Il paraît qu’on voit un tunnel avec une lueur au bout lorsqu’on meurt.
Moi, je n’ai rien vu de tout ça. D’ailleurs, je ne suis pas vraiment mort non plus, mais j’ai cette impression persistante de m’être brisé, d’avoir perdu quelque chose et d’être « irréparable ». J’ai continué ma vie, alors même que je ne n’étais plus vraiment là, plus vraiment présent. Comme si le tunnel c’était mes yeux et que ma vie c’était la lueur que je voyais au bout.
Je ne suis pas mort ce jour-là, mais je me suis cassé. Et je ne sais pas comment ni pourquoi.
J’avais 6 ans et deux mois, le 25 novembre 2011. Je ne sais pas non plus pourquoi je me souviens de la date exacte.
J’ai 16 ans désormais, et depuis dix ans, je regarde ma vie au lieu de la vivre, et je n’ai toujours pas compris ce qu’il m’était arrivé, ni pourquoi j’ai changé brutalement de cette façon. Comme si mon cerveau s’était déconnecté de mon cœur.
— Kévin !
À l’école, on me regarde de travers, on m’insulte, et on me tape parfois, mais pas trop, c’est supportable. Je ressens la douleur physique, mais je ne ressens pas la honte, la tristesse, la joie, et tous ces trucs que je me souviens très vaguement avoir éprouvés enfant sans savoir particulièrement les nommer.
Donner des noms à toutes ses émotions, et apprendre à les reconnaître chez les autres, je l’ai appris après, en grandissant, alors même que je ne ressentais plus rien. Je ne sais pas si c’est pour ça que je me plante souvent, ne reconnaissant pas les bonnes émotions chez les autres, et placardant les mauvaises sur mon visage lorsque j’essaye de passer inaperçu.
Ça me donne un air de psychopathe, paraît-il.
— Kévin !!
Mais j’ai regardé la définition, je me suis renseigné à fond sur internet, et je suis à peu près certain de ne pas être un psychopathe parce que je n’ai pas une once d’agressivité en moi. Je suis au contraire très passif — un peu trop, d’après ce qu’on m’a dit — ce dont je me moque totalement. Je ne comprends pas pourquoi je me défendrais contre ceux qui me frappent, malgré le fait que maman me répète souvent que je devrais le faire, et m’a proposé à de nombreuses reprises de m’inscrire à des cours de judo ou de karaté.
Maman me dit que je ne me défends pas parce que je ne sais pas comment faire, ou parce que j’ai peur.
Ce n’est pas ça du tout, c’est juste que je ne suis pas capable de m’énerver après eux. Je m’en fous.
Quand j’étais encore petit, j’ai tenté de leur expliquer quelques fois que j’avais perdu quelque chose, qu’il y avait un truc qui ne fonctionnait plus comme avant chez moi, mais ils n’ont pas compris. Bien des années après, j’ai réalisé que mon moi de 6 ans leur répétant « je suis cassé » n’était certes pas vraiment compréhensible.
Je n’ai jamais pris la peine d’essayer de leur expliquer à nouveau par la suite. Je ne pense pas qu’ils soient au courant qu’il y a vraiment une anomalie chez moi, une cassure qui s’est produite.
— KÉVIN !!!
Je me redresse dans mon lit et j’arrête de rêver pour me dépêcher de rejoindre maman qui m’attend, le regard noir, devant le repas servi.
— Pardon, maman, je n’avais pas entendu.
Je lui fais toujours la même réponse, et je pense qu’elle me croit de moins en moins, alors que c’est pourtant la vérité. Ma maman est plutôt gentille, et je fais toujours mon possible pour qu’elle ne s’inquiète pas, car ça, c’est très important. Si j’avais encore des émotions, je pense que je l’aimerais beaucoup. Seulement, ça aussi, c’est parti comme tout le reste.
Je n’aime plus, je ne déteste plus. Je fais semblant, juste.
Même la nourriture, je ne sais pas si je l’aime ou pas. Quand j’étais plus petit, mais après le jour mystérieux, lorsque maman me demandait « tu aimes ? » ou « c’est bon ? », je répondais systématiquement « je ne sais pas ». Puis j’ai fini par comprendre que c’était mieux si je répondais « oui, c’est bon ». Alors maintenant je réponds ça. Sauf que ces derniers temps je vois bien que maman n’est pas satisfaite non plus de cette réponse. Il va falloir que j’y réfléchisse, et que je me renseigne sur internet sur ce que je devrais dire.
Ce soir, je réponds encore « c’est bon », le temps de trouver autre chose, et maman crispe son visage sans rien répondre. Je ne sais pas traduire précisément ce que cela signifie, mais je sais que c’est une émotion négative.
Papa, lui, n’est pas là. Je ne le vois pas souvent.
— Ça se passe bien l’école ?
— Oui maman.
Je n’aime pas les phrases longues. Ou plus exactement, je ne sais pas quoi dire. Du coup, les conversations sont un peu à sens unique, et bien souvent, je remarque de la tristesse sur le visage de ma mère. Mais que pourrais-je lui dire ? Que souhaite-t-elle que je lui dise ? Une fois, j’ai posé la question, mais la réponse « mais ce que tu veux, mon chéri » ne m’a pas aidée du tout.
Elle ne comprend pas que je ne sais pas, que je ne peux pas savoir. Si on ne m’explique pas ce que je dois dire, alors je ne sais pas quoi dire.
— … et ça va aussi avec les autres enfants ?
— Oui maman.
Là aussi, avant je répondais « je ne sais pas », et puis j’ai appris à répondre « oui maman » parce que son visage était plus heureux comme ça.
Et ça, c’est très important. Il faut toujours que le visage de maman soit heureux. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que c’est important.
Le reste du repas se passe en silence. Je termine tout ce que maman met dans mon assiette. Puis je me lève, lui souhaite une bonne nuit, et retourne dans ma chambre.
Tout du moins, c’est ce que j’aurais dû faire. Sauf qu’aujourd’hui, au lieu de faire ça, je me lève, souhaite une bonne nuit à maman, et m’écroule dans le couloir comme une grosse mouche aspergée d’insecticide.
— KÉVIN !
Le cri de maman me parvient à peine. J’ai toujours eu une excellente ouïe, mais là, c’est comme si je l’entendais à travers du coton épais. Lorsque j’essaye de me relever, je n’y arrive pas.
Cette fois-ci, c’est comme si mon cerveau venait de se déconnecter de mon corps, comme une suite logique à la cassure que j’ai subie lorsque j’avais 6 ans et deux mois. Comme si c’était normal, et que cela devait forcément arriver un jour. Est-ce que j’étais en train de terminer de mourir ? Après toutes ces années ?
Maman me retourne, alors je peux observer son visage, et les émotions que j’arrive à y deviner sont toutes négatives. C’est embêtant. Il ne faut pas que maman soit malheureuse.
À ce moment-là, papa rentre de son travail, et empêche maman d’appeler le médecin. Papa, lui, je n’arrive jamais à lire les émotions sur son visage lorsqu’il me regarde, comme s’il était comme moi, mais qu’il ne prenait pas la peine de faire semblant.
Pourtant, je sais qu’il n’est pas comme moi, parce qu’il en a des émotions, mais juste lorsqu’il regarde maman, jamais lorsqu’il me regarde, moi. Je crois qu’il ne m’aime pas. Et cela n’a pas vraiment d’importance.
Il dit des mots rassurants à maman et me porte jusque dans ma chambre, avant de fermer la porte à clé.
Je voudrais lui demander pourquoi je meurs, mais je n’arrive plus à parler.
— Bon. Fallait bien que ça arrive un jour. Il ne va pas y en avoir pour longtemps, K, et après ça, tu te réveilleras comme si de rien n’était, c’est promis.
Papa m’appelle toujours « K », jamais Kévin, ni rien d’autre.
Je ne peux pas parler, et je crois que je suis aussi en train de perdre la vue, parce que je vois de moins en moins bien. Par contre, je sens parfaitement les mains de papa sur moi. Il me retourne sur le ventre, et fait quelque chose dans mon dos. C’est assez long, et assez douloureux.
Je ne peux toujours pas bouger, pas parler, et désormais, je ne vois plus rien.
— C’est juste ta batterie qui a fini par lâcher, K, rien de grave. Je la change, je t’efface ces dernières 24 h et tu seras de nouveau comme neuf !
Batterie ? Mais de quoi parle-t-il ? Mon cerveau essaye de comprendre ce qu’il se passe, et je réalise brusquement que ce mystère est important. Je dois le résoudre, je dois comprendre.
Que veut-il dire par batterie ?
Et puis vient le déclic.
Brutalement, mes yeux voient de nouveau et je peux à nouveau bouger.
Que se passe-t-il ?
— Papa ?
— Oui K ?
— Pourquoi je suis allongé par terre ?
— Oh ça ! C’est rien, tu as juste fait un petit malaise. Tu devrais aller te coucher pour ne pas inquiéter maman. Demain, tu te sentiras comme neuf, je te le promets !
— D’accord papa.
Papa a raison, il ne faut pas inquiéter maman. Maman doit toujours être heureuse, c’est le principal à retenir.
Je me demande pourquoi j’ai fait un malaise. Je ne me souviens de rien du tout. Est-ce que c’est lié à ce qu’il m’est arrivé lorsque j’avais 6 ans et deux mois ? Pourtant, je ne me sens pas pire. Ni mieux, d’ailleurs. Je me sens exactement comme avant, comme si mon cerveau n’était pas connecté à mon cœur. Comme si j’étais cassé.
Je hausse les épaules avant de m’endormir comme me l’a demandé papa. Demain, je serais comme neuf, il a dit, et tout ceci n’a donc pas d’importance.
L’important, c’est de ne pas inquiéter maman.
Une très bonne nouvelle ! pas étonnant qu'elle ait eu autant de bons retours !
Ravie d'avoir trompée une personne de plus avec ce texte 😈
votre réussite est bien méritée.
@+
Pierre
Je me suis laissé happer dans ce captivant récit sans même m’en rendre compte, guettant anxieusement une fin pour laquelle je n’avais aucune idée mais que je pressentais aussi sombre et aussi intrigante que tout le reste.
Bravoooooo ! *applaudit avec les touches du clavier*
L'atmosphère est aussi glaciale que la matière dont est constitué le robot-enfant qui a perdu la capacité d'aimer.
C'est très touchant et désespéré. Bien écrit.
Bouleversant puis troublant. Et enfin rassurée.
Ton texte me laisse cependant un léger sentiment d'horreur.
Bravo !
C’est un texte très sensible. Je t’avoue que je n’ai rien vu venir. Pourtant une chose m’intriguait, Kévin n’avait pas le langage d’un ado de 16 ans. Même après un choc, le langage évolue quand même après un traumatisme physique. C’est ce que ton récit laissait supposer.
Ah, oui. J’ai aussi eu quelques craintes quand son père a fermé la porte à clef, mais rassuré une phrase plus tard.
Moi qui est apprécié les deux films « Intelligence Artificielle » et « À l’aube du sixième jour » je trouve que c’est une très belle combinaison des deux.
Tu m’as donné envie d’aller m’intéresser à tes textes.
C'est une vraie réussite !
Je lis ton texte grâce au concours.
Je l'ai lu en une seule fois, pris par le désespoir de ton personnage.
Il est très sensible et bien écrit. vraiment toutes mes félicitations.
Bravo pour ton résultat au concours octobre imaginaire !
Chouette histoire, je l'ai lue d'un trait, tu rends une ambiance vraiment très étrange. J'avais à la fois envie de m'attacher au narrateur (l'important c'est que maman sourie) et en même temps il semble presque robotisé.
Encore bravo,
A bientôt !
Eh ben, quelle chouette histoire ! Jusqu'au bout je me suis dit qu'il y avait un truc qui n'allait pas, sans parvenir à mettre le doigt dessus. Chapeau c'est bien fait :)
J'ai bien l'impression de m'être fait mené par le bout du nez tout le long du texte. Cela grâce à ta plume et une excellente façon de nous transcrire les pensées de Kevin. Un très joli tour ! :)
La révélation finale est donc excellente et se retrouve justifiée dès les premières lignes du texte. Il y a une superbe maîtrise de tout l'ensemble !
Un grand bravo ! :)
A bientôt !
J'ai adoré ce texte ♥♥
Comme l'a déjà relevé une plume, ce qui était le plus réussi pour moi aussi était que les sentiments que ressent Kévin sont tellement humains ! Tellement, tellement humains et touchants que le fait qu'il ne soit en réalité plus humain de corps (et de fait, plus tellement d'esprit non plus) rend le texte encore plus beau et poétique, même si clairement un peu déprimant et glaçant aussi ^^"
Bravo pour ce magnifique texte auquel je n'ai rien à redire, je le trouve parfait !
: )
Est-ce que le garçon serait mort et sa conscience transférée dans un corps robotique ? Du coup, est-ce que le père change son corps pour le faire grandir ?
Je me demande si le fait que le garçon ne ressente plus rien vient d'un bug ou s'il est une première expérience ?
Beaucoup de questions pour cette nouvelle.
Merci pour cette lecture et ce commentaire :)
En tout cas, le sujet est original et c'est très bien écrit ! C'est un très bon moment de lecture, bravo !
Et oui, c'est en effet ce que j'avais en tête lorsque j'ai écrit cette histoire, le père a remplacé le garçon décédé, sans prévenir la mère.
Merci beaucoup ! :)
L'histoire est terrifiante, car ce peut être un cauchemar de se voir vivre sa vie sans rien ressentir et se comporter comme un robot.
Il me semble que cette distanciation entre l'esprit et le corps peut être l'une des manifestations de la schizophrénie. Cela peut arriver pour de vrai, hélas.
Malgré tout ce qu'il vit, le personnage éprouve des choses, car il se sent recommencer à mourir et il veut toujours faire plaisir à sa mère.
L'entrée en scène du père qui s'enferme dans la chambre et fait quelque chose dans son dos est ambigüe.
Je comprends qu'en fait il s'agit d'un enfant robot qui a remplacé un véritable enfant, les parents ne pouvant eux-mêmes en avoir. A moins que les parents soient aussi des robots ... qui éprouveraient des sentiments.
La mère ne semblerait pas au courant, alors le père remet le robot en vie en cachette.
Tout ceci est glaçant ... En espérant que cela ne se produira pas pour de vrai dans l'avenir ... J'ai peut-être mal compris.
Bravo pour le frisson.
Je pense qu'il n'y a pas possibilité de "mal comprendre" un texte, puisque chaque personne peut tout à fait lire de façon différente une même histoire, surtout sur un thème "mystère" :)
(d'ailleurs, les commentaires précédents le prouve!)
Je trouve qu’il y a en plus un espèce de piège qui fait que jusqu’au bout j’ai cru à un problème de pédophilie et finalement, c’est vraiment quelque chose de plus complexe qui tient plus de la SF. Je me demande quand même s’il n’y a pas un double-sens, parce qu’il y a aussi des phrases qui peuvent porter à confusion.
En tout cas, ta nouvelle à très bien marché pour moi, bravo !!
C'est assez terrifiant je dois dire.
Merci pour ton commentaire qui me fait voir mon propre texte sous un jour radicalement différent !
Une nouvelle qui aurait rendu Asimov très fier. Parce que c'est vraiment mais VRAIMENT très bon.
Tout est maitrisé. Ni trop peu ni pas assez. Chaque phrase est pertinente et succède à l'autre avec fluidité. Tout est calibré. J'ai commencé le texte et je n'ai pas pu m'arrêter.
Le twist est très bon, à la fois bien amené et bien traité.
Vraiment, j'aimerais trouver des défauts, mais je n'y arrive pas. Alors cher Monsieur (madame ? robot ?) Rouge, vous avez mon vote.
Voili voilou
Hé bien, une nouvelle qui j'avoue m'a provoqué un coup de cœur.
De la SF, de la robotique, de la psychologie, un scenario à twist final, c'est tout ce que j'adore, et c'est rondement bien mené.
Je pense que tu as gagné mon vote, bien qu'il me reste d'autres textes à lire, on verra, mais vraiment je kiffe le tien.
A+
J'ai beaucoup aimé cette problématique à la Blade Runner, et Kévin fait, je dois dire, un narrateur très touchant. Ton écriture est limpide et également touchante à la fois
Bref, c'était une très belle nouvelle, merci beaucoup pour cette lecture !
Ravie que personne ne pense au robot malgré le titre, c'est tout à fait ce que j'espérais :)
J'aime bien que le mystère ne soit pas entièrement résolu. Le père aurait "récupéré" la mémoire de son fils mort pour la transférer dans un robot ? Sans rien en dire à la mère, pour ne pas la peiner ? Je suis un peu plus perturbée par le fait de ne pas savoir ce qui s'est passé, même de façon approximative, le 25 novembre 2011. Mais ça fait partie du mystère.
Cette ambiance familiale me chagrine. La pauvre maman qui n'arrive pas à faire parler son fils ! Et lui qui ne sait pas quoi dire. Au début, avec les "Kévin !" qui s'intensifiaient, j'ai cru qu'on allait faire face à une crise de colère de la part de la personne qui appelait. J'ai trouvé un peu dommage que cette tension retombe pour n'être finalement qu'un appel au dîner. En même temps, c'est rigolo dans les nouvelles quand nos attentes sont déjouées.
J'ai particulièrement aimé cette idée : "Est-ce que j’étais en train de terminer de mourir ? Après toutes ses années ?" (petite coquille : "ces" années) L'impression d'un sursis, d'une vie en suspens en attendant de poursuivre. Je trouve que c'est un thème fort.
(et merci d'avoir relevé cette coquille, oups! je vais corriger ça!)
J'aime toujours beaucoup ses histoires qu'il faut lire deux fois pour les saisir dans leur intégralité. Une fois à chaud, en lecteur "naïf" et une autre fois en connaissant la chute. Par exemple, sur ma première lecture, je n'avais pas du tout saisi la référence à une des lois de la robotique d'Asimov, j'étais justement partie dans mon interprétation "Il faut qu'on parle de Kévin".
Pour une première lecture des participations du concours, je suis déjà conquise, en tout cas :D