Si Loïc avait espéré organiser une battue digne de ce nom pour un semblant de chasse au monstre, il fut déçu. La plupart des habitants du village constituaient un corps maigre et boiteux de péquenauds qui puaient la vermine.
— C’est tout ? murmura-t-il à Bryan, mal à l’aise.
— Bah oui, c’est tout. Oublie pas qu’on est au milieu de nulle part. Moi de base je viens pour le bois, pas pour la compagnie.
— On est bien avancés.
Bleuen et Romea faisaient visiblement partie de la classe haute du comté, et passant les chaumières miteuses, les emmenèrent directement dans une choppe d’apothicaire aux volets baissés.
Légèrement appréhensif, Loïc écarta de son chemin un rideau de lierre séché, qui révéla une vieille dame assise dans un fauteuil, les yeux bandés et les mains ridées.
— Milla était apothicaire. Tout ici passe par elle.
La vieille grogna un murmure incompréhensible.
— Elle ne parle pas, elle ne voit pas, chuchota Bryan à l’intention d’un Loïc pétrifié.
— Mais elle entend très bien !
Bleuen se pencha vers le visage pâle de l’apothicaire :
— Un chevalier est là pour nous aider. Il a un cheval et une épée. Il va nous débarrasser de ce fléau.
Loïc sourit nerveusement, les épaules lourdes et les joues chaudes. Un léger sourire se dessina sur les lèvres flétries, qui s’effaça vite lorsque, s’adossant sur une table branlante, Bryan soupira d’un air désabusé :
— On ne sait même pas contre quoi on se bat. La meilleure stratégie serait d’organiser une battue, pas d’envoyer un demi-chevalier.
Un soupir agacé monta de la vieille, que Romea calma en posant une main sur ses épaules frêles.
— Une battue ? Vous avez perdu la tête ? protesta la jeune femme. La plupart des habitants sont terrifiés et ne s’aventurent plus dans les bois, même durant la journée.
— Rien de tout ça ne sera nécessaire ! intervint Loïc. J’ai proposé mon aide. J’irai.
— C’est stupide ! Tu vas y laisser ta peau !
— Elles ont raison, leur meilleur espoir c’est mon épée et mon cheval.
— Leur meilleur espoir c’est de partir de cet endroit. C’est ce que je me tue à leur dire depuis 3 semaines !
Il n’avait pas complètement tort, c’était ça le problème.
— Nan mais écoutez le l’autre ! s’emporta Romea. C’est facile de parler, mais tu voudrais qu’on aille où ? Avec les enfants, et les vieux ?
Milla acquiesça aussi vigoureusement que son âge lui permettait.
— N’importe où est mieux que de rester ici à se faire saigner.
Bleuen roula les yeux au ciel :
— Partir serait admettre notre défaite ! Partir, ça serait permettre à… à… cette chose ! De se promener librement sur nos terres, à assassiner tous ceux qu’elle trouve.
Elle pointa Loïc du doigt en s’accroupissant au chevet de la vieille :
— Lui, il pourrait non seulement nous sauver, mais sauver tous les futurs voyageurs qui passeront par la forêt. Il sauvera nos enfants.
Un sourire nerveux trouva son chemin sur le visage rouge de Loïc. Il ne désirait rien de plus que de se montrer digne de l’encense de Bleuen, mais quelque part….
Quelque part peut-être avait-il parlé vite. Il n’avait jamais affronté de démon videur d’homme. À vrai dire, il n’avait jamais affronté quoi que ce soit qui n’était pas… complètement animal.
— Ce n’est sûrement qu’un gros animal, balbutia-t-il alors, autant pour se rassurer lui que ses compagnons.
— Et quand bien même, appuya Bleuen, si c’était une… erreur de la nature… vous savez créé par la…
Elle baissa la voix :
— Magie. Et bien, ne serait-ce pas là le plus beau trophée qu’un aspirant de l’Ordre puisse ramener à la cour ?
Elle saisit le bras de Loïc avec un sourire suppliant. Il aurait été malhonnête d’affirmer qu’il n’y avait pas pensé. Débarquer devant la reine avec le cadavre d’une créature magique sur les bras certainement jouerait en sa faveur.
— Et si ce n’est pas un animal ?
Bleuen tourna vers son amie un regard furibond. Romea baissa les yeux, et se mordit la lèvre.
— C’est un animal. Tout déformé par la magie, tout pourri. On l’a vu, Romea, de nos yeux vu !
— Peu importe. J’ai donné ma parole, trancha Loïc, son attention plantée dans les yeux verts de Romea. J’irai. Et s’il s’avère que la bête est humaine, alors je la traînerais devant l’Ordre.
— Tu vas mourir pour une reconnaissance qui ne viendra pas !
Visiblement insupporté, Bryan leva les mains en l’air et sortit brusquement de la bicoque. Loïc le regarda s’éloigner, coincé dans sa promesse. Quelque chose lui pinça le poignet :
— Ouch !
Il regarda la vieille avec surprise : ses longs doigts fins venaient de lui saisir la peau sans ménagement. Elle grogna quelque chose en secouant la main.
— Elle te remercie, sourit Bleuen.
Moins convaincu qu’elle, Loïc hocha raidement la tête et sortit à son tour respirer un grand coup. Mais même l’air semblait vicié.
Il avait beau s’assurer qu’il était le plus capable ici de faire face à la situation, il ne pouvait empêcher l’angoisse de l’envahir. Être le plus compétent d’une bande de petits bûcherons maigrichons ne le rassurait pas particulièrement. Il avait déjà chassé. Mais son gibier le plus menaçant restait un sanglier, ce qui n’était pas vraiment pas comparable à la bête suceuse de vie qui infestait les bois. Il vagabonda un moment dans le village, le regard fuyant et les bras ballants. La plupart des habitants vaquaient à leurs petites occupations sans lui accorder trop d’attentions, mais les quelques enfants qui échappaient à la vigilance de leurs mères le fixaient avec de grands yeux perplexes et la morve au nez.
Il finit par se laisser tomber sur une souche, la tête entre les mains. Il ne se pardonnerait jamais de les laisser livrés à eux-mêmes et il se dégoûtait d’entretenir un certain regret de ne pas avoir passé son chemin. Mais le souvenir de la terreur qu’imprégnait le discours de Bleuen et Romea, l’image des cadavres desséchés jusqu’à la poussière, le rendait malade.
Savait-il seulement contre quoi il se battait ?
Un vrai Chevalier de l’Ordre n’aurait pas peur. Un vrai Chevalier de l’Ordre aurait un plan, et confiance en sa victoire.
— Je peux m’asseoir ?
Il leva les yeux vers le sourire maladroit de Romea et hocha la tête.
— Comment vous allez vous y prendre ? Pour capturer la bête, je veux dire.
Il réprima un ricanement. Le vif du sujet, directement.
— Pour être honnête, je n’en ai aucune idée.
— L’important c’est que vous y surviviez.
Il la fixa du coin de l’œil, surpris. Une légère rougeur colorait ses joues rondes.
— Bryan ne semble pas croire que j’en revienne sauf.
Elle considéra un instant, et haussa les épaules :
— Je suppose qu’il ne s’y connaît pas plus que moi. Mais j’aimerais que vous reveniez en un seul morceau quand même.
— Merci.
Ils restèrent un moment en silence, chacun fixant un bout de sol différent, les pommettes roses.
— Bleuen semble persuadée que la bête est une abomination animale, finit par demander Loïc. Pas vous ?
— Je… je n’en sais trop rien, hésita la jeune femme. On a beaucoup fuit, pas beaucoup regardé. C’est juste que ses yeux… Mais Bleuen a probablement raison. Il n’y a qu’un animal pour faire ça.
Ils se regardèrent, convaincus ni l’un ni l’autre.
— Enfin, quoi qu’il en soit, je suis venue vous souhaiter bonne chance. Et aussi… Je… Je vous trouve très courageux. De nous aider. Enfin d’être là.
Elle bredouillait, une mèche de cheveux blonds tournée et retournée entre ses doigts. Loïc sourit, une petite chaleur dans la gorge. Pris soudainement d’une inspiration qui ne l’avait jamais touché avant, il lui saisit la main et lui serra les doigts.
— Merci. Je tâcherai de revenir en un seul morceau.
Elle l’embrassa, un baiser rapide et timide, déposé sur les lèvres comme une pichenette délicate, et avant même qu’il ait le temps d’être surpris, se releva, le visage cramoisi
— Pour hum… La bonne chance.
Elle s’enfuit dans un froissement de jupes, le laissant porter un doigt à ses lèvres, perplexe.
Bientôt, la menace du crépuscule se fit sentir. D’ici quelques heures, la région serait plongée dans le noir total, et une nouvelle nuit de massacre commencerait. Après avoir fait promettre à la moitié du village de prendre soin de Roonan dût-il ne pas revenir, Loïc se résolu à enfiler jaque, plastron et gorgerin, épée longue et épée courte. Mais peu importe les protections et armes amassées, il ne pouvait se débarrasser du poids angoissant de la certitude qu’il allait mourir misérablement.
Souriant bravement à Bleuen qui le gratifia d’une accolade encourageante, il chercha Bryan du regard.
— Oh, il est parti, l’informa Bleuen avec un froncement de sourcil désapprobateur. Il a dit ne pas vouloir assister à ça.
Loïc secoua la tête, étrangement atteint. Quelque part, et peut-être de manière pessimiste, il lui semblait que c’était le bon sens qui partait avec lui, emportant son dernier espoir dé défilement. Prenant une grande inspiration, il croisa le regard vert de Romea, qui lui sourit timidement, et avec un ultime hochement de tête, s’enfonça entre les arbres.
L’un dans l’autre, la forêt n’était pas effrayante en elle-même. Elle était définitivement plus verte et fournie que celles qui parsemaient les terres Ynargern. La mousse était ici épaisse et spongieuse, et de nombreux champignons s’épanouissaient à droite à gauche. Sous le soleil timide de cette fin d’hiver, qui perçait à travers de persistants nuages de pluie, sa recherche aurait presque pu passer pour une agréable promenade.
Presque, si ce n’était pour les claquements métalliques de son fourreau contre la boucle de ses bottes, lui rappelant à chaque pas qu’il était là pour tuer.
Au bout d’un moment, Loïc réalisa qu’il était seul. Vraiment seul. Pas un seul insecte ne lui avait volé dans l’œil, pas un seul lapin agité les fourrés. La forêt était profondément, anxieusement, silencieuse. Toute vie semblait l’avoir quitté.
C’était préoccupant.
Le soir avançait et la lumière froide et timide de l’après-midi fit place à une demi-teinte grise qui brouillait les sens. Une sueur froide goutta du sourcil de Loïc. Là, au pied d’un sapin qui suintait d’une sève noire, gisait le cadavre d’un lapin. Il s’en approcha, une lampé de salive coincée dans la gorge.
La petite créature était sur le dos, blanche et pétrifiée. Son corps était sec, anormalement maigre. De la pointe de l’épée, Loïc la tourna légèrement. Une oreille s’effrita. Rien sur la carcasse n’indiquait une quelconque ponction ou morsure.
La vie semblait l’avoir quitté douloureusement, emportant avec elle toutes traces de graisse et de sang, arrachant à son hôte toute la vitalité qu’elle lui avait offerte.
Il était proche.
Les nuages gris se faisaient de plus en plus épais et de plus en plus noirs. Les arbres sombres se confondaient les uns avec les autres et bientôt, l’obscurité prendrait le contrôle des ombres. En essayant de ne pas trembler, Loïc sortit ses allumettes et enflamma sa torche.
La flamme jeta sur les troncs une lumière orange qui déformait leurs crevasses et branches basses en de monstrueux yeux et bras maigres, tendus vers lui comme une promesse menaçante.
Il continua d’avancer en direction du Coin mentionné par Romea. La jeunesse de la nuit rendait plus palpable le silence surnaturel du bois. Loïc ne pouvait entendre que le son irrégulier de sa respiration anxieuse et le craquement des glands secs sous les bottes. Tendant la torche devant lui comme une défense de lumière, il dégaina son épée courte autant pour se rassurer que dans l’attente glaciale d’une apparition morbide. Il ne cessa d’en réajuster la poigne, rendue glissante par la sueur froide qui lui couvrait les paumes.
Bientôt chaque bouffée d’air invoquait une volute de vapeur lui brouillant momentanément la vision. Chaque arbre semblait plus haut que le précédent. Le ciel sans étoiles était faite de plomb, l’enfermant dans un cercueil qui n’en finissait pas de longueur. Chaque pas le ramenait en arrière.
Il tournait en rond.
La bête se jouait de lui. Elle l’attendait, tapie dans l’ombre, les yeux fermés, les narines à l’affût. C’était le sang qui battait à ses tempes qui l’attirait. C’était l’air brûlant écorchant sa gorge qui l’enivrait.
Il la sentait. Proche. Cruelle. Une bête qui ne tuait pas pour manger.
Elle ne tuait pas pour manger.
Une branche se cassa sous le pas lourd de quelque chose derrière lui.
Son volte-face fut brutal, la torche brandie, défense enfantine, un hurlement coincé dans la gorge.
Bryan se couvrit les yeux de la flamme jaune :
— Baisse ton machin veux-tu ?
— B.. Bryan ?
Le jeune homme se tenait devant lui, un couteau à chaque cuisse et une grève à chaque jambe. Il avait enfilé une brigandine fatiguée et le regardait les sourcils froncés.
— J’me suis dit que t’allais finir par te pisser dessus, alors bon, vu que moi aussi, autant partager la honte.
— Je…
Loïc bredouilla, un sourire plus large que ses joues l’empêchant de finir sa phrase.
— Merci.
Bryan balaya la conversation d’un revers de gant.
— Bon, t’as idée de où trouver le bestiau ?
Avant que Loïc puisse lui répondre, un hurlement déchira la forêt. Toute trace de soulagement s’envola aussi sec, et partageant le même souffle d’adrénaline terrifiée, les deux hommes s’élancèrent en direction du cri.
Leur course martelant le sol humide était couverte par la détresse qui ne faiblissait pas de la voix qui appelait à l’aide.
C’était Bleuen.
Déboulant dans une clairière à peine visible sous le clair d’une lune qui peinait derrière le manteau de nuages, Loïc et Bryan la virent effondrée sur le sol, les mains portées au visage.
Au-dessus d’elle se tenait une silhouette sombre et mouvante, qui tourna vers eux sa masse indistincte où luisaient deux fentes rouges. Ils l’avaient interrompu.
Tremblant, Loïc leva sa torche, illuminant la scène.
— Tuez-le ! hurla Bleuen d’une voix éraillée, rampant vers le couvert des arbres les plus proches. Tuez-le ce fils de pute !
C’était un homme. Ou ce qu’il en restait. Piteusement habillé de guenilles sombres qui peinaient à cacher sa maigreur, il se tenait debout, courbé mais gigantesque. Sa barbe lui mangeait les joues terriblement creuses et effleurait de mèches hirsutes un torse noueux. Vermeils restaient ses yeux, qui s’étrécirent à la lumière soudaine, dénués de cils et de sourcils.
C’était un homme plus bête qu’humain.
Il se rua vers les deux hommes, et d’un geste brusque d’une main qui ressemblait à une serre, arracha la torche des mains de Loïc, les replongeant dans le noir, retournant à sa forme de masse sombre et indistincte.
« Il craint le feu »
Loïc sentit un violent coup le projeter à terre. S’étouffant à moitié dans le reflux soudain de salive qui lui remonta dans la bouche, il se releva avec difficulté, dégaina sa longue épée.
La faible lumière qui émanait de la torche jetée à terre, dont la flamme allait s’éteindre d’une minute à l’autre, lui permit de voir que l’homme avait saisi Bryan par la gorge et le soulevait, terrifiant géant d’os et d’obscurité.
Mais ce n’était pas ses longs doigts griffus, qui, enfoncés dans la base de sa nuque, lui arrachaient cinq filets de sang sombres, le plus effrayant.
De la tête émaciée de l’homme émanaient des spirales noires qui s’enfonçaient dans les yeux et narines de Bryan comme des tentacules affreux.
Loïc se remit debout et, se précipitant vers son ami en détresse, dégaina sa longue épée et avec un hurlement forcené, trancha la main crochue qui le maintenait prisonnier.
Bryan et l’homme s’effondrèrent, l’un en toussant, l’autre de douleur, serrant contre ses habits sales son moignon qui giclait. Dardant sur lui la pointe ensanglantée de son épée, Loïc releva son compagnon, qui pâle comme la mort, craqua en tremblant une allumette pour éclairer l’homme en tas à leurs pieds.
Le sang qui s’échappait du membre tranché ne dégoulinait pas. Il se rassemblait en serpentins glauques, qui couraient le long de la peau pâle et remontaient jusqu’à ses oreilles et ses narines, s’y engouffraient comme des serpents.
— Qui êtes-vous ?
L’homme ricana, une bulle de sang au coin des lèvres, vite avalée.
— Tue-le ! Cria Bleuen rauquement.
Elle avait rampé jusqu’à eux, traîné dans la boue ses jambes atrophiées. Son beau visage était creusé par des rides de sécheresse qui n’existaient pas quelques heures auparavant.
— Je suis ce que ton peuple renie, répondit l’homme d’une voix sifflante, rendue pâteuse par le sang qui, sur son passage vers le nez, trempait sa moustache et lui encombrait la bouche. Je suis ce que ton peuple chasse.
— Un sorcier…
Bryan avait allumé sa propre torche, qu’il tenait d’une main tellement tremblante que la lumière tressautait, s’accrochait aux détails les plus saillants de sa misère. Loïc sentit la bile lui monter.
— Tue-le !
— Je suis ce que ton peuple refuse de nourrir. Refuse d’aider.
Il toussa, crachant une gorgée de sang sur le pantalon de Loïc.
— Je ne tue pas pour le plaisir… Je tue pour le temps que le sang me donne…
Loïc raffermit la main sur sa garde, s’humecta les lèvres. Jamais des yeux rouges n’avaient semblé si humains.
— Regarde-moi. Regarde le monstre que ton peuple m’a forcé à devenir…
— Il te manipule Loïc ! Tue-le !
— La forêt est vide Loïc, siffla l’homme, tout le sang de la forêt n’a pas suffi…
— Pas suffi à quoi ?
Une larme coula de l’œil vermeil et se noya dans le flot noir qui continuait de se déverser dans ses narines.
— À sauver mon fils.
— Tue-le ! s’égosilla Bleuen, un sanglot dans la voix.
— Le sang c’est la vie dont mon fils avait besoin… Elle a dit qu’elle m’aiderait.
— Il ment ! cracha la jeune fille à terre, les doigts rageusement plantés dans l’herbe humide.
— Elle m’a ouvert l’accès aux étables…
Loïc sentit sa gorge se serrer.
— Elle m’a amené la première fille. Mais je ne savais pas… Je n’avais pas compris…
Il secoua la tête, envola quelques gouttelettes de sang s’écraser sur le sol.
— C’est une menteuse. Elle est comme moi.
Les mots étaient crachés comme des insultes, venimeux, fatals. Bleuen, une sorcière ? Loïc lui jeta un œil effaré. Elle gisait sur le sol et au fond des rides lourdes et de la peau flétrie, brûlait une haine terrifiante.
— Elle m’a volé mon rituel pour lui prendre ses années. Pour garder son temps pour elle-même…
— Menteur, menteur ! Tue-le Loïc, tue-moi ce monstre !
Sa voix était rauque, aigrie. Vieille.
— Elle a tué mon fils.
Il pointa Bleuen de sa main valide, ongle long, noir et accusateur.
— Elle a tué mon fils.
— Assassin ! Tu as tué Zehir ! Tu as tué Coline ! Tu dois le tuer Loïc, tu dois !
Loïc déglutit.
— La… la loi nous ordonne d’amener à l’Ordre tout sorcier, magicien ou enchanteur, récita-t-il.
Son annonce amena un silence pesant sur la clairière, habité seulement par les supplications devenues murmurantes de Bleuen. Le sorcier finit par ricaner sombrement.
— Je n’irai nulle part.
— Je vous arrête.
Il baissa son épée et décrocha une fine corde de sa ceinture.
— Non.
— L’Ordre n’est pas aveugle, il entendra la situation dans laquelle vous avez été contraint de…
Le regard défait de l’homme lui coinça les mots dans la gorge. Sur son visage, le sang se défit de ses rivières et recommença à dégouliner sur le sol en cascades horribles.
— Je suis fatigué. Je n’ai… plus rien…
— Monsieur…
Le sorcier se releva en l’ignorant, lentement, se déplia de toute sa hauteur, surplombant épée, torche et regards effrayés.
— Rendez-vous à l’Ordre pour un jugement équitable de votre situation ! cria Loïc, tentant vainement de le convaincre.
Il ne lui répondit pas, le visage tourné vers l’orée des arbres, titubant. Il cligna des yeux et se mit à fondre. Sous les yeux impuissants du jeune homme et de ses compagnons, tout le corps de l’homme se mit à se liquéfier, à goutter sur le sol comme une terrible fontaine.
— Plutôt mourir que d’y retourner, susurra-t-il avant que son visage ne disparaisse.
Et soudain du sorcier, il ne resta plus qu’une flaque de sang noir.
Bleuen éclata d’un rire hystérique. Bryan et Loïc se retournèrent vers elle, tremblants. Allongée sur le dos, les yeux bordés de larmes, tournés vers le ciel, elle chuchota :
— Je voulais juste vivre l’éternité avec Zehir…
Une larme se perdit dans les profondes rides de son jeune visage, et elle leva une main ridée pour l’essuyer. Le bras retomba mollement sur sa poitrine flétrie.
Elle était morte de vieillesse.
« De toutes les magies, la magie du sang est de loin la plus abjecte. Les rituels qui la constituent ne sont ni plus, ni moins, que des vols de vie et de vitalité. Le sorcier, en volant le sang de sa victime, lui vole les années qui lui restent à vivre pour son propre bénéfice. Il n’y a pas de consentement possible dans une telle pratique. Elle est archaïque et dangereuse, sous toutes ses formes, et dans toutes ses applications. Je vote pour son abolition totale et définitive. »
Plaidoirie de [caviardé], 16 mai [caviardé]
C'est un récit vraiment très prenant et très agréable à lire. Tes personnages sont vraiment bien caractérisés : le héros est attachant, avec son mélange de courage et de naïveté. Et le personnage du sorcier est très intéressant, complexe. Je ne m'attendais pas à la fin. Tes descriptions sont assez réussies : celle de la forêt souligne bien son aspect angoissant. Les dialogue sont bien écrits et les relations entre les personnages bien caractérisées.
Le combat contre le sorcier est peut-être un peu rapide à mon goût.
Mais tu crées un monde intéressant, je sens que je vais apprécier la suite.
Je ne suis pas une fan de l'action qui s'étire, d'où la brièveté du combat, mais il y aura d'autres scènes plus approfondies de bataille/bagarre ;)
A bientôt pour la suite !