" s’excusa le pharmacien en la fixant, quittant un instant la route des yeux. Sarah admit pour elle même qu’elle s’était laissé emportée, s’avouant enfin, que trois ans auparavant elle n’avait pas admis la justesse du raisonnement qui n’était que celui d’Anthony, mais qu’elle n’avait pourtant pas osé le contredire. Radoucie, elle indiqua qu’elle pensait bientôt s’inscrire elle aussi. Quand ils arrivèrent devant le bâtiment où Sarah résidait, chemin des Marattes, celle-ci mit un certain temps avant de descendre du véhicule, cherchant les mots pour conclure ce temps passé ensemble. C'est lui qui rompit le silence le premier.

- C'était très sympa.

- Oui, répondit-elle en se tournant vers lui. Merci de m'avoir raccompagnée.

Et pendant qu'il se demandait ce qui de la bise ou la poignée de mains était le plus approprié, elle sortit de la voiture, mettant un terme à son dilemme.

- À bientôt, ajouta-t-elle en se penchant pour le saluer.

- Oui, répondit-il avant qu'elle ne referme la porte.

Il la regarda s’éloigner vers les petits immeubles HLM jusqu’à ce qu’elle entre dans un des bâtiments. Alors, il démarra et repris la route vers Lagny-centre. Peut-être que le cinéma proposait déjà des séances à cette heure-ci ; il n’avait aucune envie de rentrer s’enfermer chez sa mère. À Nîmes, un collègue lui aurait sûrement proposé une soirée en boîte où il aurait sans doute fait la connaissance d’une jolie jeune femme avec qui il aurait partagé deux ou trois nuits avant de se lancer à la conquête d’une autre demoiselle. Il y avait sûrement une boîte de nuit à Lagny ou un club où il pourrait faire des rencontres, mais curieusement, il n’en avait pas envie ce soir. Et puis, il ne se voyait pas ramener une fille chez sa mère.

*

*      *

Sarah ne dormait pas encore lorsque Anthony revint du travail, vers vingt-trois heures : elle l’attendait comme à son habitude, en lisant un roman devant la télé allumée, mais muette. Le grand métis passa d’abord par la cuisine pour réchauffer le dîner qu’elle lui avait mis de côté. Puis, il vint s’installer sur le canapé à côté d’elle, avec son assiette. Sans lui demander si elle souhaitait suivre le même programme que lui, il monta le son de la télévision et zappa sur BFM.

- Bonsoir, dit-il en l'embrassant machinalement.

- Salut !

- Tu as l’air plus détendue aujourd’hui, constata-t-il, presque étonné. Il avait donc remarqué que ça n’avait pas toujours été le cas ces derniers jours, où la moindre de ses réflexions amenait des larmes aux yeux de Sarah.

- Qu’est-ce que tu lis ? C’est encore tes trucs sur le roi Arthur ?

Sarah sourit, elle savait qu’il se moquerait d’elle dès qu’il aurait la réponse. D’ailleurs, à sa mimique, elle se douta qu’il avait deviné qu’elle lisait encore un recueil de contes mythologiques.

- Ça s’appelle L’Edda, rectifia-t-elle. C’est sur les mythes de l’ancienne Islande.

- Tu n’en as pas assez de lire tout le temps la même chose ?

- Chaque civilisation a ses légendes ; donc ce n’est pas "tout le temps la même chose". Et elle ajouta, c’est mieux que les infos en boucle !, provocatrice.

Mais avant qu’il puisse lui répondre de façon acerbe, comme il savait le faire, elle s’enquit de sa journée. Tout en mangeant, il lui raconta alors sa journée "pourrie" – encore -  dans les cuisines de l'Hôtel où il travaillait. Anthony aimait son travail. Enfin, il aimait la cuisine. Mais il semblait avoir du mal à supporter le chef. Il n’allait pas directement à l’affrontement avec son responsable, car dans un cadre aussi bien hiérarchisé que la cuisine d’un grand hôtel, il ne pouvait pas se permettre le moindre manque de respect envers un supérieur hiérarchique. Sarah le soupçonnait de rejeter l’autorité à cause de son désir refoulé d'être son propre patron. Lorsqu'ils s'étaient rencontrés, il y avait de cela cinq ans, chez des amis de fac de Sarah, il était apprenti cuisinier. Il était plutôt doué et caressait le rêve de monter un jour sa propre affaire. Mais la réalité était que sans recommandations, ni financement, il n'était pas facile de créer son propre restaurant. Il avait donc chercher du travail pour, disait-il à l'époque, mettre de côté. Puis, à la fin des études de Sarah, ils avaient décidé de s'installer ensemble. C'est à ce moment qu'Anthony avait décroché son contrat dans un hôtel autour de Disney et qu'ils s'étaient installés ensemble à Marne-la-Vallée. Sarah avait postulé pour un poste dans l'animation, dans une commune tout proche de Lagny et elle fut acceptée. C’était totalement à l'opposé des études qu'elle venait de terminer, en attendant de trouver autre chose. Pourtant, très vite, elle avait pris goût à ce travail, malgré un salaire peu mirobolant. Et progressivement, sans vraiment s’en rendre compte, tous deux mirent leur rêve de côté, s'installant, inexorablement, et en dépit de leur jeune âge, dans une routine de couple. L'un comme l'autre n'aimant pas particulièrement sortir, ils perdirent le contact avec leurs camarades d'études tout en abandonnant par la même occasion cette légèreté de la jeunesse qui fait que l'on croit que tout est possible à qui le veut vraiment. Anthony apprit à se satisfaire de son salaire de fin du mois et délaissa toutes les prises de risque que son projet aurait attendu de lui, sans s'avouer que le fond de la question était qu'il n'aurait pas supporté que Sarah se mette à gagner plus convenablement sa vie, quand lui-même aurait accepté un poste de commis auprès d’un chef reconnu qui lui aurait sûrement ouvert des portes vers son rêve.

Sarah écouta son compagnon se plaindre une énième fois du manque d’imagination de son chef cuisinier. Mais elle ne lui fit pas part de ses considérations, car il n’était pas homme à se laisser juger.

- Ah, au fait, j’ai posé mes congés, lâcha le jeune homme en reposant son assiette vide sur la table basse.

- Super ! J’ai commencé à regarder et j’ai trouvé des locations du samedi dix-sept au samedi vingt-quatre.

Anthony réfléchit un moment, puis demanda :

- C’est la première semaine des vacances ça ?

- Ben oui, acquiesça Sarah soudain inquiète. Je t’ai dit de poser la première semaine comme moi.

- Vraiment ? Parce que j’ai demandé du vingt-quatre au trente-et-un octobre, moi.

- Oh non, gémit la jeune femme déçue. Tu ne peux pas changer ?

- …

- Ça va faire deux ans qu’on n’est pas partis en vacances, se plaignit Sarah

- Trop tard, ça a déjà été accepté. Allez, ce n’est pas grave, ça nous évite de dépenser comme ça.

- J’avais cherché des auberges de jeunesse, ce n’est pas très cher et ...

- On ira en vacances quand tu auras un vrai travail, la coupa-t-il brutalement, comme ça, on ne sera pas obligés de dormir dans des auberges de jeunesse.

Sarah ouvrit la bouche pour rétorquer, mais aucune parole appropriée ne parvint à franchir ses lèvres. Elle était abasourdie par la mauvaise foi de son conjoint. Depuis qu’elle avait pris la direction du centre de loisirs, sa rémunération était quasi identique à la sienne. Et il le savait ! Elle l’avait soupçonné un moment d’en prendre ombrage et par ses propos, il tendait à lui donner raison. Ce n’était pas la première fois qu’il dépréciait son travail. Elle avait beau aimer énormément ce qu’elle faisait, Anthony lui opposait toujours l’idée que c’était un job pour étudiant. Elle avait essayé de lui expliquer que ce qui était le plus important pour elle dans le fait de travailler, c’était la satisfaction qu’elle en retirait ; mais ses tentatives d’explication étaient restées lettre morte.

Lorsqu’il se tourna vers elle, il remarqua son menton tremblant et ses yeux humides.

- Oh, arrête de bouder, fit-il presque méchamment, je t’ai dit qu’on partira une autre fois.

- Oui, si tu le dis.

Elle se leva avant de se mettre à pleurer vraiment devant lui. Elle détestait cet état de fragilité émotionnelle dans lequel elle se trouvait ces dernières semaines. Au début de cet épisode qu’elle prenait encore pour une déprime passagère, elle s’était efforcé de cacher sa tristesse tout en espérant secrètement qu'il serait quand même sensible à sa détresse dissimulée. Mais, il n’avait rien remarqué ou alors, il n’avait pas jugé nécessaire d’en parler avec elle. Alors, elle avait préféré lui épargner ses états d’âme. Elle reprit son livre et alla fouiller dans son sac à main à la recherche de ses cachets d’Euphytose. Zut ! Il n’en restait que deux. Elle irait en rechercher lundi. Elle les avala, se brossa les dents et alla s’allonger. Quand il vint la rejoindre plus tard dans la nuit, il la prit dans ses bras sans s’assurer qu’elle fut encore éveillée. Il avait cette philosophie selon laquelle le sexe pouvait régler toutes les mésententes dans un couple. Elle n’était pas d’accord avec ça, mais elle ne dit rien.

*

*      *

Le mouvement d’Anthony qui se levait réveilla Sarah. Elle jeta un coup d’œil à son réveil – huit heures douze – puis au jeune homme. Elle faillit détourner le regard devant la nudité de ce dernier, mais se fit violence par peur du ridicule. Ils étaient un couple, dormaient dans le même lit - lit où ils avaient fait l’amour la nuit précédente, alors pourquoi rougir devant l’anatomie de son compagnon. Si elle avait encore été sensible à ces choses là, Sarah aurait d’ailleurs admis que son partenaire était plutôt bien bâti : sous son mètre quatre-vingt-dix, il arborait des muscles bien dessinés, alors qu’il ne pratiquait que peu de sport. Sa peau légèrement plus claire que celle de Sarah – il avait pris plus de sa mère que de son père blanc – lui donnait, selon la jeune femme, "un air polynésien". C’est d’ailleurs ce côté "exotique" qui avait attiré son attention sur lui. Anthony était un bel homme, que toute autre femme que Sarah se serait plu à contempler à loisir, en particulier lorsqu’il se tenait ainsi, nu tel un Apollon. Depuis trois ans qu’ils vivaient ensemble et plus de cinq ans qu’ils avaient des relations intimes, cette aisance aurait désormais dû être naturelle. Mais pourtant, Sarah restait pudique, peut-être encore plus qu’elle avait pu l’être au début de leur histoire. Elle insistait encore, jusqu’à avoir gain de cause, afin qu’Anthony éteigne quand il essayait de laisser la lumière allumée pendant leur ébats. Elle repensa à la nuit dernière et sentit une énorme chape de honte l’accabler ; elle ne comprenait pas pourquoi elle n’avait pas dit non. Car elle n’avait pas eu envie de lui. D’ailleurs, depuis deux ou trois mois, peut-être plus, elle n’avait plus aucune envie de faire l’amour. La plupart du temps, elle trouvait toutes sortes de stratagèmes pour échapper à cette corvée : elle s’arrangeait pour s’endormir avant lui – ou faisait semblant de dormir – parfois, elle allait au lit très longtemps après qu’elle fut sûre qu’il fut bien endormi ; elle ne portait plus que des pyjamas informes, destinés à éteindre tout désir chez son conjoint. Cette situation lui pesait, elle ajoutait à ses tracas. Elle avait toujours été quelqu’un de réservé, mais elle ne voulait pas que cela puisse être un problème dans sa vie de couple. Elle se sentait coincée : elle ne voyait pas comment gérer ce blocage. Elle ne pouvait tout de même pas aller déballer ce sujet si intime devant un psychologue inconnu et encore moins arriver chez sa meilleure amie et lui déclarer : « j’ai un problème avec le sexe : je déteste ça. ». Mais le plus dramatique, c’est qu’elle se refusait d’expliquer à Anthony qu’elle n’éprouvait plus aucun désir et que le plaisir lui semblait inaccessible, de peur que celui-ci ne s’imagine être responsable de cet état de chose. Tout bien considéré, elle n’était même pas sûre de vouloir faire face à la situation, même si elle se rendait bien compte qu’elle ne pouvait pas continuer ainsi. Elle avait épuisé toutes ses ressources en matière de simulation. Pour trouver la cause de cette inhibition, elle avait envisagé toutes les hypothèses – tout du moins les plus plausibles. Peut-être était-elle frigide ?, mais ses premières expériences lui prouvaient que c’était peu probable. Sans doute avait-elle  peur : tant qu’elle avait le sentiment de maîtriser la situation, tout ce passait bien, mais dès que l’émotion devenait trop forte, Sarah paniquait : elle se débattait, repoussait son partenaire, qui de son côté s’obstinait, aveugle à son désarroi. Sarah supposait aussi que la morale religieuse qu’on lui avait inculquée, lui interdisait de considérer le désir et le plaisir comme des choses naturelles. D’ailleurs, les rares fois, où elle avait pris les devants, elle s’était sentie sale. Bref, elle ne savait plus quoi penser. Il lui tardait de "guérir", car elle désirait réellement se sentir aussi normale que n’importe quelle autre femme.

 

Pendant qu’elle réfléchissait, Anthony avait passé un pantalon de pyjama et s’était rendu dans la cuisine pour leur préparer le petit-déjeuner : les week-ends où il prenait son service à quatorze heures, c’était à lui que cela incombait. Les matins où tous les deux travaillaient, chacun se débrouillait et souvent il ou elle avalait rapidement son repas, seul debout dans la cuisine. Sarah se rappela que dans les premiers mois de leur cohabitation, il l’avait surprise en lui apportant son petit-déjeuner au lit. À l’époque, il l’appelait "ma petite marmotte" et il lui laissait tout le temps d’émerger. Il souriait de la voir lutter pour se réveiller et passer la matinée avec lui, alors qu’elle avait veillé tard, emportée par un roman. Les choses avaient bien changé depuis. De la cuisine, Anthony lui cria que le repas était prêt et elle se dépêcha d’enfiler un pyjama bien couvrant pour le rejoindre. Elle s’installa face à lui et dans un silence placide, ils commencèrent à manger. Il avait fait des œufs brouillés – il adorait ça – et de la brioche, dont il avait préparé la pâte la veille avant de se coucher et qu’il avait fait cuire dans le four à chaleur tournante - il rêvait de s’acheter un four à pain. Sarah devait avouer que sa brioche était délicieuse, tout comme la plupart des plats qu’il réalisait. Elle lui jeta un coup d’œil et constata qu’il la dévisageait comme s’il essayait de deviner ce qui se passait dans son esprit. Comme si elle craignait qu’il arrivât à lire sur son visage ses tourments, elle se concentra sur son assiette.

- Comment tu te sens ?

La question la prit au dépourvu. Sarah ne savait pas s’il était question de sa morosité ou de leur désaccord de la veille à propos des vacances.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? lui répondit-elle en portant sa tasse de chocolat à la bouche.

- Je ne te sens pas en ce moment. Tu peux me dire ce qui cloche ?

- Ce n’est rien, je suis un peu préoccupée en ce moment, ça va passer.

- C’est encore à cause de ce que t’a dit le médecin ?

Et comme elle ouvrait de grands yeux ronds, choquée qu’il puisse parler de ce sujet avec si peu de délicatesse, il continua :

- Va faire des analyses qu’on soit fixés et qu’on passe à autre chose. Parce que franchement, j’en ai marre de faire l’amour à un tronc de bois.

Sarah faillit recracher sa boisson sous l’insulte. Les yeux soudain mouillés, elle le fixa gravement, alors qu’il continuait à boire tranquillement son café. Elle ne savait pas ce qui lui faisait le plus mal, d’avoir cru qu’il avait enfin accepter de considérer son mal-être ou de se prendre son dégoût en plein visage. Elle essaya de toutes ses forces de se retenir de pleurer, rien n’y fit, ses larmes amères débordèrent. Oh, comme elle détestait la sensiblerie qui la caractérisait en ce moment ; elle haïssait de se montrer si vulnérable devant lui.

- Et merde, on ne peut rien te dire, à chaque fois tu mets à chialer. Tu te rends compte à quel point c’est lourd à gérer pour moi ?

Devant autant d’égoïsme, Sarah se révolta enfin.

- Pour toi ? Pour toi ? Et pour moi, alors ? Elle hurlait presque. Tu te moques complètement de comprendre ce qui m’arrive. Je t’ai dit qu’au boulot, c’était difficile en ce moment , mais tout ce qui t’intéresse, c’est toi.

Anthony eut une petite moue dédaigneuse à la mention de son travail.

- Je te l’avais dit que ce travail...

- Ça n’a rien voir avec le boulot lui-même, le coupa t-elle furieuse, c’est l’équipe municipale. Et puis, laisse tomber...

Et elle sortit précipitamment de la cuisine, pour aller se réfugier dans la salle de bain. Là, elle s’effondra sur le tapis de bain et la tête appuyée sur la baignoire, elle versa toutes les larmes qu’elle avait souhaité lui cacher. Elle se sentait seule, désemparée. Elle ne voyait aucune issue à son drame. Comme elle aurait aimé que sa mère fut là pour la prendre dans ses bras et lui dire que tout allait bien se passer. Elle se demandait ce qu’elle avait bien pu faire pour qu’Anthony soit devenu si dur avec elle. Avait-il des ennuis au travail dont il ne voulait pas lui parler ? La trouvait-il trop faible ? Et s’était-il mis dans l’idée de l’endurcir en la bousculant ? Quelles que fussent ses raisons, ce n’était pas ce qu’il fallait à Sarah. Elle tâchait toujours de ne pas le contrarier, et quand il s’en prenait à elle, elle était doublement malheureuse.

Il fallait qu’elle réussisse à se calmer, se dit-elle. Elle regretta n’avoir pas anticiper la fin de ses cachets d’Euphytose. Elle se dit que peut-être Talia aurait quelque chose à lui passer, elle était prête à prendre les transports pour trouver un calmant. Elle ne songea même pas à rechercher quelle pharmacie la plus proche de chez elle était de garde ce dimanche. Elle sortit de la salle de bain pour aller chercher son téléphone. Elle entendait la télévision qu’Anthony devait regarder, car il ne se trouvait pas dans la chambre. Elle essayait de ne pas renifler bruyamment pour qu’il ne la remarquât pas. Quand elle eût mis la main sur son portable, elle composa le numéro de son amie et se força à respirer en attendant qu’elle décroche.

- Coucou, fit celle-ci d’un ton enjoué.

- Allô, d’une voix toute faible, malgré ses efforts

Au ton de Sarah, Talia s’affola.

- Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

- La pharmacie est fermée, bafouilla son amie, je n’ai plus de cachet. Et ses pleurs reprirent.

- Sarah, ça va ? Calme toi, la pressa Talia d’une voix tendue. Explique-moi ce qui se passe. Vous vous êtes disputés ? Anthony t’a fait quelque chose.

Pour Talia, il était inconcevable que Sarah puisse être responsable d’un quelconque conflit. Elle connaissait bien son amie. Elle savait que sa plus grande qualité était l’empathie. La souffrance, la tristesse ou les angoisses d’autrui la touchaient presque personnellement, et sachant ce que l’on pouvait ressentir dans telle ou telle situation, pour rien au monde elle ne voulait être à l’origine de la peine de quiconque. Elle ménageait autant que possible les sentiments des autres et tâchait toujours de trouver des fondements à leurs actes. Pour elle, il y avait toujours une bonne raison qui justifiait les agissements de son entourage, et en chaque personne, elle essayait de ne voir que les bons côtés. Mais si cette hypersensibilité était une de ses plus grandes qualités, Talia pensait que c’était aussi sa plus grande faiblesse. Parce qu’à essayer à tout prix de ne pas heurter la susceptibilité des autres, son amie s’effaçait totalement et mettait systématiquement ses besoins de côté. Même quand il s’agissait de se battre pour défendre ses propres intérêts, elle taisait tout esprit de contestation. Et pour une raison qui échappait à Talia, Sarah avait une sainte horreur du conflit, sous quelque forme que ce fut.

- Tu veux que je vienne te chercher ? Elle essayait d’avoir un ton posé, mais elle avait du mal à garder son calme quand elle soupçonnait Anthony de s’en être pris à sa meilleure amie.

- Ce n’est la peine, ça va aller, objecta cette dernière en essayant de sourire.

- Attends ma chérie. J’appelle Émeric pour qu’il revienne me chercher, il est parti avec la voiture pour rendre visite à ma mère.

- Ne l’embête pas. De t’avoir parlé ça va déjà mieux, essaya t-elle d’affirmer mais ses propos étaient hachés.

- Tu ne m’as rien dit, Sarah. J’arrive, je ne vais pas te laisser toute seule là-bas. T’inquiète, il va revenir, c’est plus important que l’autre cinglée, non ? On va passer la journée ensemble, tu veux ? On pourrait aller au ciné, qu’est-ce que t’en dis ? Ça me fera du bien à moi aussi. On est dimanche et j’écris encore des articles pour le boulot. Une minute, je raccroche et j’appelle Émeric. Je te rappelle tout de suite.

Et elle raccrocha.

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