Le soir où je l’ai revu, ça faisait bien quatre ans que je n’avais plus entendu parler de Jason. L’année qui avait suivi sa disparition, son nom était sur toutes les lèvres, sur toutes les chaînes télé, dans tous les flashs radio. On avait fait des battues, placardé des affiches, offert des récompenses. Mais au bout d’un moment, comme il ne revenait pas, le grand public s’était lassé d’abord, puis les médias, puis les habitants de Teignmouth. Sa famille avait lutté encore un peu contre l’indifférence qui s’emparait de leur entourage, et puis ils avaient baissé les bras aussi, se réfugiant dans un deuil feutré. Plus personne ne répandait de rumeurs au collège, plus personne ne proposait de s’aventurer dans les bois pour y chercher son cadavre. Quand j’étais entré au lycée, on n’invoquait plus que de temps en temps son nom, comme une menace vague et légère, l’équivalent humain d’une écharpe de brume. Jason était simplement un petit mystère de plus dans le comté.
Ça me rendait un peu triste pour lui ; si j’avais disparu aussi mystérieusement, j’aurais au moins aimé que l’évocation de mon nom provoque un frisson de temps à autre, une lueur d’inquiétude sur la peau quand le vent faisait doucement grogner les arbres. Mais les habitants du coin n’étaient pas très portés sur l’étrange et les superstitions – à part quand ces dernières venaient du pasteur Glenn, qui avait déjà réussi à convaincre ma mère que jouer avec la dînette de ma petite sœur me détournait de Dieu. Teignmouth s’était vite remise de son deuil, les braconniers avaient recommencé à sillonner la forêt la nuit. Seul le frère de Jason, qui s’était souvent assis devant moi dans la seule classe de notre petit lycée de campagne et qui faisait maintenant comme moi tous les jours la route jusqu’à l’université la plus proche, avait encore le regard qui se perdait dans le vague sans raison, au beau milieu d’une conversation.
Alors ce soir-là, quand j’ai ouvert la porte et que j’ai trouvé sur mon perron un Jason au visage en sang et l’air hagard, j’ai mis quelques secondes à réagir. On était un vendredi soir, et ma mère avait amené ma sœur au drive-in, m’abandonnant à mon dossier sur Mary Shelley. Le plus drôle, c’est que je l’ai reconnu immédiatement. Même si je ne l’avais pas vu depuis des années et qu’avant cela, je n’étais vraiment pas proche de lui. Sur le coup, ça ne m’a absolument pas surpris de le voir ici, comme si la situation était tout à fait normale. J’ai jeté un œil en direction des bois. Il faisait nuit et on ne voyait que la masse sombre et frémissante des feuillages. Pendant ce temps, Jason n’a rien dit, n’a pas bougé ; il attendait juste. Je me suis effacé et l’ai laissé rentrer.
Il marchait mécaniquement, s’est assis sur le canapé en y laissant goutter son sang, et est resté muet. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas tout de suite appelé la police, ou sa famille. Au lieu de ça, je suis allé chercher la boîte de soins dans la salle de bains, je me suis assis à côté de lui et j’ai commencé à nettoyer le sang. Il n’avait qu’une seule coupure, longue mais peu profonde, sur le front. Elle avait beaucoup saigné, mais une fois que je l’ai désinfectée et pansée, il avait déjà bien meilleure mine. Je ne savais pas trop quoi lui dire, mais le silence était très lourd, alors j’ai dit :
– Ta famille sait où tu es ?
Jason n’a rien dit, n’a toujours pas bougé. Il avait le regard dans le vide et n’avait pas levé la tête vers moi depuis qu’il était rentré. C’était un peu préoccupant, alors je me suis levé et j’ai décroché le téléphone fixe. En laissant s’écouler les tonalités, je me suis permis de l’observer un peu mieux. Ses habits étaient sales et déchirés, mais ils semblaient à sa taille – je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à ce qu’il porte la même tenue que le jour où il avait disparu. À part sa coupure au front, il n’avait pas l’air blessé. Ses cheveux lui tombaient sur les épaules et les semelles de ses chaussures étaient trouées, mais de la part de quelqu’un qui venait d’errer huit ans dans une forêt, je trouvais qu’il ne s’en sortait pas trop mal.
– Allô ?
La mère de Jason. À sa voix étouffée, au léger agacement qui transparaît dans son ton, je me suis brusquement rendu compte de ce que j’allais faire en lui rendant son fils. L’émotion qu’elle allait subir.
– Allô ? Qui est à l’appareil ?
Elle ne cachait plus son agacement. Il était tard, et la disparition de son fils l’avait forcée à abandonner, il y a bien longtemps déjà, la part d’elle qui était souriante et patiente.
– Bonsoir Madame, je suis Lyce, un ami d’Orion. J’habite à Teignmouth, en bordure de la forêt. Je vous appelle parce que, hmm… Je crois que Jason est dans mon salon.
Tonalité. Évidemment, elle avait raccroché. Rien d’étonnant, beaucoup de gamins du coin s’étaient adonnés à ce genre de blagues cruelles, quelques mois après la disparition. La première fois, la famille et la police s’étaient rués à l’endroit indiqué. Au bout de la quinzième fois, la mère de Jason s'était mise à porter plainte systématiquement. Merde, et si elle m’en collait une sur le dos aussi ? J’aurais dû appeler la police en premier. J’avais commencé à taper leur numéro quand le combiné s’est mis à sonner dans mes mains.
– Oui ? j’ai dit, en coulant en regard vers Jason, qui jouait avec la manche abîmée de son pull.
Respiration lourde à travers le plastique. Elle avait dû se dire la même chose que moi, que personne ne ferait ce genre de blagues après aussi longtemps. J’ai eu un élan de compassion pour elle. Ce devait être extrêmement douloureux, de se laisser rattraper comme ça par un espoir qu’on aurait voulu étouffer.
– Vous dites que Jason est là.
Ton monotone, vide mais tendu. Elle a la voix aussi lourde que les paupières de ses deux fils.
– En tout cas, il lui ressemble beaucoup. Il était blessé, je crois qu’il vient des bois. J’espère ne pas vous induire en erreur, mais je pense que vous devriez venir vérifier.
– Ne bougez pas. J’arrive.
J’ai intérêt à ne pas m’être trompé, je me suis répété, en revenant m’assoir à côté du garçon sur mon canapé. Mais quelque chose d’impérieux m’affirmait que c’était lui. Malgré son mutisme, son apathie, ses yeux qu’il gardait résolument baissés pour laisser tomber sur eux quelques mèches lourdes. Ça ne pouvait être que lui. C’est à ce moment que l’étrangeté de la situation m’a vraiment frappé. J’étais dans mon salon, assis à côté du garçon qui avait disparu depuis huit ans, qui n’avait pas sorti un mot depuis les dix minutes qu’il était entré, et qui semblait captivé par les taches de boue sur son pull. C’était peut-être l’idée de revenir à sa famille après autant d’années. J’ai essayé de me mettre à sa place une seconde, mais l’idée seule était vertigineuse.
– Merde, j’ai soufflé. Jason, t’es revenu.
Il a levé les yeux vers moi. Aucune émotion, mais j’ai cru discerner un petit haussement de sourcils, un mouvement à peine esquissé. Comme s’il était tout aussi surpris que moi.
La mère de Jason est arrivée très vite, accompagnée du frère de Jason, Orion, de son père et d’une voiture de police. La shérif du coin, Jane, est entrée la première. C’est une très grande femme, et j’ai essayé de ne pas rire quand elle s’est prise la lampe du plafond, mais ça a été très dur. Quand la mère de Jason a passé la porte après elle, elle se précipitait tellement qu’elle l’a claquée brutalement contre le mur. Ça a fait un bruit sourd, et Jason a sursauté. Ou alors c’était de revoir sa famille. Difficile à dire. Elle s’est immobilisée une seconde, et en reconnaissant son fils, elle a éclaté en sanglots et s’est jetée contre lui, en le serrant dans ses bras et en lui caressant les cheveux. Son père s’est agenouillé à côté, répétant des trucs sans queue ni tête mais avec beaucoup de gratitude dedans. Orion est resté un peu en retrait, l’air de ne pas trop savoir quoi faire, tantôt fixant ses pieds, tantôt dévisageant son frère avec un drôle d’air, comme s’il essayait de lire quelque chose de loin. Jason ne bougeait pas.
J’aurais bien aimé suivre ce qu’il se passait, parce que c’est pas le genre de trucs qui arrivait souvent, surtout à Teignmouth, mais Jane a dit une phrase comme « Laissons leur un peu d’espace » et m’a entraîné dans la cuisine. Finalement, elle y a passé trente minutes à m’interroger, ce qui n’était pas un truc que je faisais souvent non plus (ça m’était arrivé une fois, quand l’adjoint avait voulu savoir qui avait jeté un joint devant le lycée – ça m’avait fait rire parce qu’on savait tous que c’était Toni et qu’elle ne faisait jamais le moindre effort pour se cacher quand elle fumait, mais personne ne l’a balancée et l’adjoint avait fini par laisser tomber). Je lui ai décrit trois fois l’arrivée de Jason, avec tous les détails possibles, mais j’avais pas grand-chose à en dire. Elle a fini par retourner avec moi dans le salon et a voulu interroger Jason aussi, mais c’était très difficile, d’abord parce que ses parents faisaient encore beaucoup de bruit, et ensuite parce que Jason n’avait toujours pas lâché un son. Ça commençait à me mettre un peu mal à l’aise, toutes ces effusions faites à un bloc de marbre au regard confus.
Le père m’a pris les mains, les a serrées très fort et m’a remercié plusieurs fois, comme si c’était moi qui avais arraché leur fils aux branches du bois. J’ai souri sans rien dire ; de toute façon il parlait sans s’arrêter, j’aurais pas pu en placer une. Ils ont fait se lever leur fils, m’ont encore remercié, l’ont emmené avec eux, en l’escortant comme s’ils avaient peur qu’il ne disparaisse à nouveau, et puis ils ont passé le seuil. À ce moment, Jason a tourné la tête. J’ai pensé qu’il allait me regarder, me faire au revoir avec les yeux, me sourire, ou juste avoir ce petit air qui dit « Tu as vu ça, comme ils sont collants… ». Mais ce n’est pas vers moi qu’il se tournait.
C’était vers la forêt.
Je suis ravi que ça te plaise (et en effet, ce passage est peut-être de trop, il faudrait que je reprenne tout le texte avec un peu de recul).
En tout cas, merci pour ton retour aussi gentil !
J'ai beaucoup aimé cette entrée en matière. On se cogne tout de suite au problème, on comprend par petits bouts où on est, quelle est la situation, et c'est suffisamment rude et intriguant pour que tu n'aies pas besoin de descriptions : on reste dans l'action, dans les ressentis actuels, dans les chocs. C'est très bien mené !
Au vu des circonstances, je me suis demandé s'il était vraiment cohérent que le narrateur rigole quand la shériff se prend la lampe : peut-être nuancer (en temps normal, le narrateur aurait ri mais là, il n'en a pas envie ; ou alors, préciser qu'il s'agit d'un rire nerveux, ou déplacé, que le retour de Jason est étrange et que le narrateur a du mal à se replacer dans une contexte "normal" ?).
Bref. Je reviens très vite par ici, moi !
Merci pour ton retour ! Pour ce passage, en effet c'est peut-être hors de propos ; je voulais que le protagoniste soit un peu déplacé, pas forcément en capacité de mesurer la gravité de la situation. Je revérifie ça !!
Enfin, j'ai peu à dire parce que j'ai adoré et que je me suis contenté de me glisser dans le texte (ce qui n'étais vraiment pas difficile parce qu'il est écrit avec beaucoup de talent et il nourrit chez moi une nostalgie de lectures passées). J'avais cette sensation étrange et assez mystérieuse d'être à la fois face à quelque chose d'étranger et de familier, pleins d'images et d'associations se bousculaient sans que je ne puisse les saisir totalement. Pas si loin de ce que Lyce a pu vivre : l'inquiétante étrangeté du retour de Jason.
Je voulais donner à la forêt une sorte de visage un peu distordu et sombre, si ces images te sont venues si facilement alors je peux me dire que c'est un pari réussi.
(On m'a parlé de Dark en commentaire déjà, mais je n'ai jamais regardé !)
Ce début est incroyablement puissant, je suis sous le choc. Quelle maîtrise ! En librairie, ce premier chapitre m'aurait suffi pour passer à la caisse et repartir avec le livre bien serré sous le bras (je parle du monde où il y avait encore des librairies, évidemment ^^). Je trouve que tu donnes immédiatement une texture très concrète, sombre et mystérieuse, avec ce Jason qui ne dit rien et qui regarde la forêt. Brrr !
La seule chose qui n'a pas coulé de source pendant ma lecture, c'est la durée : comme dans le premier paragraphe, Lyce dit "ça faisait bien quatre ans que je n’avais plus entendu parler de Jason", j'ai été un peu confuse après quand tu évoques une absence de 8 ans. Et puis j'ai compris qu'il y a eu 4 années où on a continué d'en parler + 4 années pendant lesquelles plus personne n'en a parlé. Donc rien de grave... et c'est même en fait pas plus mal, après réflexion, parce que ça oblige à aller vérifier et donc la chronologie s'implante un peu mieux dans la tête du lecteur.
Non, en fait, j'aurais envie de te conseiller de ne surtout toucher à rien dans ce chapitre. C'est parfait. La narration est très naturelle, ce que je trouve sacrément fortiche pour un moment aussi spécial.
Rah, tu ne me facilites pas la tâche : je suis censée dévorer histoires sur histoire pour les HO, mais je vais être obligée de passer un peu plus longtemps sur la tienne ! Merci beaucoup de l'avoir partagée !
Je ne connais pas encore trop le concept des Histoires d'Or, mais merci d'être venue me lire !!
Et merci pour tous ces compliments, c'est la première tentative d'ambiance mystérieuse/horrifique que j'écrivais alors je suis ravi de voir que ça fonctionne, pfiou !
Pour cette histoire de temps, oui, je voulais vraiment que Jason soit à peine plus qu'un souvenir, ce n'est peut-être pas tout à fait clair. Mais tant mieux si tu ne trouves pas ça trop gênant !
Quelle intensité ! Quel suspense ! :-) J'ai hâte de savoir la suite, vers où nous amènes-tu ? (ne réponds pas!) J'ai beaucoup apprécié comment tu donnes par de petits détails une touche de vie à ton récit (je pense à la dinette par exemple). Bravo, hâte de voir la suite !
Ravi que tu aies apprécié le début, merci beaucoup !
Je ne te promets pas de revenir vite pour la suite, car j'ai une liste de lecture longue comme le bras, mais j'aime bien aller voir les "petits nouveaux", je trouve triste de devoir attendre les commentaires quand on s'installe par ici. Bref...
En tout état de cause, je ne suis pas déçue par ma visite. Tu arrives à instiller en peu de mots une ambiance lourde et inquiétante, entre banalité du quotidien et disparition mystérieuse, et surtout réapparition flippante. Ce "revenant" n'a pas l'air dans son assiette du tout, j'aime bien le "bloc de marbre au regard confus".
Donc bravo, ça donne franchement envie de poursuivre.
Dans les petits détails
- des répétitions à surveiller. j'ai par exemple vu plusieurs fois à la suite "du coin" (les habitants du coin, l'université du coin...). Il y a d'autres répétitions, comme "la mère de Jason avait commencé"/ "j'avais commencé"
-"on n’invoquait plus que de temps en temps son nom": ce ne serait pas plutôt "évoquer" ?
- la phrase qui commence par "Teignmouth s’était vite remise de son deuil..." est vraiment très longue, il me semble qu'elle gagnerait à être coupé pour plus de fluidité de lecture.
Bonne installation chez les plumes !
Merci pour ton passage, ton retour est très encourageant !
Tu as tout à fait raison sur les répétitions, je corrige de ce pas. Le "invoquait" est volontaire, j'aime bien l'image qu'il amène !
Merci encore pour ton accueil :)
J'ai adoré ce premier chapitre ! ♥
L'ambiance est à la fois pleine de la banalité du quotidien et en même temps chargée de détails étranges et inquiétants... ce Jason fait vraiment peur ! Quelle angoisse ce retour, j'en ai des sueurs froides.
Le personnage principal est très bien écrit, ses pensées sont réalistes et bien typiques d'un lycéen ^^
En découvrant ce texte et son ambiance étrangement inquiétante, je pense tout de suite à la série "Les Revenants" de canal +, ce qui est vraiment un compliment ! J'avais beaucoup aimé ^^
Et je ne doute pas que tu feras des choix très différents dans la suite des événements pour trouver à nous surprendre.
Bravo pour ta belle plume et ce premier chapitre d'une efficacité redoutable, je pars découvrir la suite avec grand plaisir ! ♥
Merci beaucoup pour ton retour !! Ravi que ça t'ait plu, c'est la première fois que je m'essaie à une narration un peu horrifique, alors ça me fait plaisir de voir que ça fonctionne. Jamais vu Les Revenants, j'irai jeter un œil ! A bientôt :)
Wow, je trouve que tu écris tellement bien ! Tu retranscris très bien la façon de s'exprimer d'un jeune adulte, tout en installant un climat de tension et de mystère. Je sais pas comment dire mais tu oscilles constamment entre la légèreté de l'expression de Lyce et la gravité de la situation.
Tu as su attisé ma curiosité, je vais de ce pas lire la suite !