Sur Titan, en un temps futur.
Le souffle de la tempête précipita Téthys dans le ravin. Elle tenta maladroitement de se rapprocher de la paroi pendant sa chute. La gravité sur Titan étant sept fois moindre que sur Terre, elle tombait lentement, mais l'impact au sol risquait d'endommager sa combinaison. Toute perforation, aussi minime soit-elle, signerait son arrêt de mort, car avant même de mourir d'asphyxie, elle succomberait à la température extérieure de -180°c. Elle entendit le capitaine Nevik hurler dans son casque :
— Téthys, essaie de te réceptionner sur les jambes ! Tu fonces sur des glaces aiguisées comme des rasoirs, la tête la première ! Je t'en prie, inverse ta posture !
Elle se contorsionna, sans succès. Elle ne faisait qu'imprimer davantage de rotations incontrôlables dans sa chute. Le capitaine Nevik récidiva :
— Mon holopad m'indique une rivière de méthane au fond du ravin, essaie d'y plonger !
La tête en bas, elle discerna tant bien que mal, à travers une brume orange, le sol s'approcher d'elle au ralenti. L’uniformité des couleurs l’empêcha d’abord de distinguer une quelconque rivière, mais bientôt elle aperçut une ligne de remous fluides et de reflets dynamiques, cernée de glaces statiques. Elle paniqua :
— Je n'y arriverais pas, capitaine ! Elle n'est pas du tout dans ma trajectoire !
— Rappelle-toi des exercices en basse gravité ! Utilise la position apprise et penche vers la rivière. Vite !
Téthys plaqua les bras le long de son corps, tendit les jambes et rentra les épaules. Rapidement, son corps se retourna et s'inclina par rapport au sol. Elle enfonça davantage l'épaule gauche et attendit d'être face à la rivière pour stabiliser sa trajectoire. Ce faisant, elle crut apercevoir, sur une des rives, une masse de formes blanches en mouvement, contrastante sur le fond orangé des glaces de Titan.
— Tu y es, très bien, vise la rivière ! Tu vas t'en sortir !
— Capitaine, des choses blanches s’agitent et se précipitent vers mon point de chute !
— Quoi ? C'est impossible ! Concentre-toi sur ta réception !
Téthys voyait la rivière de méthane approcher rapidement. Les ombres blanches se regroupaient sur la rive. Elles étirèrent des sortes de tentacules brumeux dans sa direction et la jeune femme sentit qu'elle n'en sortirait pas vivante. Au bord de la panique, elle s'enfonça dans le dense réseau vaporeux, se sentit ralentie, y glissa, et fût redirigée vers les pics de glace acérés du bord de la rive. Son casque heurta les pieux et se fissura, sa combinaison se perça en maints endroits, et avant même que le froid mortel de Titan ne vienne cryogéniser son corps, les ombres vaporeuses qui l’avaient piégée s'insinuèrent dans les fissures et les coupures, puis se densifièrent en un éclair pour faire éclater le casque et les éléments de la combinaison. Téthys ne sentit même pas la brume vivante et froide lui traverser la peau et la dévorer de l'intérieur, le gel avait déjà anesthésié ses sens.
Nevik avait assisté à la scène sur son holopad, via la caméra intégrée de la visière de Téthys. Il ne pouvait détacher ses yeux exorbités d'incrédulité de l'écran. La poitrine oppressée et la respiration haletante, il bredouillait des syllabes dénuées de sens. Ses sentiments étaient déchirés entre la souffrance de la perte de son équipière, la surprise de la découverte de créatures évoluées sur Titan, et l'horreur de la violence extrême avec laquelle elles s'étaient attaquées à sa coéquipière. Il savait que sur la navette Kraken explorer, la scène avait aussi été transmise à l’équipage, et dans un peu plus d'une heure, sur Terre, l'European Space Agency recevrait aussi les images.
Il remarqua la buée qui commençait à se former sur sa visière. Il comprit qu'il était en train de pleurer. Il savait qu'il allait faire l’impensable. Peu importe la finalité, peu importe les sanctions. Ce serait déjà un miracle s'il en sortait vivant pour avoir à affronter sa hiérarchie.
Il se saisit du glisseur portatif de la malle mobile et l'arrima à sa combinaison. L'équipage du Kraken explorer comprit ce qu'il allait tenter et déversa dans son récepteur radio une avalanche d'ordres et d'injonctions qu'il s'empressa d'ignorer en désactivant l'appareil. Bravant la tempête, il sauta à son tour dans le ravin. Attaché à son glisseur réglé à faible puissance, il parvint à s'insinuer sans risque le long de la paroi de glace. Quand il aperçut enfin le fond du canyon et la rivière de méthane, il augmenta la puissance du glisseur pour rester un moment en suspension, afin de scruter la scène. Les silhouettes blanches étaient regroupées sur la rive, certaines agglutinées autour du corps de Téthys, d'autres en retrait, ayant l'air d'attendre ou de faire le guet. Elles ressemblaient à des nuages blancs très denses, irréguliers, avec des excroissances aléatoires. Il fut également étonné de la vitesse avec laquelle les formes pouvaient changer, malgré leurs tailles de trois mètres. Certains mouvements paraissaient presque instantanés.
Il n'avait pas d'arme. Comment réussirait-il à s'approcher de Téthys sans risquer sa propre vie ? Qu'est-ce qui pouvait blesser ces créatures ? Probablement la chaleur. Elles vivaient dans un milieu proche des -180°c. Une augmentation substantielle de la température devrait logiquement les faire fuir, à défaut de leur faire du mal. Convaincu, il attrapa, fixé sur sa combinaison, le laser d'étude mobile. Ce n'était qu'un outil diagnostique et scientifique pour apprécier les distances et faire de la spectroscopie, néanmoins il véhiculait assez d'énergie pour faire une différence.
Il pointa l’appareil sur les ombres blanches et activa le faisceau. Le laser vint frapper une des formes, générant un trou fulminant dans sa masse. Aussitôt le corps se plaqua au sol en une flaque de vapeur dense, puis parût « ramper » hors de l'assemblée de créatures, à toute vitesse. Ce faisant, le micro externe avait transmis au capitaine une plainte lugubre, entre le chant d'un cétacé et le cri d'un aigle. Mais Nevik savait que le laser ne suffirait pas. L'inertie entre chaque tir était trop longue et il y avait trop de créatures. Cependant, sa combinaison était équipée d'un système de chauffage externe à micro-ondes, qui servait en pratique à la dégivrer ou à la libérer d'éventuelles glaces. Il l'actionna, puis descendit lentement jusqu'au fond du ravin. Quelques créatures s'assemblèrent sous lui et déployèrent leurs excroissances vaporeuses. L'homme resta en suspension juste au-dessus du piège, prêt à remonter en cas d'urgence, mais les tentacules qui s'approchaient trop près de lui perdaient en substance et faisaient machine arrière.
Il entreprit de descendre lentement. Les bras fantomatiques l'entouraient, le cherchaient, dansaient autour de lui, mais aucun ne tenta de le toucher.
Au moment de poser les pieds au sol, les créatures reculèrent assez pour laisser au capitaine un petit cercle inoccupé. L'homme en profita pour scruter les formes blanches et retint sa respiration, des sueurs froides lui coulant sur le front, s'insinuant dans ses cheveux. Ces créatures étaient effrayantes. Maintenant qu'il les voyait de près, il devait lutter pour ne pas se précipiter hors du ravin. Il sentait qu'elles attendaient le moment où les micro-ondes faibliraient. Quand bien même il ne percevait rien chez ces créatures qui puisse s'apparenter à des yeux, il s'imaginait observé de partout. Il était sûr qu'elles étaient prêtes à le pousser sur la glace acérée pour lui percer sa combinaison et le dévorer. Une étrange et inquiétante intelligence émanait d'une sombre tache brumeuse au centre de chaque ombre blanche, comme un nuage d'encre qui pulserait dans l'eau. Les excroissances, comme le corps, avaient une texture de vapeur cotonneuse, pourtant leur nombre était variable, leurs tailles et leurs formes changeaient au gré des mouvements. Parfois, un bras disparaissait dans la masse blanche et un autre ressortait ailleurs. Peut-être ces membres étaient-ils aussi des organes sensoriels qui analysaient l'environnement.
Le micro externe lui fit parvenir des crissements d'outre-tombe et des sortes de hululements diffus, faisant reprendre au capitaine ses esprits. Il chercha le corps de Téthys à travers l'assemblée d'ombres blanches, et parvint à entrevoir les restes de combinaison vingt mètres plus loin. Une masse de créatures y était encore agglutinée. Il s'assura du niveau de charge de sa batterie, inspecta rapidement son casque et sa combinaison, puis, rassuré, prit une grande inspiration et s'élança. L’homme se fraya un chemin dans l’assemblée, plongeant parmi les ombres blanches. Ces dernières s’égaillèrent en murmurant, révélant une silhouette diaphane allongée par terre, inerte. Il s’agenouilla. Il aurait voulu tendre la main, toucher, mais il n’osait pas : d’un corps ne restait que la peau. Juste une couche fine d’épiderme. Un fantôme posé à même le sol. Le casque fendu reposait à côté, avec l'inscription « Téthys » gravée sur son côté droit, comme pour le narguer. Il leva les yeux et constata que le cercle de créatures s'était élargi, mais elles demeuraient, patientes.
Elles avaient dévoré Téthys de l’intérieur et attendaient maintenant la suite du menu.
Il ne réalisait pas qu’il ne verrait plus jamais, ne parlerait plus jamais avec sa coéquipière.
Il l'avait rencontrée il y a cinq ans. Elle avait intégré le quatrième programme d'exploration de Titan en même temps que lui. Leur premier contact n'avait pas été très chaleureux. Elle s’était montrée prétentieuse, se pavanant en permanence, racontant à qui voulait bien l'entendre que son prénom lui avait été donné par son père, un brillant astronome, en l'honneur d'une des lunes de Saturne qui causait grands torts aux missions d'explorations à l'époque de la naissance de la jeune femme. Elle avait pensé que son prénom l'avait prédestinée à devenir une des plus grandes astronautes de tous les temps. Elle n’avait eu nul besoin d’évoquer la référence à la déesse grecque, car elle s’était crue bien au-dessus... Quelle modestie... Mais quelle femme. Elle avait été indéniablement douée, exceptionnelle. Il avait appris à l'apprécier, puis à l'aimer, et enfin à ne plus vouloir partir en mission sans elle. Mais c'était fini... Elle était morte. Même la fine couche d'épiderme gelé de son visage ne lui ressemblait plus. Elle s'était affaissée, devenant un masque de carnaval fripé et translucide, figé en une expression digne des tragédies antiques.
Les créatures devaient payer. Au centuple. Elles n’étaient rien d’autre que de la vermine extraterrestre.
Comme un flot bouillonnant, la colère s’empara de lui. Il serra les poings et hurla sa mélancolie, son agonie, le cri prisonnier du casque manquant lui faire éclater les tympans. Il sentit ses muscles se contracter à l'extrême, et un goût de métal envahit sa bouche. Il réactiva son laser et tira sa haine sur les formes blanches les plus proches. Tandis que son arme improvisée se rechargeait, il regarda avec délectation les créatures trouées, riant de les voir s'affaisser et ramper au loin comme des cafards écrabouillés à l’agonie. Les ombres indemnes autour de lui comprirent le danger et reculèrent de quelques mètres, mais déjà le témoin lumineux du laser redevint vert, et Nevik refit feu. Puis il se mit à « courir », aussi vite qu'il est possible en basse gravité, en tentant de percuter les créatures qui n’avaient aucune difficulté à esquiver, mais chaque tir de laser en éliminait une quantité non négligeable.
A bout de forces, haletant, la poitrine opprimée par l'effort et la peur, le capitaine s'arrêta et tenta de reprendre ses esprits. Il consulta, horrifié, son niveau de batterie qui flirtait avec les 5% et ralluma sa radio embarquée avant de haleter :
— Ici Nevik, j'ai réactivé ma radio.
— Vous êtes devenu fou, capitaine ! Restez où vous êtes, n'utilisez pas le glisseur ni le laser, votre batterie est trop faible ! On vient vous chercher, le bébé est bientôt au-dessus de vous.
— Reçu, commandant.
L'homme leva les yeux et ne tarda pas à apercevoir, dans la tempête orange, la silhouette de l'aéronef que lui et son équipage avaient affectueusement surnommé « le bébé ». L'engin s'arrêta à bonne distance du sol.
— Ne bougez pas Capitaine, on tire le câble.
Il entendit, grâce au micro externe, un choc sur sa gauche. Il vit qu'une créature avait été transpercée, avec une totale indifférence, par le harpon et le câble. Il se dirigea vers eux, faisant reculer l’ombre blanche, il arrima sa combinaison au câble, et tandis que ce dernier commençait à remonter, Nevik fit un triomphant doigt d'honneur à l'assemblée de monstres qui tendait vers lui des tentacules frustrés.
Le sas s'ouvrit vers la cabine principale du « bébé », et Nevik, fraîchement analysé et décontaminé, retira son casque et prit une grande inspiration. Il étira les muscles endoloris de son cou, puis remarqua du coin de l’œil qu'un petit comité d'accueil l'attendait impatiemment. Le commandant Sparo était là, il avait exceptionnellement pris la peine de quitter son Kraken explorer douillet, et attendait, bien campé sur ses jambes, les bras croisés, la mine renfrognée. Sven, le pilote, et Cristina, la technicienne de bord, arboraient au contraire un intense soulagement, trépignant sur place. Dès que le capitaine quitta sa combinaison et s'avança vers le groupe, Sven et Cristina se précipitèrent à sa rencontre, les yeux pleins de reconnaissance et d'admiration.
— Capitaine, j'avais peur de ne plus vous revoir ! J'ai bien cru que vous alliez y passer !
— Moi aussi, capitaine ! C'est incroyable ce que vous avez fait ! Vous êtes un héros !
Nevik creusa davantage sa mine sombre et lâcha :
— Téthys est morte. J'ai agi par désespoir plus que par courage...
— Je ne vous le fait pas dire, capitaine ! beugla le Commandant Sparo.
Le chef de la mission voulut manifestement couper court à toute effusion d'émotion inutile et mal placée dans des circonstances qu'il jugeait graves. La tristesse regagna les traits du pilote et de la technicienne qui se remirent un peu à l'écart. Sparo continua :
— Nevik, vous avez perdu un membre de votre équipe. Vous avez agi sans réfléchir malgré la mission qui vous était assignée. Par-dessus le marché, vous avez désactivé votre radio embarquée quand vous sentiez que mes ordres n'allaient pas vous convenir. Et pour finir, vous avez délibérément attaqué et blessé ce qui semble être la première forme de vie évoluée jamais découverte dans l'histoire de l'exploration spatiale.
— Vous plaisantez, mon commandant ! Ces monstres ont tué Téthys !
— Je sais, Nevik, ne me prenez pas pour un imbécile. Cependant, vous ignorez tout de ces créatures, de combien elles sont, de leur intelligence, de leurs facultés. Téthys a chuté dans le ravin, et ça, c'est votre faute. Vous avez voulu dévier de la trajectoire prévue par la mission. Sans même les créatures, son sort était déjà probablement scellé. Alors n'essayez pas de justifier votre déchaînement de violence irresponsable par la mort accidentelle de votre coéquipière.
— J'ai du mal à croire ce que j'entends. On dirait que vous essayez de protéger ces créatures. Et je vous signale que vous avez vous-même accepté le changement de cap.
— Je n'ai accepté qu'au bout d'âpres négociations avec votre entêtement légendaire !
Le capitaine voulu répondre, mais se ravisa. Il baissa les yeux, permettant à une larme de s'échapper de ses paupières. La culpabilité s’abattit sur ses épaules contractées par l'épreuve. Le commandant reprit la parole sur un ton plus doux :
— Pardonnez ma colère. Toutes mes condoléances pour votre équipière, je sais qu'elle comptait beaucoup pour vous. Nous avons perdu un élément d'une grande valeur et une amie. Mais maintenant, nous devons faire face à quelque chose qui n'a pas de précédent dans notre histoire. Dans quelques minutes, l'European Space Agency va recevoir les images de la caméra embarquée de Téthys, puis les vôtres. Vous n'imaginez pas l'impact que ces images vont avoir sur notre monde, sur notre civilisation. Il s'agit de la première forme de vie extraterrestre évoluée que nous rencontrons. Je ne parle pas de protobactéries ou de pseudo-coacervats, ni même des organo-cristaux de Mercure, qui nous ont amusé un petit moment avant de tomber dans l'oubli. Non, il s'agit bien d'une espèce évoluée, et même ainsi, je ne suis pas sûr d'être juste dans mes propos. Comment savoir si ces créatures sont vivantes au sens biologique du terme ? Comment savoir s'ils elles sont régies par la théorie de l'évolution, si elles ont de l'ADN ou un équivalent ? Comment même savoir si elles ont un corps organisé comme peut l'être le vivant de notre planète ? Du peu que j'aie vu, capitaine, nous faisons déjà face à une avalanche d'énigmes. Et vous, vous, courageux comme peut l'être un chien sans cervelle, vous leur tirez dessus, à plusieurs reprises, faisant fi de la plus élémentaire raison qui soit en ces circonstances. Maintenant, nous n'avons plus qu'à prier pour que ces êtres ne soient pas plus futés que des animaux, et si ce n'est pas le cas, qu'ils n'aient pas considéré votre comportement comme une déclaration de guerre.
— Je vois où vous voulez en venir. Je ne pense pas qu'on ait affaire à des extraterrestres intelligents. Ils m'avaient l'air d'être des prédateurs seulement guidés par leur instinct.
— Quelle sont vos spécialités, capitaine ?
Nevik répondit à contrecœur, car il savait où le commandant voulait en venir, et ça allait encore être désagréable.
— Le commandement, la navigation spatiale et la planétologie.
— Bien ! Vous admettez donc n'y rien connaître en exobiologie, ni même en biologie, encore moins en psychologie, et ne parlons même pas d'éthologie ! Alors gardez vos analyses stériles pour vous et laissez faire l'ESA. Quand ils auront reçu et interprété vos images et celles de Téthys, qu'ils auront discuté de la meilleure conduite à tenir, qu'ils auront enfin des consignes à nous donner, et que leur message traversera les 1,2 milliards de kilomètres qui nous séparent, nous sauront quoi penser et quoi faire.
Le Kraken explorer était une énorme machine, le dernier-né de l'ESA, un engin autant capable de s'extraire d'une atmosphère et de voyager dans l'espace, que de progresser sur un sol tangible ou d'amerrir à la surface d’un océan liquide. Il était tout autant conçu pour être submergé et naviguer dans des profondeurs, quelle que soit la nature de l'élément ou sa température. Il avait été pensé par les scientifiques et les ingénieurs de l'ESA spécialement pour accomplir sa première mission, à savoir décoller de la Terre, voyager jusqu'à la géante gazeuse Saturne en s'affranchissant de l'étape habituelle qui consiste à utiliser le champ gravitationnel de Jupiter pour prendre de la vitesse, puis voyager jusqu'à Titan, et enfin amerrir dans la Mer du Kraken. Évidemment, c'était son objectif qui avait donné son nom à l'astronef, Kraken Mare étant la plus grande étendue liquide de Titan, et aussi la plus grande mer extraterrestre connue à ce jour. La particularité notable de cette mer était sa nature, composée de méthane et d'azote liquides, à une température avoisinant les -190°c, rendant a priori impossible l'apparition et le développement de la vie.
Le commandant Sparo avait eu l'insigne honneur d'être nommé commandant de l'appareil et chef de la mission. Doté d'une grande expérience en navigation spatiale, et fort de nombreux succès, souvent dus à sa faculté d'adaptation aux aléas et aux incidents, il avait été naturellement choisi pour diriger le Kraken explorer, qui était avant tout un astronef expérimental, susceptible de présenter des défauts ou d'être incapable de répondre aux exigences extrêmes de contraintes non prévues par l'équipe de scientifiques. Sparo avait choisi comme second le capitaine Nevik, lui aussi doté d'une grande expérience malgré sa relative jeunesse, et d'un fort tempérament, souvent critiqué mais jamais discrédité, car de ses crises d'autorité et de ses colères naissaient souvent des décisions pertinentes. Sa tendance à la désobéissance avait souvent évité à ses supérieurs, malgré eux, des erreurs fatales et des accidents mortels.
Tous les deux étaient affalés dans les fauteuils de la salle de contrôle du Kraken explorer en compagnie de quelques officiers, attendant impatiemment les ordres de la Terre. Toutes les opérations de la mission avaient été suspendues, toutes les équipes avait été rappelées, le vaisseau avait réintégré le point zéro, soit la zone côtière de la Mer du Kraken considérée comme le point de départ des manœuvres, et l’endroit duquel l'engin quitterait la planète sitôt la mission terminée ou annulée.
Sparo était en train de piquer du nez, et Nevik se rongeait inlassablement les ongles, quand le holo-terminal central annonça la réception imminente d'une transmission de la Terre. Les deux gradés sautèrent littéralement de leurs sièges et fixèrent, médusés, le texte en trois dimensions qui défilait sous leurs yeux. Ils s'attendaient à l'apparition du colonel Beaumont, ou du professeur Viazzi, peut-être du général, d'un ministre, voire du Président... A tout, sauf à ça. C'était un simple texte, un ordre anonyme :
« Vos images ont été bien reçues. Annulez vos opérations, ne faites plus aucune manœuvre, attendez nos futures instructions ».
Nevik, les yeux ronds, les traits tirés, se tourna vers Sparo.
— Ils se foutent de nous ou quoi ? Qu'est-ce qu'on est censé faire maintenant ? On va glander gentiment en attendant de mourir d'ennui ?
— Ne leur jetez pas la pierre. C'est vrai que la forme du message est vraiment rudimentaire, mais le fond ne m'étonne pas vraiment.
— Pourquoi ?
— Voyons Capitaine, nous leur avons donné la preuve en images de l'existence d'une forme de vie extraterrestre évoluée. Ils ont dû encaisser le choc, comme nous tous. Ils doivent se poser mille questions en ce moment. Ils ont probablement réuni une commission extraordinaire regroupant les plus éminents spécialistes en la matière. Peut-être débattent-ils de la nécessité ou non d'informer les médias, la population, les gouvernements. Peut-être sont-ils en train d'analyser les images à la recherche d'indices permettant de caractériser précisément ce à quoi nous avons affaire. Peut-être avons-nous déclenché une crise politique sans précédent. Peut-être notre transmission a-t-elle été interceptée par les rivaux de l'ESA ou d'autres institutions, et que tout a été rendu publique. Si c'est le cas, pardonnez-moi l'expression, mais ça doit être un joyeux bordel là-bas.
— Pas plus qu'ici...
— Vous avez raison. L'équipage est en train de succomber à une angoisse généralisée. Le médecin-chef m'a déjà fait un rapport inquiétant sur l'état psychologique des troupes. Il est débordé.
— C'est bientôt moi qui vais aller le voir si rien ne bouge.
— Je comprends, surtout que vous étiez aux premières loges, et vous avez perdu votre équipière. Cependant, le moral de nos hommes ne tient qu'à un fil, et ce fil, c'est vous. Ils vous prennent pour un héros, vous attribuent un courage exemplaire et une force hors du commun. Vous êtes celui qui a découvert les extraterrestres et les avez affrontés, et en êtes sorti vivant. Si vous flanchez maintenant, c'est tout le monde qui flanche, et la mission sera annulée quels que soient les ordres de l'ESA.
— C'est peu rassurant de constater que tout repose sur moi.
— C'est pour ça que vous devriez prendre un peu de repos. Je nous ai fait préparer des couchettes pour dormir dans la salle de contrôle, à l'affût de nos prochaines directives. Allez vous reposer, capitaine.
Nevik eu un sommeil sans rêves. Néanmoins, il fut réveillé par une étrange sensation, un froid inattendu qui portait une odeur acide. Sous son duvet thermique, il sentit ses poils se hérisser, et entendit un chuchotement étrange tout près de sa tête. Se sentant subitement observé, il ouvrit les yeux et se retrouva face à face avec ce qui ressemblait à une flaque de mazout en apesanteur. Il cligna des paupières et redressa la tête, ce qui fit reculer la flaque, et avec elle le corps éthéré d'une ombre blanche. L'homme jaillit du duvet en hurlant, les yeux fous, le visage livide, et chercha sans succès le laser de sa combinaison, avant de se rendre compte qu'il ne la portait pas, puis courut vers la porte la plus proche. Le commandant et les trois autres officiers, qui s'étaient aussi endormis dans la salle de contrôle avec lui, étaient en train de crier en s’agitant à leur tour.
Nevik posa sa main sur la plaque d'ouverture de la porte, mais la retira aussitôt, poussant un intense cri de douleur. Le système était gelé, bien plus froid que ne pouvait le supporter n'importe quel bref contact humain. L’électronique du mécanisme était hors service. Malgré la douleur de mille aiguilles lui traversant la main de part en part, le capitaine se retourna en gémissant et vit que la créature n'avait pas bougé. Elle semblait flotter, patiente, dans le compartiment provisoire des couchettes. Trois de ses protubérances grotesques lui servaient de « pattes », peut-être pour se maintenir convenablement dans cette gravité artificielle bien plus importante que ce à quoi elle était habituée. Contrairement aux autres monstres qu'il avait rencontrés dans le ravin, celui-ci était entouré d'une espèce de halo rougeoyant. Il émanait de lui une odeur puissante, un mélange de saveurs sulfurées et d'ammoniaque, un cocktail olfactif désagréable pour l'être humain.
Le commandant et les autres officiers étaient tous plaqués aux murs, tremblants comme des feuilles et agités de soubresauts. Ils se couvraient le nez de leurs mains, et cherchaient tant à s'éloigner de la créature qu'ils semblaient vouloir se fondre dans la paroi pour passer au travers. Ils fixaient de leurs yeux terrifiés l'étrange être qui restait sur place, mais qui était agité d'ondulations lentes et brillantes. Ses excroissances supérieures caressaient l’air environnant, et quelquefois, l’une d'entre elles replongeait dans la masse informe de la créature, puis une autre ressortait à un autre endroit. Le halo rouge suivait, en filigrane, chaque déplacement, entourant de manière dynamique ce corps en perpétuel changement.
La créature semblait vouloir communiquer par l'intermédiaire de borborygmes inhumains. Personne n'osait parler, tous étaient tétanisés. Nevik et Sparo se jetaient de brefs regards dénués de toute forme de volonté. Il faisait un froid glacial dans la pièce, chaque expiration provoquait un nuage de vapeur éphémère et chaque inspiration brûlait les gorges, mais la peur, l'adrénaline, les muscles contractés à l'extrême, avaient fait oublier à l'équipe la baisse brutale de température. Soudain, le terminal central annonça une nouvelle transmission de la Terre, mais avant même que les têtes n'aient pu se tourner vers le récepteur, la créature bougea brusquement. Elle fut tellement rapide qu'elle parut presque se téléporter au centre de la pièce, dépliant de nombreuses extrémités à une vitesse incroyable sur toute la surface du holo-terminal. Les protubérances semblaient même se fondre dans les circuits et le métal, traversant la matière solide comme si elle fut liquide, puis, avec fracas, la créature densifia ses membres et fit éclater la machine, faisant voler dans tous les sens des débris plastiques et métalliques. Avant de se protéger le visage, les officiers eurent le temps d'entrapercevoir l'image holographique du professeur Viazzi, le directeur technique de la mission depuis l'ESA. Quand les hommes rouvrirent les yeux, l'ombre blanche avait disparu. L'appareil de transmission holographique était en miettes. Sparo avança d'abord avec prudence vers la console principale du poste de pilotage, puis, rassuré, s’y précipita. Il actionna l'interrupteur rouge écarlate, ce qui fit retentir un signal d'alarme assourdissant dans tout le vaisseau, puis se pencha vers le micro et démarra la transmission de bord :
« A tout l'équipage du Kraken explorer, ici le commandant Sparo, nous sommes actuellement la cible d'une attaque, au moins un extraterrestre s'est introduit à bord, tout le monde doit rejoindre son poste, verrouillez toutes les portes, préparez-vous à organiser notre départ de Titan, attendez mon ordre pour le décollage ! »
Pendant ce temps, Nevik avait déjà sorti son holopad et téléchargé le message de l'ESA. La créature avait détruit le système de projection du message, mais ce dernier avait déjà été reçu et stocké dans la mémoire centrale du vaisseau. Il attendit que Sparo et un des officiers l'aient rejoint, puis activa la lecture. L'hologramme du professeur Viazzi apparût en miniature à la surface de l'holopad. Il avait une expression d'une extrême gravité, la tête basse. Il prit une grande inspiration puis ouvrit la bouche pour parler :
« ESA à Kraken explorer. Bonjour commandant Sparo. Nous sommes porteurs de mauvaises nouvelles. Tout d'abord, la mission est suspendue. Vous devez dès à présent donner vos ordres pour quitter le sol de Titan et vous mettre en orbite basse autour du satellite. Ensuite, nos équipes d'exobiologistes ont analysé sous toutes les coutures vos images. Vous êtes très probablement en présence d'une forme de vie organisée, cependant, personne n'est capable d'en identifier la nature. Cela ne ressemble à rien de connu, et de loin. Nous n'avons que des hypothèses qui ne reposent que sur des postulats fragiles. Ces choses, ou ces créatures, pourraient être faites d'un état inconnu de la matière, entre le liquide et le gazeux, ou entre le plasma et le gazeux, bien que ce soit théoriquement impossible. Leur température doit être proche de celle de l'atmosphère de Titan, à savoir -190°c. Elles ont probablement un métabolisme fondé sur le carbone, l'azote et l'hydrogène, puisque le méthane et le diazote de l'atmosphère et des mers de Titan en offre une quantité astronomique, cependant nous ne comprenons pas comment une forme de vie pourrait exister et s'agencer sous la forme d'un pseudo gaz même à partir de ces molécules. Dans le même ordre d'idée, nous pouvons oublier chez elles l'existence de l'ADN. Mais si elles sont bien « vivantes », elles doivent posséder un équivalent. Nos équipes s'arrachent les cheveux sur cette question. Le comportement du capitaine Nevik est très discutable dans sa décision irréfléchie d'aller les affronter, cependant, tout à son crédit, nous savons que ces formes blanches sont fragiles et sensibles aux sources de chaleur. Nous pensons que les hauts niveaux d'énergie déstructurent l'étrange état de la matière dont elles sont composées. Cela ne semble pas les éliminer, du moins pas instantanément. Elles fuient la chaleur comme la peste. Nous pensons qu'il en va de même pour l’électricité. La grosse mauvaise nouvelle est qu'il est probable que ces êtres puissent pénétrer dans votre vaisseau sans le moindre problème, car leur absence de forme définie et leur faculté à traverser la peau humaine prouvent que, selon la nature des agencements d'atomes qui leur font obstacle, ils peuvent passer au travers. J'ai même du mal à croire ce que je suis en train de vous dire. Ils paraissent insensibles à l'oxydation puisqu’ils se sont introduits dans la combinaison de Téthys sans difficulté malgré l'oxygène présent. Manifestement, ils peuvent se nourrir des éléments organiques dont nous sommes constitués, hormis la peau et les phanères, mais cela doit être dû au gel dermothermique dont vous vous enduisez avant chaque sortie. Peut-être qu'ils ne le « digèrent » pas. En tout cas, ils sont officiellement déclarés comme étant hostiles jusqu'à preuve du contraire. Les comportements d'usage sont la fuite ou le combat. Ici, à l'agence spatiale, c'est la panique. Les informations ont déjà fuité et certains chefs d'état ont été prévenu de votre découverte. Nous sommes en train d'éviter que la situation ne dégénère et ne provoque une crise mondiale. De votre côté, éloignez-vous du sol de Titan et attendez. Si vous êtes attaqués, utilisez l’électricité pour vous défendre. Surtout pas les lasers qui pourraient endommager l'astronef ou ses équipements. Ni le feu. Nos ingénieurs proposent de vous servir des piles de vos holopads respectifs, branchées à des arcs quantiques. Et enfilez tous vos combinaisons en activant la fonction dégel à micro-ondes. Restez à l'écoute en attendant davantage d'informations. Bon courage. »
Nevik regarda Sparo, incrédule :
— Ils ne nous ont presque rien appris.
— Effectivement. Néanmoins, je vais donner les ordres pour le décollage et pour l'utilisation défensive des arcs quantiques et des combinaisons.
Tandis que le commandant s’exécutait, un des officiers quitta sa console et se précipita vers Nevik, les yeux fous et les traits tirés.
— Capitaine, les opérations préparatoires au décollage sont problématiques, nous souffrons de plusieurs incidents techniques provoqués par des lésions de la coque supraconductrice. De plus, beaucoup des systèmes d'ouverture des portes sont gelés et inactivés. Nous sommes encore attaqués !
Nevik hurla à l'ensemble de la salle de contrôle :
— Allons chercher des combinaisons !
L'officier qui s'occupait de débloquer la porte gelée parvint à activer l'ouverture d'urgence. Dans le couloir, l'équipage courait dans tous les sens, certains transportant des combinaisons, d'autres essayant de rétablir les systèmes d'ouvertures des portes. Les plus fragiles demeuraient prostrés contre les parois, les yeux vides ou les joues inondées de larmes. Nevik se précipita dans le couloir et se dirigea vers la soute la plus proche. Il enfila une des tenues, puis en apporta quatre autres à ses camarades du poste de pilotage. Il entreprit ensuite de fracasser son holopad pour récupérer la batterie et construire son arme improvisée, quand il entendit Sparo donner les ordres ultimes pour le décollage. Il sentit les propulseurs animer la carcasse du Kraken explorer, faire vibrer le sol, puis s'arrêter dans un tressautement inquiétant. Les ordres et les contre-ordres fusaient un peu partout, les annonces d'incidents se multipliaient, quelques secteurs du vaisseau commençaient à vociférer, via la console, des annonces imminentes d'attaques extraterrestres à l'intérieur même des salles du vaisseau. Les hommes cédaient à la panique générale. Étrangement, aucune victime n'était encore à déplorer.
Le capitaine se précipita dans la cabine de pilotage et jeta un œil à l'extérieur du vaisseau via les écrans reliés aux caméras frontales. Le paysage stérile et inondé de reflets oranges de Titan était illuminé par la clarté fantomatique de Saturne et de ses anneaux. Seules d'innombrables taches blanches mouvantes venaient troubler l’immobilité de l'image. Ils étaient déjà là, mais il en venait des centaines d'autres. Son regard s'attarda sur l'ombre blanche la plus proche, à peine à quelques mètres de la tête du Kraken explorer. Elle se mouvait différemment, avec une grâce inhabituelle, et se dirigeait vers lui, malgré l'épaisse paroi du vaisseau les séparant encore. Il sentit la peur et l'urgence le saisir, et, se retournant vers l'équipage, il se hâta de terminer le montage de son arme, prêt à en découdre. Sparo avait lui aussi enfilé sa combinaison et tenait son arme à la main, quand, en se tournant vers Nevik, il lui cria dessus en montrant du doigt la paroi métallique derrière le capitaine. Ce dernier fit volte-face, en posture de défense. Il voyait un cercle de givre se former sur le mur, et il s'en échappait deux, puis trois excroissances éthérées qui se mouvaient avec lenteur, avec toujours cet étrange halo rougeoyant qui semblait les habiller. Il s'empressa d'activer la fonction dégivrage de sa combinaison et pointa l'arc quantique sur la créature, puis alluma la batterie. Un rayonnant faisceau électrique vint frapper la créature sur ses extrémités, mais l'énergie fut stoppée et absorbée par la membrane rouge et translucide qui entourait la créature. Aux deux points traversants de l'arc électrique sur l'extraterrestre, la couleur devint extrêmement vive puis s'atténua. L'ombre blanche émergea entièrement de la paroi, indemne, et avant même que le capitaine ait pu esquisser le moindre mouvement de fuite, un tentacule gazeux fusa vers son visage, traversa la visière du casque et entra dans sa boîte crânienne. Le champ de vision de Nevik bascula dans l'obscurité. Le temps stoppa son cours. Ses pensées, sa conscience, ses émotions, lui échappèrent, jusqu'à se dissoudre en un amas psychique indéfinissable. Un flottement léger commençait à le bercer, se transformant en un sentiment de bien-être total, et il se laissa porter par la vague bienfaisante. Il sentit une présence rassurante, presque une caresse.
« Capitaine ? »
Nevik entendit qu'on l'appelait. Il était conscient. Ou mort. Ou bien il rêvait. Il tenta d'ouvrir les yeux, mais il ne sentait plus ses paupières, ni même aucune autre partie de son corps. Il n'aurait su dire s'il avait encore un corps.
« Capitaine, vous m'entendez ? »
Il voulut répondre par l'affirmative, mais seule sa pensée semblait encore lui obéir.
« Bien, je sens que vous m'entendez. Je comprends vos pensées, vous pouvez vous exprimer. »
La voix lui était étrangement familière, mais semblait venir à la fois de partout et de nulle part. Elle était à la fois un murmure et un fantastique écho. Il « demanda » à qui il s'adressait.
« C'est moi, Téthys. »
L'homme reconnut la voix. Ce murmure semblait bien appartenir à Téthys. Une terrible angoisse le saisit et lui envahit l'esprit.
« Non, capitaine, vous n'êtes pas mort. Moi non plus, je ne suis pas morte. »
Il tenta de comprendre ce qui arrivait, plus rien n'avait de sens.
« Je vais tout vous expliquer, Nevik. Restez calme. Je vous promets que tout ira bien. Je ne sais pas par où commencer... Peut-être que je puis déjà vous dire que nous sommes tous les deux dans votre esprit. Le vôtre est toujours actuellement dans votre corps. Le mien est venu à votre rencontre via la créature que vous venez d'essayer de blesser. »
Il sentait naître la colère en lui. L'indignation. Pourquoi Téthys était-elle avec les créatures ?
« Laissez-moi m'expliquer, je vous en prie. Je suis devenue un de ces êtres, c'est vrai. Mais ils ne sont pas hostiles. Capitaine, ils m'ont sauvé. Dans ma chute, ils ont tenté de m'éloigner de la rivière de méthane qui aurait signé mon arrêt de mort à coup sûr, à cause de la conduction plus importante du liquide qui aurait rapidement gelé ma combinaison puis mon corps. Puis ils ont essayé de freiner ma vitesse avant d'impacter le sol de glace. Quand ma combinaison s’est percée, et avant que le froid n’endommage mes tissus sans espoir d'y survivre, ils m'ont absorbée. Ce sont des créatures incroyablement intelligentes, dotées de connaissances et de techniques physico-chimiques très complexes, de très loin plus évoluées que les nôtres. En m'absorbant, ils ont analysé ma structure moléculaire dans le moindre détail atomique, et ont été capables de reconstituer ma conscience selon leur propre biologie, avant de l’implanter dans un nouvel être. Je sens que tout ceci est difficile à appréhender pour vous. Mais je vous assure que c'est la vérité. Je vais très bien, véritablement bien. »
Il encaissa ces informations, traumatisé par ces révélations, mais ne put s'empêcher de penser à l'attaque du vaisseau.
« Oui, capitaine, nous nous sommes introduits dans le vaisseau et l'avons immobilisé, c'est vrai. Nous avions besoin de vous parler. Malgré l'hostilité dont vous avez fait preuve dans le ravin - hostilité que je comprends, je me suis efforcée de leur en expliquer les raisons - malgré les dégâts que vous avez causé, l'un d'entre nous s'est d'abord introduit dans le vaisseau, seul, pour vous contacter et initier des rapports plus pacifiques. La membrane rouge qui nous recouvre maintenant est une technologie nous permettant de supporter et d'absorber les hautes températures et les hautes énergies. Elle nous rend possible la progression dans la chaude atmosphère de l'aéronef. En outre, elle est aussi une défense contre les lasers et les autres armes improvisées que nous savions que vous utiliseriez contre nous. Notre émissaire, même équipé ainsi, était terrifié à l'idée de vous contacter et de s'introduire dans le Kraken explorer, mais il a essayé. Il a failli réussir à communiquer avec vous, mais votre brusque réveil l'a tétanisé. Quand le holo-terminal s'est activé, il y a vu une menace imminente et a détruit l'appareil, puis s'est enfui. Actuellement, pendant que nous parlons, nous tentons d'immobiliser le vaisseau, le temps de toucher et de parler à tous les membres de l'équipage. Personne ne va mourir. Mais tous vont oublier. Vous-même, capitaine, quand vous retrouverez l'usage de votre corps, vous aurez tout oublié. Pour tout le monde, vous y compris, je serais morte de ma chute dans le ravin. Les dysfonctionnements du vaisseau seront dus à une intense tempête de froid. Les images de votre combat sont déjà sur Terre, et il nous est impossible d'y changer quoi que ce soit. Cependant, vous n'avez encore rien transmis personnellement pour expliquer ce qu'il s'est passé, et la brume de Titan altère assez la qualité des images pour laisser place au doute. Nous allons imprimer dans vos mémoires une explication qui satisfera, nous l’espérons, l'ESA et les gouvernements. Nous pensons que votre amnésie collective, ou plutôt votre reprogrammation mnésique collective, viendra à bout des théories qui germent actuellement dans les esprits terriens. »
Nevik ne savait que penser. De toute façon, bientôt, il aurait oublié. Il se demandait s'il allait revoir Téthys un jour, et ce qu'elle allait devenir.
« Je vais rester ici, je vais apprendre à vivre comme un être de Titan. Mon bien-être est indescriptible, capitaine. Ne vous inquiétez plus pour moi. Vous allez maintenant retrouver le contrôle de votre corps, je vais vous libérer. Je vous souhaite bonne chance et un bon retour sur notre planète, Nevik. Vous me manquerez. »
Nevik hurla intérieurement sa détresse, mais déjà son corps se réveillait, et les brumes de l’oubli enveloppaient son esprit.
Bien plus tard, de retour sur Terre, Nevik et son équipage furent harcelés par leurs supérieurs, par les gouvernements et les médias sur la scène du combat transmise à la Terre depuis Titan. Désemparés, les membres du Kraken Explorer donnaient pourtant tous la même version dépourvue d’extraterrestres, avec la même sincérité. Ils crurent que le cauchemar ne cesserait jamais, pourtant, au fur et à mesure des jours, le monde se calma, les assauts s’espacèrent pour bientôt disparaître. Will Nevik se demandait si c’était l’œuvre du temps, ou l’action subtile de la présence invisible qu’il sentait en permanence dans son sillage.
Une présence qui le rassurait, comme une vieille amie.
FIN
J'ai beaucoup apprécié cette nouvelle. Le fond comme la forme. J'aime le format court de la nouvelle. C'est là que l'on peut apprécier aussi la puissance et la richesse des mots et des idées qui permettent de construire un univers aussi riche en peu de temps. Il faut aller à la fois à l'essentiel sans pour autant prendre des raccourcis. Emporter son lecteur dans son imaginaire en seulement quelques minutes et construire une histoire avec du sens, développer des personnages et, cerise sur le gâteau, proposer une vraie fin qui n'est pas une pirouette, c'est du grand art. Bravo pour ce récit.
Que te dire, super, excellente nouvelle ! C'est mené de bout en bout, c'est riche et détaillé à en déborder. C'est peut-être un poil trop classique dans l'écriture, (à mon goût) mais c'est superbement ciselé ! Fond, forme, narration, tout y est ! La chute du début est angoissante, la chute de fin est simple et belle ! Bravo !!!
Bien à toi !
A bientot !
Bien à toi !