Comme tous les autres membres de son peuple ayant fuis leur monde en perdition, la jeune Lunarélie avait effectué un long et dangereux voyage, à travers l'espace et les dimensions.
Ce qui lui avait le plus manqué, à bord du gigantesque vaisseau de colonisation dans lequel elle avait embarqué, c'était ses plantes, qu'elle avait dû laisser derrière elle, sous la pression de ses pairs qui ne voulaient rien embarquer de superflu dans leur périlleux voyage.
C'est ainsi qu'en arrivant enfin sur Terre, dont les anciens occupants avaient disparu, la première préoccupation de Lunarélie ne fut pas d’y construire sa maison. Non. Sa première et unique préoccupation, fut de partir à la recherche de tous les spécimens de plante qu'elle pourrait trouver sur Terre.
Et quelle ne fut pas son émerveillement, en découvrant de nombreuses espèces végétales, qui avaient repris leurs droits sur les anciennes villes et constructions des antiques peuples terriens. Mais loin de se contenter de récupérer les diverses plantes qu'elle pouvait trouver, afin de les ramener chez elle pour s'en occuper, elle les étudiait avec la plus grande attention. Elle notait tout particulièrement les effets qu’elles pouvaient avoir. Ce dont elle tira une vaste connaissance culinaire et apothicaire au fil des ans.
D'aucun aurait pu se demander ce qui fascinait tant Lunarélie à propos des plantes, au point de ne vivre que pour et par sa passion. Et l'explication était en réalité très simple, car la demoiselle était-elle même une plante, et la plus belle de son peuple, selon l'avis commun.
La race à laquelle appartenait Lunarélie était connue sous le nom de "Sylvéens", de formidables être d'aspect anthropomorphe et très peu bavards, mais dont la peau et la chair étaient faites de fibres végétales, dont le sang était de la chlorophylle, dont les os étaient de bois et dont les cheveux étaient de magnifiques et luxuriants feuillages. Mais la particularité la plus marquante des sylvéens était sans doute leur visage, qui exprimait toujours leurs états d'âmes sans qu'ils ne puissent feindre de sourire lorsqu'ils étaient tristes ou grimacer lorsqu'ils étaient heureux. C'était pourquoi chacun d'entre eux possédait un masque de bois, car ils avaient appris à cacher leur visage avec plus de pudeur que leur intimité. Un sylvéen ne se considérait jamais vraiment nu, tant qu'il portait son masque.
C'est ainsi que la passion de la demoiselle pour les plantes, combinée à sa juste considération de faire partie de leur espèce, fit de Lunarélie la plus zélée et la plus efficace des jardinières et des herboristes.
Cependant, le peuple auquel elle appartenait, composé de trois autres races que la sienne, était si avancé technologiquement, que plus personne ne se tournait vers les remèdes naturels pour se soigner, au grand regret de notre jeune et belle sylvéenne.
Mais loin de se résigner à ne plus être utiles qu'en tant que fleuriste ou que maraîchère, Lunarélie se rendait chaque jour à l'endroit le plus important de la colonie fondée par son peuple : le palais royal, qui abritait la reine, ses nombreux fonctionnaires, ainsi que ses concubins. Là, elle arpentait les vastes couloirs et rendait visite aux occupants, les observant soigneusement et songeant à ce qu'elle pourrait faire pour leur rendre service, grâce à ses plantes.
La ministre des énergies et des réseaux d’alimentation, par exemple, avait tendance à souffrir de légères irritations de la gorge, à force de crier toute la journée sur son secrétaire, qui s'accordait bien trop fréquemment de longues siestes. Dans ce genre de cas, Lunarélie se donnait alors pour mission de porter une infusion bien chaude jusqu'au bureau de la ministre, composée de plantes propres à apaiser sa gorge. Et à l'occasion, elle ne manquait pas d'offrir un café bien fort, issue de ses meilleures fèves, au secrétaire trop somnolent.
Au service des énergies et des réseaux d’alimentation, il y avait surtout des lémuréens, l'une des trois autres races, et sûrement la plus cérébrale. Une race anthropomorphe, qui avait de grands yeux expressifs, des oreilles pointues, et surtout, ce qui fascinait le plus notre jeune sylvéenne, chacun d’entre eux possédait un implant au milieu du front, qui saillait comme une petite corne.
Une autre activité régulière de Lunarélie, était de se promener dans les quartiers du service nocturne. Une aile entière du palais royal réservée au bon fonctionnement de ce dernier, lorsque les autres fonctionnaires étaient endormis. La jeune sylvéenne venait s'y promener en pleine journée, tandis que ses occupants s'apprêtaient à dormir, afin d'orner les couloirs des chambres de larges bouquets de lavande, pour que leurs fragrances assurent un sommeil apaisant et réparateur aux fonctionnaires nocturnes.
Les équipes de ce service étaient en grande majorité, et sans surprise, composées de chiroptéens, une race de chauves-souris anthropomorphes. Lunarélie adorait leurs cheveux très fins et leurs oreilles duveteuses, mais ce qui l’impressionnait le plus étaient leurs très grandes ailes de cuir, noires comme la nuit au rythme de laquelle ils vivaient. Cependant, même en connaissant leur nature de prédateurs hématophages, la jeune herboriste ne les avait jamais trouvés terrifiants. Et ce pour deux raisons : le fait qu’elle ne possède pas de sang qu’ils pourraient boire, et surtout, ce qu’elle trouvait adorable : leur petite taille. Lunarélie n’était pas très grande, mais un chiroptéen adulte ne lui arrivait généralement pas au-dessus de la poitrine. Parfois, elle s’approchait d’un fonctionnaire chiroptéen qui somnolait sur son bureau, et en profitait pour caresser ses cheveux et ses oreilles, laissant derrière elle une fleur rouge, comme une offrande, ou comme la signature de son forfait.
La seule race avec laquelle la plus belle plante de son peuple avait du mal, en réalité, c’était avec les dolphéens. Et à son grand dam, le garçon qui travaillait à l’accueil, et devant lequel elle devait passer chaque jour, était un membre de cette race pour le moins particulière. Déjà, ils étaient grands, très grands, trop grands au goût de la jeune herboriste. Les mâles la dépassaient tous d’au moins deux têtes. Et les femelles, qu’elle évitait de devoir fréquenter, étaient toutes deux fois plus grandes qu’elles et au moins cinq fois plus larges, comme d’authentiques épaulards. Et en effet, les dolphéens partageaient énormément de points communs avec les cétacés qui étaient leurs ancêtres. Leur peau était lisse et brillante, ils possédaient une longue queue, par laquelle il ne valait mieux pas être frappé par inadvertance. Et Lunarélie aurait pu trouver leurs yeux luminescents vraiment charmants, si elle ne redoutait pas par-dessus tout leur immense force physique. Et même s’ils savaient parfaitement la contrôler, la possibilité que, sous le coup de l’émotion, leur contrôle leur échappe, l'avait toujours effrayé.
Et pourtant, le garçon de l’accueil avait l’air très aimable et saluait toujours Lunarélie, même si elle ne lui répondait qu’à demi-mots, où pas du tout. Pourtant, il lui demandait parfois comment elle allait, et lui rappelait à quel point il appréciait de la revoir ; mais il avait beau faire des efforts, parfois maladroits, pour briser la glace, la demoiselle restait craintive. Et ce pour une raison qu’elle n'assumait pas vraiment… Les dolphéens étaient réputés pour être très pervers et globalement plus impulsifs et tactiles que n’importe quelle autre race.
Lunarélie avait cette crainte, qu’elle ne pouvait s’empêcher de répéter en boucle dans sa tête, chaque fois qu’elle croisait un dolphéen : "Et s’il voulait m’embrasser ? Peut-être même à des endroits embarrassants ? Et que je ne puisse l’en empêcher ?" Cette perspective pourtant peu probable, dans la mesure où elle aurait à faire à un cétacé sachant cesser si sermonné d’un "c’est assez", hantait tout de même l’esprit de la demoiselle.
Cependant, le malheur qui allait la frapper était d'une toute autre nature. Et si on lui avait posé la question, elle aurait préféré être embrassée contre son grés, plutôt que d'avoir vécu ce terrible incident.
En effet, Lunarélie n'avait pas tant eu à cœur son propre confort que celui de ses plantes. Et quelle ironie, de la part de celle qui en était une également. Et cela impliquait certaines choses. Entre autres qu’elle ne pouvait guère se réveiller si la chaleur et la lumière ne revenaient pas au petit matin. Or, lors d’un hiver particulièrement rigoureux, l’installation électrique de sa chambre, chargée de réchauffer et d’illuminer la pièce afin qu’elle se réveille, tomba en panne, la laissant hiberner. Ses précieuses plantes, elles, dont elle avait soigné les installations nécessaires à leur survie, continuèrent à vivre et à pousser, puis à dépérir, petit à petit…
Bien heureusement, un certain garçon qui travaillait à l’accueil du palais royal, ayant remarqué l’absence prolongée d’une certaine visiteuse régulière, et ce pendant un hiver particulièrement rude, finit par alerter la ministre des énergies et des réseaux d’alimentation. Et en effet, à cause d’un certain secrétaire trop somnolent, qui n’avait plus bu de son café préféré depuis bien trop longtemps, une alerte était passée sous les radars. Cette alerte concernait la maison de Lunarélie, signalant que des câbles électriques sûrement mal installés, avaient soufferts du froid au point de se rompre.
Alertée de savoir que la plus belle plante de son peuple était peut-être en danger, la ministre envoya immédiatement un groupe de secouristes et d’ingénieurs à son domicile.
Ainsi, lorsque Lunarélie se réveilla, le corps engourdi et la bouche pâteuse, quelle ne fut pas sa surprise de retrouver un secouriste de sa propre race au pied de son lit. Et comme les sylvéens étaient peu bavards, la jeune herboriste se contenta d’observer la perfusion à son bras, puis le secouriste. Ce dernier, comprenant la question, lui présenta le rapport de la ministre, accompagné de l’ordre d’intervention. La demoiselle écarquilla les yeux derrière son masque en le lisant, puis ses mains tremblèrent tandis qu’elle prenait conscience de ce que son trop long sommeil impliquait.
Elle resta longtemps alitée, suivant les ordres des médecins, mais restant tout de même apathique, assommée par le poids du deuil. L’œuvre de toute sa vie, ironiquement détruite par trop d’abnégation de sa part.
Le temps passa, parvenant à peine à cicatriser les blessures de Lunarélie.
Mais un matin ou elle se sentit mieux, elle décida de sortir de chez elle, afin d’essayer de continuer de vivre, de ne pas abandonner. Par réflexe, ses pas la conduisirent au palais royal, dont elle franchit les portes sans même y penser.
C’est là que le garçon de l’accueil, plus enthousiaste que jamais de revoir la demoiselle, bondit hors de son siège pour s’approcher d’elle, souriant de toutes ses dents pointues, tendant les bras comme pour la serrer contre lui. Le pauvre dolphéen ignorait hélas la peur que nourrissait la demoiselle à l’égard de sa race. Aussi fut il pétri d’inquiétude lorsqu’il la vie reculer si vivement qu’elle en trébucha, tombant sur le marbre dur et froid.
Lunarélie se mit alors à pleurer. Non pas que sa chute fut douloureuse, quoi que ce fut le cas, ni que ce dolphéen lui faisait peur, quoi que ce fut le cas, ni qu’elle pleurait encore ses pauvres plantes, quoi que ce fut le cas… Non. Si elle pleurait à présent, c’était pour tout cela en même temps. Ses larmes coulaient à flot sur et sous son masque de bois. De plus, venir au palais sans aucune fleur à offrir lui brisait le cœur.
Le garçon de l’accueil s’agenouilla alors, présentant sa main à la demoiselle pour l’aider, le visage marqué par l’inquiétude. Il lui demanda alors ce qui lui arrivait, s’il pouvait faire quoi que ce soit pour qu’elle aille mieux.
Et comme les sylvéens n’étaient pas très bavards, Lunarélie, d’une main tremblante, passa ses doigts dans le feuillage de ses cheveux et en tira quelques feuilles mortes, avant les serrer au creux de sa main et de se remettre à pleurer à grandes eaux.
Le jeune dolphéen, dont la formation à son métier impliquait de connaitre tous les modes de communication, compris alors la grande peine qui étreignait le cœur de la demoiselle. Aussi, lui fit-il signe de prendre sa main, l’invitant d’un mouvement de tête à le suivre, souriant avec douceur.
Lunarélie, qui n’était pas vraiment en état de garder la tête froide ou les idées claires, retourna à ses craintes en frémissant. "Et s’il voulait m’embrasser ? Peut-être même à des endroits embarrassants ? Et que je ne puisse l’en empêcher ?" se répéta-t-elle, encore et encore, dans sa tête si chamboulée de désarroi. Pour au final, fébrile et tremblante d’appréhension, poser sa main dans celle du jeune dolphéen, ce disant alors : "Si je n’ai plus rien à perdre, après tout, qu’importe s’il m’embrasse de force. "
Le garçon de l’accueil referma ses doigts autour de ceux de la plus belle plante de son peuple, et l’aida à se relever avec une délicatesse que la demoiselle n’aurait jamais imaginée chez un dolphéen. Elle trouva sa peau douce et lisse. Et tandis qu’il la conduisait à travers les couloirs du palais, sa queue ondulant gracieusement derrière lui en évitant de la heurter, bien qu’elle soit hors de son champ de vision, Lunarélie découvrait qu’elle avait de moins en moins peur que ce garçon ait l’intention de l’embrasser. Peut-être même à des endroits embarrassants.
En arrivant dans les jardins royaux, uniquement fleuris de plantes banales et faciles à entretenir, le garçon de l’accueil rendit sa main à la sylvéenne, qui l’inspecta comme si elle tentait d’identifier visuellement la sensation que lui avait procurée le fait de toucher celle du dolphéen. Puis, comme les sylvéens n’étaient pas bien bavards, elle pointa son index vers le cœur de son guide, puis vers son visage.
Comprenant la question qui lui était posée, le garçon sourit chaleureusement, sa queue battant l’air derrière lui avant de s’immobiliser, lorsqu’il donna son prénom : "Erastis". Il lui expliqua alors qu’il avait toujours voulu lui montrer quelque chose, mais qu’il n’avait jamais trouvé l’occasion de lui parler, puisqu’elle semblait si timide. Et comme les sylvéens n’étaient pas très bavards, Lunarélie ne dit rien, se contentant de détourner brièvement le regard. Puis, elle suivit Erastis qui lui faisait signe de le suivre. La demoiselle se demanda alors s’il comptait finalement l’embrasser, lorsqu’elle l’aurait suivi dans cette petite serre de jardin. Peut-être même… à des endroits embarrassants.
Mais quelle ne fut pas sa surprise, lorsque le jeune dolphéen lui présenta le contenu de la serre. Il lui expliqua qu’il avait pris l’initiative de replanter chaque fois que c’était possible, les plantes qu’offrait si souvent la demoiselle aux fonctionnaires royaux. La sylvéenne frémit dans un premier temps, puis elle pleura de nouveau, de joie. Finalement, même si son travail acharné avait été gâché par sa faute, pour ne pas avoir suffisamment songé à son propre bien être, ce fut sa bienveillance assidue et spontanée, à venir au palais presque chaque jour pendant des années, qui la sauva. Devant-elle, et en parfaite santé, elle reconnaissait la quasi-totalité de ses plantes qu’elle pensait perdues.
Et comme les sylvéens n’étaient pas très bavards, et que les dolphéens appréciaient le contact physique, la plus belle plante de son peuple n’eut aucun remord à se jeter sur Erastis, le faisant tomber à la renverse sur un coin de terre meuble inoccupé. C’est alors qu’elle commit l’impensable et retira doucement son masque. Le jeune dolphéen, par pudeur, se cacha alors les yeux, rougissant. Mais il avait pu lire le soulagement et la joie inscrits sur le visage incapable de mentir, de la demoiselle. Et il en fut heureux. Puis, pensant que la sylvéenne avait retiré son masque par réflexe, juste pour essuyer ses larmes, sans réelle intention de se dévoiler, il lui demanda si elle l’avait enfin remis, qu’il puisse la regarder de nouveau.
Attrapant les mains du jeune dolphéen pour les écarter de ses yeux, le visage irradiant de bonheur, Lunarélie secoua doucement la tête de gauche à droite, puis vint se blottir contre le torse du dolphéen en fixant ses yeux et ses joues rouges. Erastis demanda alors maladroitement pourquoi la plus belle plante de son peuple retirait ainsi son masque devant lui, un simple fonctionnaire. Et comme les sylvéens n’étaient pas très bavards, quelle ne fut pas la surprise du jeune garçon de l’entendre lui répondre :
« Parce que sinon je ne pourrais pas t’embrasser. Peut-être même… à des endroits embarrassants. »
Elle qui pensait ne plus avoir aucune fleur à offrir, elle se souvint finalement qu'elle était la plus belle de toutes.