28 novembre
— Estelle ? Estelle ! Réponds, putain !
— Sois pas vulgaire, dis-je faiblement.
— Tu m’as foutu la trouille !
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je me redresse tant bien que mal. J’ai la tête qui tourne. Alix m’aide à m’asseoir. Les gens passent devant moi, me scrutent. J’ai l’air d’aller bien. Comme une fille qui a pris une bonne cuite. Ils passent leur route.
— Je sais pas, je te parlais et quand je me suis retournée, tu étais par terre.
— Tu me soulais encore avec tes histoires, j’ai pas supporté.
— Contente que tu fasses de l’humour. Mais c’est pas drôle, Estelle. Ça devient inquiétant ton truc.
— Mais non.
Elle a raison. Ça fait des mois que ça dure. Vertiges, évanouissements, douleurs. Mon corps me lâche.
— Tu as consulté au moins ? J’appelle une ambulance.
— Pas la peine. Ça va passer. Je suis juste fatiguée.
Alix s’obstine, elle prend son portable.
Je me lève. Je fuis. Je n’irai pas à l’hôpital. On ne me dira pas que j’ai une maladie grave. Un coup de poignard dans le ventre. Je vacille, me redresse. Alix me rattrape. Je pleure.
— Tu me ramènes chez moi ou je rentre toute seule ?
Mon amie secoue la tête et soupire.
— Une fois chez toi, j’appelle le médecin.
J’acquiesce. Je trouverai bien un moyen d’éviter ça encore une fois. Tout va bien. Tout va très bien.
29 novembre
Dans la pièce étroite, des appareils allumés diffusent une lumière vert foncé. Je suis allongée sur une table. L’odeur de désinfectant me lève au cœur. Au plafond, une plaque est légèrement décalée par rapport aux autres. Alix m’a emmenée de force, elle attend à côté.
Le médecin fixe l’écran en baladant sa sonde sur mon ventre. Elle fait rouler son tabouret jusqu’au distributeur de sopalin, prend quelques feuilles, m’essuie le ventre. Les gestes sont professionnels, froids.
— Je vais mourir.
Elle regarde de nouveau son écran, fronce les sourcils.
— Non madame, vous allez avoir un enfant.
A-t-elle souri ? Elle a souri. Je regarde mon ventre plat.
— Mais je ne suis pas enceinte.
— Vous ne le serez plus dans quelques heures. Les douleurs que vous avez ressenties hier et ce matin sont des contractions. Le travail a commencé.
— Vous vous trompez.
Elle vérifie en bas de l’écran une information que je n’arrive pas à lire.
— D’après l’appareil, vous êtes enceinte de 9 mois, jour pour jour.
J’ai toujours été bonne en calcul mental. Elle se fout de moi :
— Jour pour jour ? Le 29 février ? Il n’y a pas eu de 29 février cette année.
Elle sourit : croit-elle que je lui fais une blague ?
— Bien sûr, la machine n’est pas fiable à ce point. Ça se joue à quelques jours près.
— Ça fait plus d’un an que je n’ai pas eu de rapport sexuel.
Elle me fixe avec surprise, une légère inquiétude aussi, je crois. Ou serait-ce de la pitié ? Elle m’a l’air complètement allumée.
— Je veux voir un autre médecin.
— Regardez à l’écran. Vous voyez là, c’est la tête du bébé, ses mains, ses pieds. Il ne peut y avoir de doute. Il va très bien. Tout est parfait. Sauf sa position : il est debout, plaqué contre votre dos. Caractéristique du déni de grossesse. Il va falloir vous y faire. Vous avez eu un rapport sexuel fin février et vous êtes tombée enceinte.
Quand je sors de la pièce, mon ventre a doublé de volume.
30 novembre
— Soufflez, madame. Vous vous débrouillez très bien. Reposez-vous un instant.
Mes joues sont en feu. Les articulations de mes mains me font mal, agrippées au drap pour ne pas sentir la déchirure. Douleur contre douleur. Puis ça recommence :
— Allez, poussez, poussez.
On m’écartèle. Je me brise. Jambe gauche d’un côté. Jambe droite de l’autre. Des mains au milieu qui me fouillent. Je voudrais hurler et ça hurle des cris stridents.
— Bravo madame, vous avez un magnifique bébé.
On le pose sur moi. Sans doute faudrait-il sourire ? L’entourer de mes mains. Le regarder. Mais ce n’est pas à moi.
On le reprend.
— On va faire quelques tests. Ça ne va pas durer longtemps, on vous le ramène tout de suite.
— Il y a une erreur. Je ne suis pas enceinte.
On ne m’entend pas. On me tourne le dos.
— Pendant ce temps-là, je vais vous recoudre.
Le sourire me semble exagérément bienveillant. On me taille, on me coupe, on me perce, on me tourne, on me retourne. On ramène le bébé, on le met dans une sorte de couveuse à côté de moi.
— Il avait bien chaud dans le ventre de sa maman. Il ne faut pas qu’il se refroidisse.
Je ne sais pas de qui on parle.
Un poids sur la poitrine m’empêche de respirer. Je halète, cherche l’air. Etouffe.
— Comment ça va ?
Alix, l’amie fidèle est là. Je la serre dans mes bras et je pleure. Elle caresse mes cheveux.
— Chut, calme-toi.
— Je ne me souviens de rien, Alix ! Putain de corps de merde ! Depuis toujours, je le déteste, je le hais. D’ailleurs il n’a jamais séduit personne.
— Le déni, c’est plutôt une forme de protection.
— Une protection. Mais de quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu crois que j’ai refoulé un truc ? Qu’on m’a droguée ? Que j’ai été violée ?
Je ris.
— Qui voudrait d’un corps pareil ?
— Arrête Estelle, tu te fais du mal. Et puis, tu as donné vie à un joli petit bébé. Regarde-le, comme il est beau !
J’ai envie de vomir.
— Je préfère que tu partes Alix.
— Oui, je comprends, tu as besoin de te reposer. Je reviens demain, ok ?
Non, elle ne comprend pas. Je ne veux pas qu’elle revienne demain. Je ne dis rien.
Un peu plus tard, on m’emmène dans une chambre vide.
— En cas de besoin, vous appuyez-là.
— J’ai droit à combien de fois ?
1er décembre
Les pleurs du bébé me réveillent. 7 heures. J’ai dormi au moins 5 heures d’affilée. Je ne sais pas comment c’est possible. J’appuie sur la sonnette. Quelques instants plus tard, qui me paraissent des siècles tant les cris du bébé sont insupportables, une infirmière passe la tête par la porte.
— Bonjour madame ! Comment allez-vous ce matin ?
Elle s’affaire autour de moi, remet un drap en place, saisit l’enfant dans ses bras, le fourre dans les miens, me tend un biberon.
— On l’a fait à votre place cette nuit. Vous dormiez si profondément, impossible de vous réveiller. Je vous laisse ? À toute à l’heure !
Elle ne me laisse pas le temps de lui répondre.
Le bébé hurle et s’agite si bien que je pourrais le faire tomber. Je voudrais ? Je le pose devant moi sur le lit, entre mes jambes. Il pleure de plus belle.
Je tends un doigt. Il le saisit et sa toute petite main me serre. Si fort. Il ne crie plus. Une sensation intense m’envahit, de paix. Plus que ça, une douceur, un frisson dont mon corps se souvient. Le bébé ne pleure plus, lâche mon doigt. La sensation disparait. Les pleurs reviennent, mon angoisse aussi. Je sais ce que je dois faire. Je prends le petit dans mes bras, le déshabille, ouvre ma chemise.
— Il n’y a rien de meilleur que le peau à peau pour créer un lien.
Quand la sage-femme m’a dit ça hier, je l’ai insultée mentalement. Je pense qu’elle l’a lu dans mes yeux. Pas grave.
Je nous recouvre de la couverture. Les cris cessent. Le petit corps chaud se blottit contre moi. La sensation revient immédiatement. Ma peau se rappelle des caresses que mon esprit ignore ; des baisers, un souffle chaud dans le cou, des décharges partout, frissons de plaisir.
Je regarde le bébé. Il ouvre les yeux et ses deux petites billes noires me fixent dans l’obscurité. Une voix que je ne me connais pas lui parle :
— Raconte-moi.
Je sens son cœur battre contre le mien. Je ferme les yeux. Mon esprit a peur, mais il veut savoir. Des images naissent des sensations : aux caresses, des mains qui parcourent mon corps et lui disent qu’il est beau, au souffle chaud, une bouche que j’embrassais alors, que je voudrais embrasser de nouveau. J’ouvre les yeux et me secoue. Tu rêves ma fille. Tu n’as jamais vécu ça. Le bébé bouge légèrement sa tête. Je replonge.
29 février. Je revois la date impossible s’afficher sur mon téléphone. Je me rappelle. Erreur de calendrier, il a fallu que ce jour soit différent, que je prête attention à un homme, qu’un homme fasse attention à moi, et que je l’oublie. Qu’il m’oublie. Je sais qui il est, je sais où le trouver.
J’embrasse mon bébé. Il dort.
— Demain, nous irons le chercher.
Je me souviens du moment où tu as abandonné la sagesse dans l'écriture et où tu as commencé à te salir les mains et ça rend tes textes vachement plus vivants et réalistes, même quand le thème est fantastique et que les faits ne le sont pas ^^
Oui, cette soignante est on ne peut plus maladroite, oui, l'amour maternel se réveille d'un coup de baguette magique qui tombe vachement bien, mais on oublie trop souvent que la fiction n'est pas un documentaire et qu'elle ne raconte pas la réalité. Elle est porteuse de bien d'autres choses et c'est pour ça qu'on l'aime !
Je pense aussi que cette histoire aurait mérité d'être développée, pour qu'on puisse ressentir encore plus profondément les émotions d'Estelle, mais le moment où elle ressent l'amour maternel pour la première fois a ému mon cœur de mère, donc ça fonctionne aussi bien comme ça ^^
C'était terrifiant. Et bien écrit.
Personnellement je trouve que le fait qu'elle se surprend à aimer le machin rend les choses encore pires, c'est vraiment effrayant je trouve, la façon dont les gens la forcent à l'aimer en plus. vraiment atroce.
Terrifiant, vraiment vraiment vraiment, mais extrêmement bien rédigé
Je suis perplexe, perdue entre "waaah" et "aaaaaaah !!!"
Un grand bravo !!
Bravo à toi !
J'ai été moins convaincu par l'amour soudain pour un enfant qu'elle envisageait de laisser tomber sur le sol. Néanmoins, ça, le format nouvelle y est pour beaucoup je crois. Tu as choisi de traiter la fin dans la douceur et l'amour, et il fallait bien s'y diriger.
Un thème franchement intéressant et osé, en tout cas. Je tire mon chapeau sur ce choix !
J'ai été particulièrement touché par la narration qui n'élude aucune des couleurs du spectre intérieur de l'âme féminine. Du noir profond au rose éclatant, une vie vécue dans toute la palette des émotions humaines.
Je ne voudrais pas spoil la fin mais on dirait que le lecteur/spectateur profite lui aussi de l'irradiation du premier contact...
Bravo Elga, ça fait du bien !
Thèmes pas faciles à traiter en fiction mais ta nouvelle le permet. L'humour et la tendresse inhérentes à ta plume n'enlèvent rien au sérieux et à la gravité du sujet. La stupeur du personnage face à cette nouvelle réalité sonne aussi très juste. On sent la souffrance du personnage dans sa condition physique mais on sent aussi l'énergie vitale inévitable frayer son chemin à travers elle. C'est beau et plein d'espoir. Merci pour ce cadeau.
Dans la réalité, tout ce processus d’acceptation prendrait beaucoup plus de temps, mais on s’en fiche : c’est une belle histoire. Tu traites un thème délicat, à première vue éloigné de la question du 29 février, mais choisir un jour oublié, inexistant, pour une conception suivie d’un déni, c’est un coup de maître. C’est sûr qu’avec un tel thème, il y a matière à écrire une histoire bien plus longue, mais malgré son format limité par un temps très court, ta nouvelle ne donne pas une impression d’inachevé. Avec finesse et sensibilité, tu nous livres un récit émouvant et plein d’espoir.
Coquilles et remarques :
— Estelle ? Estelle ! Répond putain ! [Réponds / virgule avant « putain »]
— Tu me soulais encore avec tes histoires [« soulais » est la graphie rectifiée ; les graphies classiques sont « saoulais » et « soûlais »*]
— Mais c’est pas drôle Estelle. Ça devient inquiétant ton truc. [Virgule avant « Estelle » et avant « ton truc ».]
— Tu as consulté au moins ? [Virgule avant « au moins ».]
— L’odeur de désinfectant me lève au cœur. [Je dirais plutôt « me soulève le cœur ».]
— Je halète, cherche l’air. Etouffe. [Étouffe]
— Arrête Estelle, tu te fais du mal. / Je préfère que tu partes Alix. [Il faut mettre une virgule avant le nom de la personne à qui on s’adresse.]
— Je reviens demain, ok ? [OK (en majuscules)]
— En cas de besoin, vous appuyez-là [appuyez là ; c’est avec les pronoms qu’on met un trait d’union]
— La sensation disparait. Les pleurs reviennent [« disparait » est la graphie rectifiée ; la graphie classique est « disparaît ».*]
— Tu rêves ma fille. Tu n’as jamais vécu ça. [Virgule avant « ma fille ».]
* Je relève ces mots parce que je ne sais pas si tu appliques habituellement les rectifications orthographiques de 1990.
Tu as complètement raison pour le processus et d'ailleurs, c'était très frustrant de ne pas pouvoir développer, nuancer davantage (un thème pour un futur projet qui sait?).
Je suis contente que l'idée t'ait plu.
J'ai adoré la surprise de cette aventure la plus humaine qui soit...
Sinon, oui j'ai voulu finir par du positif et je me suis un peu retourné le cerveau. Je ne voulais pas non plus que le bébé soit un pansement à un couple/une femme qui irait mal par exemple.
Et pour la fin, j'avoue que je suis très curieuse d'en savoir plus ! Quel était cet homme, pourquoi elle s'en souvient pas, le lien avec le 29 février... C'était vraiment une chouette nouvelle, très jolie je trouve ^^
Alors c'est clair que l'équipe n'est pas fine fine et que ça n'est pas très réaliste (quand je pense à celle qui m'a accueillie à la maternité, pleine, au contraire, de bienveillance (et sans avoir fait de déni pourtant))
Pour la fin... Sans avoir vraiment de réponse, voici peut-être la façon dont je vois les choses, dont j'ai pensé le thème. le 29 février, un jour qu'on oublie. Ce qu'on oublie = ce qu'on veut refouler, ne pas vouloir savoir (ça aurait pu arriver n'importe quel jour, le placer un 29/02 qui n'existe pas donne une couleur fantastique au thème). Or là, pourquoi voudrait-elle oublier une belle rencontre? Pour moi, plus qu'un déni de grossesse, c'est un déni d'elle-même: j'ai voulu insister sur le fait qu'elle n'aime pas son corps et lui dénie même le pouvoir de séduire... elle a donc oublié ce qui peut lui faire changer d'avis.
Bon voilou. Après, avec un peu plus de temps, j'aurais pu rendre ça un peu plus explicite ou pousser le thème plus loin ^^
Le père? Un mec bien en tout cas, je n'avais pas envie d'une fin sombre.
"Je préfère que tu partes Estelle." ► à mon avis c'est plutôt Alix qui doit partir ^^
Ce que j'adore dans ces concours de nouvelles, c'est de lire comment un même thème a été abordé par les différentes plumes. Et je dois dire que ton approche est complètement inattendue, c'est excellent !
Le déni est très bien retranscrit. Étant mère moi-même, j'ai eu mal au cœur pour ce petit bébé qui n'avait pas sa place. Et à la fin, heureusement, tu termines sur une note d'espoir.
Je voulais finir sur du positif parce que j'ai trop l'habitude d'écrire des choses sombres et je voulais que cet enfant ait la chance d'avoir été conçu dans une belle relation.
Merci encore pour ton retour
Ah un thème si intriguant que le déni de grossesse ! Bien joué, je n'aurai jamais pensé à intégrer cette idée dans le thème de cette nouvelle !