La voiture s’engage sur la route obscure. P— O, les mains crispées sur le volant, laisse échapper sa rage contre le tableau de bord. Chaque coup résonne comme un écho à son impuissance. Dans le rétroviseur, il voit Gaïa, recroquevillée sur elle-même, plaquant contre sa poitrine la taie d’oreiller qu’elle n’a pas lâchée. À ses côtés, sa grand-mère somnole, inconsciente du drame qui vient de se jouer. Nicolas fixe la route d’un regard dur, les mâchoires serrées, ravalant sa colère. Seul Étienne garde un semblant de calme, même si son visage trahit son bouleversement.
- On doit partir, inutile de s’attarder ici, articule P-O entre ses dents. Margo m’a prévenu que l’armée du Loup descendait l’autoroute. Tu sais où on est rendu ?
- Prochain village, Rivière-Ouelle, ensuite Saint-Denis et Kamouraska, énumère mécaniquement Étienne. Ça va ?
- Non, ça ne va pas, explose P-O. Pourquoi est-elle revenue si c’était pour s’offrir en sacrifice ? J’aurais dû…
- Attention ! Tu vas bousiller la suspension, coupe Nicolas alors que la voiture bondit sur une ornière.
- Je m’en câlisse.
- Pas moi ! Le sacrifice de Margo n’aurait servi à rien si tu nous plantes dans le fossé.
- Papa, tu me fais peur, sanglote Gaïa, s’accrochant plus fort à son paquet.
- Arrête-toi avant le pont, ordonne doucement Étienne. Je prends le volant.
Le tablier est perforé à plusieurs endroits, mais la structure est encore saine. Le père s’installe aux commandes, Nicolas s’assoit à la place du co-pilote.
- Je dois l’avouer, c’était plus sécurisant lorsque Margo nous ouvrait le chemin. Nicolas, selon toi, il nous y reste combien de kilomètres à parcourir avant Saint-Pascal ?
- Si j’me fie au guide, je dirais 20-25 km max.
- Trois-quarts d’heure de route et on atteindra le niveau de l’armée, calcule Étienne.
- Et si le Loup nous trouve et nous attrape ? craint Gaïa.
•••
L’homo Sapien, un animal dominé par ses peurs, par sa faim, sa soif et son insatiable instinct de reproduction. À travers les époques, il a cherché à transcender sa nature reptilienne, il s’est regroupé en tribu, il a bâti des villes, il a érigé des civilisations, élaboré des systèmes abstraits comme la santé, l’éducation, la culture, poursuivant un insaisissable but : le bonheur.
Recette du bonheur facile (la meilleure) de la société de consommation occidentale préeffondrement : Ingurgitez pendant cinq minutes votre malbouffe, arrosez de 355 ml d’une boisson calorifique de votre choix en regardant le remake de votre film préféré ou une série, binge-watchée de préférence, finissez avec une bonne baise ou un peu de porno selon la disponibilité.
En réalité, le bonheur a toujours été à sa portée : l’amour inconditionnel, la bienveillance désintéressée et le sacrifice pour autrui, voilà ce que l’être humain réussit le mieux.
Lorsque les systèmes s’écroulent et que l’animalité reprend le dessus, lorsque la peur domine et que la faim tenaille les ventres, les hommes sombrent dans la bestialité. La horde a besoin d’ordre, sans elle, elle se soulève, s’insurge, se disloque.
Le Loup, véritable incendiaire, a nourri les braises de la colère grâce à ses mensonges et à ses fausses promesses. Il a entretenu la violence de la flamme en identifiant des boucs émissaires, il a alimenté la frénésie meurtrière pour en acquérir le contrôle.
Quand Rivière-du-Loup s’est retrouvée à sec, sa folie s’est convertie en prophétie. Il a saisi l’opportunité. Il a forcé l’exode de sa population, transformant le désespoir en une croisade vengeresse. Ses sermons enfiévrés ont résonné parmi les affamés : La Pocatière deviendrait leur terre promise, leur butin, leur salut…
20 000 hommes, femmes et enfants déferlent vers La Pocatière, un tsunami haineux ravageant tout sur son passage. La meute inapaisable ne compte pas s’emparer de la ville, elle désire la piller, la massacrer, la dévorer. Le Loup est à la tête de la marche : empalés sur un pique, sa carcasse ensanglantée est exhibée par ses anciens partisans. Il a été trop gourmand. Malheureusement pour lui, l’homme reste un loup pour l’homme.
*
Cette nuit, la famille s’est fait arracher le cœur. Les gorges se sont nouées, il n’y a plus de rire, seulement quelques reniflements et des soupire de tristesse. Sans la bonne étoile de Margo pour leur éclairer la route, ils devront se contenter de la lumière de la lune. Ils sont constamment arrêtés par les branches et autres débris qui jonchent la chaussée.
L’arrivée de la Volskwagen fait fuir une dizaine de coyotes aux yeux brillants, ils s’affairaient autour d’une masse sombre qui s’étire sur le chemin.
- Gaïa, tu restes dans la voiture. Merde, c’est quoi ça ? Des corps ? Remarque Étienne scandalisé.
Un muret d’une centaine de cadavres empilés bloque la voie. Étienne est pétrifié. La vision d’horreur et l’odeur putride sont insupportables. Comment peut-on en venir à ça ? Pourquoi tant de cruauté ?
- Il suffirait de déplacer quelques morts… Expose Nicolas.
- Je suis désolé les gars, ça me dépasse, je ne peux pas faire ça, s’excuse Étienne abattu.
- Je vais dégueuler, avoue P-O. Les pauvres ont été cordés là il a plusieurs jours. Les chairs doivent être molles…
- Arrête ! Merde, tu fais exprès ? Se fâche Étienne en retenant un haut-le-cœur. Fait chier, on est à deux pas de Kamouraska.
- Vraiment ? Kamouraska, ce n’est pas vis-à-vis Saint-Pascal ? s’informe P-O.
- Effectivement. Saint-Pascal est à 5 km, derrière ce champ.
- Vous voyez ou entendez une armée vous ? Demande Nicolas.
À part le vent qui siffle, le moteur qui ronronne et les coyotes qui rôdent et glapissent autour, il n’y a aucun bruit.
- Vous croyez que nous avons dépassé la meute ? Espère Nicolas.
- C’est possible, affirme Étienne, si c’est le cas, on l’a évité de justesse. Souhaitons que Margo s’en sorte bien.
- Je pense que l’on peut essayer de contourner les morts par les champs. Il fait assez froid ce soir, le sol doit-être dure, suppose P-O.
- OK, tentons le coup.
Alors que tout le monde s’apprête à remonter à bord du véhicule, deux grands coyotes surgissent, agrippent la jambe d’un macchabée et s’éloignent du tas de corps, tirant leur macabre trophée à travers les herbes. Le cadavre glisse, désarticulé. Clic, un son presque imperceptible, avalé par le souffle du vent. L’explosion déchire la nuit. Une gerbe de feu et de terre jaillit, illuminant les champs alentour, projetant son onde de choc jusqu’à la famille qui en tombe sur le cul. Les bêtes ont disparu, pulvérisées dans une pluie de chair, de sang et de sol retourné. Un silence oppressant s’abat sur la tribu. Les coyotes restants, pris de panique, détalent dans l’obscurité.
- Bon, je crois que nous allons oublier les champs, observe Étienne.
- On n’a plus le choix… personne n’a envie de faire ça, mais nous allons devoir nous libérer un passage entre les corps.
- On pourrait les rouler, propose Nicolas.
- Je vais vomir si je dois toucher à ça… murmure Étienne, les mains tremblantes.
- Papa, tu peux rejoindre Gaïa dans la voiture… Peux-tu t’assurer qu’elle ne regarde pas ? Je n’ai pas le goût qu’elle en fasse des cauchemars toute sa vie.
Après une brève discussion, ils s’entendent sur l’utilisation des bâches pour limiter le contact avec les corps. Le nez et la bouche couverts d’un foulard, Nicolas prend les devants en serrant les dents. L’odeur est infecte. La première morte qu’il empoigne ne doit pas avoir vingt ans, à son cou, un collier argenté brille sous la lumière rasante des phares. Un tournis s’empare de lui, cette fille avait une vie, un nom, avant d’être abattue d’une balle dans la tête. P-O attrape l’anonyme par les jambes, ils la font basculer sur la toile.
- Je peux te donner un conseil ? Évite de regarder leur visage.
- J’vais essayer, j’pensais que ça serait plus facile, avoue Nicolas.
Les deux garçons, résignés, charroient les dépouilles. Lorsque trois corps remplissent la bâche, ils les remorquent en bordure du chemin. Ils répètent leur fardeau écœurant jusqu’à ce qu’enfin, une brèche soit dégagée.
Une fois remontés dans la voiture, personne ne parle, étranglée par les émotions. Étienne démarre et franchit le passage avec précaution.
- Pourquoi des gens font-ils ça ? Interroge Gaïa d’une voix chevrotante alors qu’ils s’éloignent.
Personne ne trouve de réponse.
Les émanations des trépassés se sont bien imprégnées dans les vêtements, on a ouvert les fenêtres, mais le parfum mortuaire persiste.
- J’en peux plus de cette odeur, elle me colle à la peau, dit Nicolas.
- C’est insupportable, je ne me suis jamais senti aussi sale, arrête-toi ici, on va se laver et se changer, demande P-O.
- Patientez les gars, si mes souvenirs sont bons, il y a un chemin un peu plus loin qui borde le fleuve.
Côte Bossé. Ce chemin porte très bien son nom. Les vagues de l’asphalte bousculent les passagers, une vraie auto tamponneuse. Tout en bas, la voiture dérape sur la plage qui a envahi la route, Étienne reprend le contrôle et se parque. La berge sablonneuse est parfaite pour bivouaquer, les grands billots blanchis, transportés par la houle feront d’excellents bancs. Étienne amasse quelques brindilles et les allume. Gaïa court lui chercher quelques branches, mais l’ambitieuse arrête son attention sur un arbre déraciné qu’elle tente de charrier en entier. Les deux gars, nus comme des vers, grelottent en testant la température du fleuve du bout des orteils : ce n’est pas de l’eau, c’est de la glace liquide !
Nico s’avance dans la mer jusqu’à la taille, P-O, piqué dans son orgueil, plonge tête première et émerge comme une otarie dressée à éclabousser son frère. Évidemment, la bataille prend, Nico le costaud tente de l’écrabouiller, mais P-O, plus rapide lui échappe en se foutant de sa gueule. Les quarantenaires sont retombés en enfance, sous le regard attendri de leur père. De vrais gamins.
- Tiens, attrape ça p’tit con ! Jette Nicolas en embourbant P-O d’une balle de boue.
- Salaud, tu vas voir, je ne vais pas te manquer, réplique le grand frère d’une motte bien placée.
- Merde, j’en ai plein l’oreille… (il hésite, son ton change soudainement) dis-moi… tu le savais, hein ?
- Savais quoi ? questionne P-O en s’ébrouant.
- Joue pas à l’innocent. Que j’étais adopté !
- Oui… soupire P-O. Je l’ai appris il y a quelques années. J’ai surpris une conversation entre papa et maman.
- Et tu n’as jamais rien dit ?
- Comment j’aurais pu ? Ce n’était pas à moi de…
Nicolas plonge brusquement, ressort plus loin, le visage ruisselant d’eau et de larmes salées.
- Tu sais ce qui me fait le plus chier ? C’est que tout le monde était au courant sauf moi. Comme si j’étais trop con pour comprendre.
- C’est pas ça, Nico. Ils voulaient te protéger.
- Me protéger ? Ça fait quarante ans que je vis dans un mensonge !
- Un mensonge ? T’as vécu avec des parents qui t’aiment, un frère qui t’adore. C’est ça ton mensonge ?
Le silence s’étire entre le clapotis des vagues.
- Je me demande juste… Qui est ma « Vraie » famille ? Tremblote Nicolas.
- Sérieux ? Avec tout ce chaos Nico, je crois qu’on doit rester lié. T’es mon petit frère. Le parrain de ma fille. La raison d’être de papa…
Nicolas fixe l’horizon, pensif.
- Tu n’as pas besoin de savoir d’où tu viens, continue P-O. Tu sais où tu es maintenant.
- Dans une eau frette en tabarnak, rigole Nicolas, la voix frémissante.
- Exactement. Allez, ramène tes fesses, je commence à ne plus sentir mes pieds.
Les deux frères aux lèvres bleues clapotent vers la grève, à la recherche de chaleur. Ils sont un peu déçus de découvrir la minuscule flamme qui vivote entre les pierres.
- Alors, il arrive ce feu ? Taquine P-O.
- Ça vient, ça vient… C’est la préposée au bois qui ne fournit pas, se défend Étienne.
- Mets ça dedans, ça va flamber, dit Nico en lançant son tas de linge puant dans le brasier.
Les vêtements s’enflamment et fondent en bouilli magmatique, un nuage noir et suffocant se répand et s’élève au-dessus de la plage.
- Ciboire Nico, c’est plein de plastique ces trucs-là, tu veux nous intoxiquer ? Se fâche Étienne.
- J’allais faire la même chose, rigole P-O.
- Crime, les gars, ce n’est pas parce que notre planète va mal qu’il faut en ajouter.
- Tu es sérieux ? Demande P-O.
- Oui, insiste Étienne.
- Ah, lâche-nous avec ta morale écologique à la con, on n’en a plus rien à foutre, nargue P-O en joignant son t-shirt, son pantalon et ses sous-vêtements au bucher.
Tu crois que ça l’a fait une différence le recyclage, le compostage, la sobriété énergétique ? À quoi ça sert de se retenir de péter lorsque le reste de la planète se chie dessus ? En fin de compte, on est tous dans la merde jusqu’au cou.
- Ça te fait rire toi ? Lance Étienne à Gaïa, pliée en deux à cause des allusions scatologiques.
- Oui, hihi, je viens de lâcher un pet et ça pue.
- Pouah ! Gaïa !
Les vapeurs toxiques dispersées, la famille s’accole autour du feu. À l’affiche ce soir, pour une deuxième nuit consécutive, la grande danse des couleurs ; bleus, verts, roses. D’immenses spectres magnétiques prennent la voute céleste d’assaut, le ciel est un drapeau battant sous les vents solaires, le phénomène est si puissant qu’on y voit presque clair comme en plein jour. Un feu d’artifice magnifique, que la nature a organisé pour fêter sa victoire contre l’humanité.
Le spectacle grandiose ouvre les appétits. Au menu, macaronis au glutamate monosodique. Quand tu n’as qu’un ingrédient dans tes pâtes, tu as intérêt à savoir le prononcer. P-O s’amuse à faire répéter Gaïa qui s’enfarge la langue dans le monosodium.
- Mono… sidique, tente la fillette une sixième fois.
- Mono — SO — dique, rectifi P-O.
- OK je vais l’avoir cette fois : glutomate monosadique.
- Ah, tu fais exprès ? Ça se détériore à chaque essai. Bientôt tu vas nous sortir « Jus-de-tomates mono-sadique ».
- Bon, Gaïa, viens avec moi, j’ai remarqué quelques trucs à cueillir à l’entrée de la plage. On va rajouter un peu de textures à ce plat, proclame Étienne en se levant.
Les cynorhodons des rosiers sauvages sont rouges et juteux à souhait. Gaïa recrache les pépins, déçue par le peu de chair du fruit. En revanche, elle adore le gout et remplit le fond de sa casserole. Étienne, lampe de poche en main, s’occupe des aromates ; salicorne, persil et épinard de mer. Nancy était une passionnée de cueillette, elle aurait pu lui en trouver davantage. Elle avait une mémoire des mots et des noms incroyables. Lorsqu’elle baissait les yeux, l’herboriste pouvait identifier les plantes les plus courantes. Le regard en l’air elle t’énumérait les composantes du système électrique, pylône classique ou Mae West, isolateur à socle ou à tige. En prime cette fille était une véritable encyclopédie médicale au grand désarroi de ses garçons en proie à ses diagnostics de docteur maman.
- C’est quoi cette plante poilue ? demande Gaïa.
- Ah, ça, c’est une asclépiade… on appelle ça un petit cochon aussi. Allez, vas-y, ouvre le cocon, invite Étienne.
Les yeux de Gaïa s’illuminent alors qu’apparait la fourrure soyeuse. Elle déchire l’emballage végétal, souffle sur les graines duveteuses qui s’envolent chatouiller le nez de son grand-père ; il fronce les naseaux et éternue joyeusement. Entre deux atchoums, le vent porte une plainte, le hurlement étouffé d’un nourrisson, à quelques mètres derrière la voiture. Étienne, rapproche Gaïa contre lui et pointe la lampe vers la noirceur.
- Il y a quelqu’un ? Montrez-vous, je sais que vous êtes là, j’ai entendu les pleurs de votre bébé, insiste Étienne.
- Elle meurt de faim, répond timidement une femme en s’exposant à la lumière.
Un couple de squelettiques et leur enfant rachitique. L’homme avance vers eux en boitillant.
- Doucement l’ami, reste où tu es. Vous sortez d’où comme ça ? Vous êtes avec le Loup et sa meute ? Interroge Étienne. Gaïa, cours chercher ton père et le fusil.
- On n’est pas armé, on a faim, c’est tout, assure l’homme. Ma blonde est malade, ma fille n’arrête pas de pleurer. Je vous en supplie, on n’a pas mangé depuis des jours.
- Ça va papa ? s’inquiète P-O en arrivant avec la carabine.
- Tout va bien, on a des invités, va falloir leur trouver une assiette.
On leur tire une buche, ils s’assoient gênés au milieu de la famille. Gaïa, toujours maternelle, s’intéresse au bébé. Le poupon n’a pas trois mois. Elle ressemble à une petite rainette trop maigre, ouvrant la bouche pour attraper des mouches, elle est si affaiblie que ses pleurs sont à peine audibles.
- Elle est mignonne… c’est quoi son nom ? Demande Gaïa.
- Elle… Elle n’en a pas encore, avoue le père. On a déjà perdu un garçon…
- Je comprends, compatit Étienne. Je peux la prendre un moment ?
- Vous êtes certain, elle est répugnante, je ne l’ai pas changée de la journée, elle avait si froid, hésite la femme avant d’accepter.
- Elle est affamée, vous ne lui donnez pas le sein ? Questionne Etienne.
- Ma blonde est fiévreuse, elle a des abcès… c’est très douloureux lorsqu’elle allaite.
- Nous avons quelques sachets de lait en poudre, en y ajoutant du riz broyé en farine, on devrait pouvoir soulager votre fille. Vous savez que ça peut être très dangereux une infection non soignée ? Affirme Étienne. Vous avez essayé de mettre des compresses d’eau chaude ?
- Nous étions à Rivière-du-Loup ce matin, nous avons marché plus de dix heures sans aucune pause, se justifie l’homme.
- Vous étiez avec l’armée « du Loup », demande Nicolas ?
- Oui, nous devions suivre le pas, les trainards se faisant battre à mort. Nous avons profité d’un soulèvement entre les rangs pour fuir en douce. C’est l’odeur de votre feu qui nous a attirés ici.
- Je vais m’occuper de votre enfant, prenez le temps de manger, ce n’est pas grand-chose, désolé. Nicolas, tu peux chauffer de l’eau ? Demande Étienne.
- Je m’en occupe ! S’impose Gaïa.
Le dernier bébé qu’il a changé remonte à huit ans. Il était très fier d’accompagner son fils pour ce grand rite de passage paternel, le premier caca, la première couche-culotte « lavable ». Lorsque Gaïa est née, les couches jetables étaient déjà interdites depuis deux ans. Il entend encore Nancy se moquer : « Allez, les gars, montrez-moi ce que vous savez faire. »
Près du feu, il emmaillote l’enfant sur une couverture. Il est atterré, la petite poulette a la peau sur les os, si frêle et si fragile qu’elle risque de ne pas survivre à la nuit. Étienne regarde les parents dépassés. Sale époque pour naitre.
- Je peux vous poser une question indiscrète ? Ose P-O. Que s’est-il passé à Rivière-du-Loup ?
- Au début, on s’en sortait, mais l’essentiel a fini par manquer. L’hiver dernier on ne trouvait même plus d’eau potable malgré les supposés ravitaillements et l’aide du gouvernement. C’est là qu’il s’est pointé.
- Le Loup ? demande Nicolas suspendu aux lèvres de l’homme qui engloutit ses pâtes bruyamment.
- Il s’appelle Adam Boucher, les gens ont commencé à le surnommer le Loup lorsqu’il s’est débarrassé des crosseurs qui détournaient la nourriture de la ville. Personne ne s’était imaginé assister à une scène aussi violente ; il s’est baladé dans les rues avec leurs carcasses décharnées. En vrai, tout le monde fantasmait de leur faire la peau. À partir de ce moment, c’est devenu l’enfer… Il y a eu des viols collectifs, des massacres… et d’autres choses encore plus atroces. Des centaines d’innocents décapités. Hier dans la nuit, Rivière-du-Loup a été vidé de force. Il ne reste plus rien là-bas, à part le corps de ceux qui n’ont pas voulu suivre.
- Et à Trois-Pistoles ? hésite P-O, déjà traumatisé par le récit.
- Hum… Il y a une communauté qui tente d’y survivre, on raconte que ce sont des cannibales, répond l’homme la bouche pleine de macaronis.
- Des cannibales ? Répète Gaïa terrifiée.
- Bon. Gaïa, c’est l’heure du dodo, décide P-O en fuyant la conversation un peu trop glauque.
Gaïa suit les directives de son père sans rechigner, elle prend son Actimint, embrasse sa grand-maman et s’endort au chaud près du bébé. Avec les deux freaks qui se sont joints à eux, le reste de famille hésite à se coucher. Cette nuit, c’est camping à la belle étoile, chauffé par les braises, veillées par les aurores boréales. Nicolas se propose pour alimenter le feu les deux premières heures. On distribue les duvets, les couvertures de laine et les inconfortables draps de survie. Les campeurs épuisés s’abandonnent au silence nocturne.
- Papa… papa, réveille-toi, brasse le guetteur.
- Nicolas ?
- C’est ton tour de garde… tu te souviens ?
- Déjà ? J’ai l’impression que je viens de fermer les yeux. Tiens, prends ma place, propose Étienne en se glissant hors de son sac de couchage. Tout va bien ?
- Non… on peut parler un peu ?
- Bien sûr.
- C’est compliqué… Tous se mélangent dans ma tête. Crisse que j’me sens cave parfois…
- Nicolas…
- Laisse-moi finir. J’ai toujours eu cette sensation poche… Que le monde va trop vite pour moi. Maintenant, c’est encore pire, il s’écroule…
- On va réussir à s’installer quelque part mon beau.
- Je ne parle pas de ça. J’essaye de te parler de mon adoption… Tu les connaissais mes parents bios ?
Le feu craque en même temps que Nicolas. Étienne ajoute une buche, prend un moment pour répondre.
- On t’a déjà parlé du tas d’examens que tu as passés ? Tu avais deux ou trois ans.
- Non, quel rapport ?
- Tu t’es tapé une panoplie de tests à l’hôpital ; ophtalmo, physio, ergo, neuro. Je me rappelle une fois, ta mère remplissait des papiers, le médecin m’a pris à part. Il m’a demandé l’historique médical de ta famille biologique. J’ai paniqué, je ne savais rien. Je me suis senti… tellement inadéquat. Comme si je n’étais pas un vrai père.
- Papa…
- Tu sais ce qui est arrivé ensuite ? Le doc souhaitait te faire passer un scan, tu étais terrorisé. Tu t’es agrippé à mes épaules et tu ne voulais plus me lâcher. C’est là que j’ai compris : les véritables liens n’ont rien à voir avec le sang…
- J’m’en souviens pas, baye Nicolas. J’étais comment à cette époque ?
- Tu étais comme maintenant, coopérant et travaillant. Tu étais mignon… Tu déplaçais les meubles de ta chambre tous les deux jours… Je n’ai jamais saisi ce qui se passait dans ta tête d’enfant de trois ans.
- Et vous me laissiez faire ?
- Pas toujours, parfois tu nous foutais un de ces bordels… Allez, tu me dors dans la face, va te reposer, je prends la relève.
Le feu crépite doucement. Dans son sac de couchage, Nicolas s’agite en marmonnant. Étienne brasse les braises avec un bâton, engourdi par le chatoiement des charbons.
Sous la spirale du ciel bariolé qui éclabousse la surface sombre du fleuve, d’entre les vagues visqueuses remuant la plage, émerge une ombre menaçante, osseuse et atrophiée. Elle rampe, se traine, ventre contre les galets, ses yeux brillent comme des lunes, sa gueule rouge, de loup, crache son haleine corrompue. La chose peine et renifle en s’approchant des dormeurs.
Aaaaaah ! Étienne se réveille en sursaut, l’esprit vaporeux. Il jurerait que quelque chose de gros vient de plonger à l’eau. De toute évidence, il s’est endormi sur le job ; il est congelé, le feu est éteint et les deux étrangers ont disparu.
- Réveillez-vous, je me suis assoupi et ils sont partis, presse Étienne.
- Hein ? Qu’est-ce qu’y ne va pas ?
- Ils nous ont surement piqué un truc ; le fusil ? La nourriture ? Accuse Étienne.
- Non, la carabine est juste ici, répond P-O.
- Et ils n’ont pas pris de bouffe, tout y est, constate Nicolas.
- Alors, pourquoi ont-ils quitté comme des voleurs ? Cherche Étienne.
- Je crois plutôt qu’ils nous ont laissé un petit cadeau, découvre Gaïa.
Auprès d’elle, la rainette se tortille et réclame à manger à sa nouvelle famille.
C’est magique les bébés, on entre à l’hôpital à deux, on y ressort à trois. Il y a une grande insouciance chez les nouveaux parents. Durant la grossesse, la mère se prépare, elle ressent la puissance de son engagement envers cette petite fève qui pousse au cœur de ses entrailles, envers ce poupon qui naitra et qui sera la moitié d’elle-même ; elle saisit immédiatement l’ampleur de sa responsabilité. Pendant ce temps, le futur père poursuit ses occupations, sans trop de préoccupations. En fait, un bébé, c’est magique juste pour le papa ; pour la mère, c’est neuf mois de combat pour la survie avec une issue incertaine. Nancy a eu la glande thyroïde bousillée, pour la maman de Gaïa, c’est la dépression post-partum qui l’a emportée. Dans le Québec préindustrialisation, un enfant sur cinq n’atteint pas un an. En 2019, on compte 4,2 morts infantiles pour 1000 naissances. En 2045, on a dépassé le chiffre accablant de 110 décès par millier de nouveau-nés. Ailleurs dans le monde, c’est encore pire.
Tout le poids de l’univers s’abat sur les épaules d’Étienne qui tombe à genoux devant le bébé décharné. Face à la maigrichonne assoiffée de vivre, il craque, affligé par l’insurmontable responsabilité que l’on vient de lui imposer. Il ne cache plus ses peurs, il déverse sa désespérance en larme et en hoquètements.
- Grand-papa, ça va ? demande Gaïa.
- Je n’ai plus l’âge pour jouer au père survivaliste, je n’en peux plus, avoue Étienne.
- Ce n’est plus ton rôle… Contente-toi d’être un grand-père de l’apocalypse, je vais m’occuper d’elle, rassure P-O en passant les bras autour des épaules du vieux.
- Hum. NOUS allons nous occuper d’elle. Rien n’empêche que cette petite fille ait deux papas, assure Nicolas en lui prenant la main.
- Et une maman ! Ajoute Gaïa en se greffant à l’accolade.
L’amour est un luxe en ces temps difficiles et Étienne est l’homme le plus riche du monde.