Karma - Naâman

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/PZ7IBT0aWNs

De mes 17 ans, je ne garde qu’assez peu de bons souvenirs. J’avais ce garçon, mais à plus de sept cents kilomètres ; j’avais une famille, mais seulement quelques week-ends ; j’avais du travail, jusqu’à la destruction de mon corps. Mais il a suffi de quelques personnes pour tenir. Cette chance inouïe me donnait la force de me lever le matin et braver le froid de la nuit. Je faisais partie du club de jeu de rôle du lycée Philippe Lamour.

 

C’était un très bon établissement, malgré tout. Nous étions tous plus ou moins des artistes, les terminales se disputant entre la spécialité musique, cinéma et théâtre. Nous avions plusieurs travaux de spécialité et même des projets réunissant tout le monde ; ceux en musique créaient l’accompagnement sonore d’une pièce écrite par les soins de ceux en théâtre, pendant que ceux en cinéma préparaient des courts-métrages s’insérant dans le spectacle et filmaient la représentation complète. Très rapidement, la cohésion entre les élèves se faisait et je n’avais jamais ressenti dans mon ancien lycée une telle ambiance de soutien entre tous. Ainsi, malgré sa porte ressemblant à celle d’une prison, j’étais heureux d’y aller. Sans jamais hésiter, j’entrais dans une minuscule salle sans aucune ventilation, comme un trou creusé derrière la cafétéria. À l’intérieur, entre quinze et vingt adolescents s’y entassaient. Elle était une cachette idéale.

 

Là-bas, j’y ai rencontré nombre d’amis qui me soutiendront de mieux qu’ils pourront pour les années à venir. À l’époque, cela signifiait de m’empêcher de tomber quand je perdais connaissance à cause de ma malnutrition, me calmer quand des crises d’angoisses me figeait à terre en hurlant, me donner un peu de compote de pomme à midi quand je n’étais pas capable de manger autre chose. Parfois, certains devaient quitter leurs cours en panique pour me retrouver caché derrière un bâtiment, hurlant et pleurant. L’ombre d’un traumatisme ne me laissait jamais en paix. Si aujourd’hui tout s’est considérablement amélioré, ce ne serait jamais arrivé sans eux. Alors, pour toujours ; merci.

 

Beaucoup à l’intérieur de cette salle ont marqué ma vie, mais il n’y en a qu’un seul qui a marqué ma musique. Il avait mon âge, mais il était en seconde ; il avait dû m’expliquer, mais je ne me souviens plus pourquoi il avait redoublé deux fois. Il avait une barbe tellement dense et si bien taillée que tout le monde en le voyant était persuadé d’avoir affaire à un professeur. Il était en spécialité musique, lui aussi, si bien qu’on passât les mercredis après-midi ensemble, dans un cours qui réunissait les trois années de spécialité. Il chantait, également, d’une voix qui n’avait rien à envier les basses du conservatoire de Nîmes. Je le regardais avec jalousie quand je me dirigeai par dépit dans le rang des soprani avec toutes les filles. Dans ma vie, je ne fus placé chez les ténors que deux fois, à contrecœur. Pourtant, même si j’aimais chanter dans les aigus, rien ne me faisait plus plaisir que d’être avec les autres.

 

D’une certaine manière, il était comme le miroir de quelque chose que j’avais toujours rêvé d’atteindre. Il avait les cheveux longs comme moi, mais jamais personne n’aurait pu l’appeler « mademoiselle », tout simplement parce qu’il était difficile de s’y tromper. Il passait toutes ses journées de lycée avec une guitare dans le dos, et très souvent il était possible de l’entendre jouer dans la salle du club. J’admirais sa technique avec un grand plaisir. Lui qui rêvait d’une guitare spécifique, je lui prêtais la mienne pour le reste de l’année. Il était ravi. Moi aussi, car il lui redonnait une deuxième jeunesse.

 

Je pense que personne ne pouvait se tromper sur ce qu’il était. Musicien jusqu’au bout des ongles, même si son calme donnait l’impression qu’il ne souciait que de peu de choses. Il jouait toute proposition musicale, même si cela sortait de sa zone de confort. Nous avions ça en commun ; on parlait musique tandis que les autres s’énervaient sur leurs jeux dans la salle du club. Un jour, il me tendit son téléphone avec une chanson qui défilait. Il était fier de me la présenter, il m’avait dit : « Je suis sûr que ça va te plaire! ». Il n’avait pas tort. Ce morceau, c’était « Karma» de Naâman.

 

Je ne sais pas d’où il a pu se dire que ça allait me plaire. Rien n’indiquait que j’écoutais du reggae et effectivement, ça ne m’arrivait strictement jamais. Était-ce les cheveux longs ? Je pense, à y réfléchir, que la musique était récente et qu’il avait besoin de la partager avec quelqu’un. Il devait savoir que nos goûts ne dépendaient pas du genre dont la musique appartenait.

 

Derrière ses lunettes, je voyais ses yeux briller. Je tendais l’oreille pour mieux entendre. J’avais envie de crier aux singes qui nous entouraient de se taire. Le son de son téléphone n’était pas puissant, mais il suffisait à me faire réaliser que j’aimais la rythmique. C’était presque étrange qu’il m’eût fallu qu’il arrive, un jour vers la pause de midi, pour que je tombe sur tout un pan de la musique. C’était comme si je découvrais quelqu’un dans une tenue d’apparat que je ne lui avais jamais vu. J’étais émerveillé. Je ne sais pas s’il l’a réalisé, car je ne le regardais plus, trop concentré sur le téléphone. Il avait l’intelligence de ne pas parler pendant l’écoute. Mais je pense, quand même, qu’il devait être satisfait. Je suis presque sûr qu’il s’est rendu compte que je ressentais en l’écoutant quelque chose qui devait être proche de ce qu’il devait ressentir.

 

Le tempo était lent, mais appuyé pour la danse. Impossible de l’écouter sans remuer la tête. Le texte, trop difficile à comprendre pour moi en anglais, rebondissait par ses sons comme un texte de rap. Il n’y avait pas besoin de parler anglais pour entendre la qualité de l’écriture. Les bonnes syllabes tombaient toujours au bon moment, laissant de la place au contretemps. La présence d’un saxophone continua de m’interroger ; pourquoi n’avais-je jamais découvert ça avant ?

 

Il ne me laissa même pas le temps d’avoir faim quand « Karma » finit. Il m’en remit une autre comme un fond sonore en m’expliquant qui était Naâman. Le nom s’encra tant en moi qu’il ne me fallut même pas le noter pour m’en souvenir, même des années plus tard. Si d’autres personnes de ce club restèrent à mes côtés pour le reste de ma vie, le hasard fit que ce ne fut pas le cas avec lui ; une fois mon bac obtenu, je quittai le lycée alors qu’il y restait et l’on ne se revit pas. Parfois, on s’envoyait des messages pour se demander comment on s’en sortait. On réalisait bien que nos vies avaient continué chacune de leur côté et qu’elles n’étaient pas destinées à plus que cette rencontre fortuite d’une petite année scolaire, qui avait pourtant suffi à faire de nous des amis.

 

La plupart des Musiques Capsules me rappellent un évènement précis, ou des émotions ressenties. Ce n’est pas le cas ici. Néanmoins, je pense que ça ne partira pas plus que pour les autres. Quand j’entends Naâman, je vois son visage. Je me souviens qui il était. Je souris en me disant que je n’aurai jamais découvert ça tout seul. Et je le remercie d’avoir ouvert mes horizons, même des années plus tard, alors qu’il a très certainement oublié tout ceci. J’espère qu’il a continué dans la musique comme il me l’avait dit, qu’il aura la carrière qu’il mérite, dans le genre de musique qu’il souhaite. Je le pense honnêtement capable de tout. Et j’espère aussi qu’un jour peut-être, je pourrai le retrouver. Même si ce n’est qu’en tant que spectateur sur une scène qu’il illuminerait.

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