La boîte à musique

L'horloge sonne trois heures. Allongé sur ma couche, je tente de hurler. Tout comme les fois précédentes, je suis incapable d'émettre le moindre son, ni le moindre mouvement. Je suffoque, paralysé par quelques puissances infernales. Mon corps ne répond plus. Je ne perçois que cette ombre, silhouette cauchemardesque qui tend ses mains vers ma gorge nouée.

Reste tranquille, Morvan. Ferme les yeux. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer...

Je me répète ces mots telle une sombre incantation. Une angoisse dévore mes entrailles, semblable au charognard qui se repaît d'un cadavre, tandis que je me pose et repose cette sempiternelle question : que s'est-il passé ?

Il est vrai que l'amnésie trouve sa conséquence, le plus souvent, après un accident, un traumatisme. Et j'eus longtemps pensé que la mémoire ne devrait jamais être altérée puisqu'elle façonne notre être. Après tout, que sommes-nous sans nos souvenirs ?

Malgré tout, avec le temps, le doute sur cette conviction s'installa sinueusement. Et si cette pathologie agissait tel un cataplasme empêchant une plaie de s'infecter ? Un élixir de Népenthès, seul rempart contre l'affliction ? Ou encore un bastion face à la démence ? Ce fut ce cheminement de pensée qui berçât cette journée d'octobre tandis que la cérémonie funéraire de mon père prenait fin.

J'ai toujours été d'une nature très curieuse – du moins c'est ce que l'on tendait à me raconter ! – mais derrière cette quête de vérité se dissimulait un réel désir de percer les secrets de mon encéphale, lequel m'ayant joué de mauvais tours avant même que je ne souffre de ces impitoyables absences. Il me fallait simplement trouver la clef permettant de remonter les mécanismes de la réminiscence...

Oui. En mon être, résidait l'amnésie : une infection invisible qui laissait les souvenirs coincés entre une réalité lointaine et un voile d'illusion, à l'instar de certains songes lorsque l'on se réveille avec cette impression, consciente, d'avoir suivi le chemin des contrées oniriques sans se figurer le voyage. Ainsi, silencieusement, je fis mes derniers adieux à mon père en tentant de me rappeler mon enfance. Il ne me semblait pas avoir été heureux, ni même malheureux à vrai dire, puisque cette souvenance se promenait dans les méandres labyrinthiques d'un royaume Morphéen.

À présent, j'héritai du domaine de mes aïeux Kergallant, notaires de père en fils et pensais peut-être retrouver – dans les recoins de cette vieille bâtisse perdue dans un village Finistérien – les bribes de mes dix-sept ou dix-huit printemps, âge où ma mémoire fut significativement altérée. Peut-être est-ce cette curiosité attitrée qui me poussa à résider une semaine ou deux en ces lieux...

Toujours est-il qu'en ce jour funeste, je m'éclipsais avant que viennent me retenir les poignées de mains de ces inconnus, faussement compatissantes et glissais parmi les allées afin de rejoindre l'entrée du cimetière. Enfin, je montais dans ce fiacre, noir comme une nuit sans lune et fis part au cocher de ma destination. Ce dernier ne pipa mot. Le visage dissimulé sous les passes d'un large chapeau, il posa ses doigts noueux, usés et maculés de tâches brunes, sur les rênes reliées à la bride de l'étalon.

La voiture bringuebalante se mit en marche. L'essieu grinça ; je m'éloignais dans la brume naissance qui recouvrait peu à peu, au loin, les mausolées et les tombes rehaussées de croix celtiques. Je m'assoupis, laissant ma tête dodeliner mollement contre la fenêtre de l'habitacle et les osmondes défiler en bordures des fossés.

Puis un soubresaut – certainement causé par un nid-de-poule – me sortit de cette somnolence. Le sommeil défiant le temps, je ne saurai dire si celle-ci ne dura qu'un instant ou une heure, mais j'apercevais alors, depuis la lucarne vitrée, ce châtelet décrépit mangé par les ronces, rongé par le lierre et aux pierres aussi grises que les nuages qui la surplombaient.

Ces murs suintaient de mélancolie. Subitement, le cimetière me paraissait beaucoup plus accueillant ! Je me demandais si je n'allais pas faire demi-tour, mais ces demeures familiales, séculaires, ne restent-elles pas les sépultures de noms tombés dans l'oubli et d'histoires révolues ? À choisir entre deux cénotaphes, autant me reposer dans une enceinte de granite qui, je l'espérais, raviverait les braises du passé.

Le fiacre s'arrêta. Les naseaux de l'équidé expirèrent une fumée opaque et dense et je mis pied à terre, non-content de me dégourdir un peu les jambes. Remontant l'allée, je distinguais un homme sur le perron et reconnu Edward Thornton, employé de mon défunt paternel et homme à tout faire, expatrié depuis longtemps de ses Cornouailles Anglaises natales. Au moins, je me rappelais de lui ! N'ayant pas le cœur à congédier ce septuagénaire après tant d'années de bons services, je l'avais engagé à mon tour. De plus, il m'aiderait sûrement d'une manière ou d'une autre dans la quête de ces futiles remembrances puisqu'il vivait ici depuis ma naissance.

D'un pas sûr, je m'approchais et le saluais. Il n'avait guère changé à vrai dire ; quelques rides de plus parsemaient le coin de ses yeux et son front. Il me sourit, me souhaita la bienvenue et je m'engouffrai à l'intérieur de cet écrin vétuste.

Ayant parfaitement connaissance du mal dont j'étais atteint, Edward Thornton m’incita à arpenter la moindre pièce susceptible de réveiller ma mémoire. Aussi, à mesure que les jours défilaient, ces singulières pérégrinations prenaient des allures de chasse au trésor et, dans un premier temps, cela me plaisait, je dois l'avouer. Il y avait quelque chose de grisant dans cette quête du passé. Ici, le fauteuil de mon arrière-grand-père, près de l'âtre, devint le siège attesté de notre chat, Flocon. Là, une boîte à tabac aux doux effluves caramélisés, me ramenait à mon grand-père qui, les soirs de veillées, contait des histoires sur les pierres levées et les Korrigans.

J'eus également retrouvé ma chambrée à l'étage et me remémorais ces soirées d'enfances où, secrètement, caché sous des draps, je tentais d'effrayer Olivia – sans grandes convictions d'ailleurs, puisque nous nous en amusions ! – en lui narrant des histoires sur les terribles Kannerez-noz*... Jusqu'à ce que nos rires tonitruants raisonnent et alertent l'autorité parentale. Ces soirées, jugées ô combien indécentes, se terminaient toujours de la même manière : de sévères réprimandes, des larmes et le renvoi de ma complice dans sa propre chambre, sous les combles.

Olivia était la fille de ma gouvernante. Elle demeurait mon amie, ma seule confidente car nous partagions le sort commun d'être privé d'un parent, moi orphelin de mère, elle, abandonnée par son père. Nous avions le même âge et, peu à peu, se redessinaient dans mon esprit ses cheveux châtains, sa peau blafarde et son grand regard d'un bleu indigo, opalescent. J'aimai cette jeune fille frêle et étrange, fascinée par les boîtes à musique. Feu mon père, souvent en déplacement, lui en offrait une chaque fois qu'il revenait au sein du foyer.

Mon amie nourrissait également une passion macabre pour les dépouilles d'animaux errants. Je m'en souvins lorsque, déambulant dans le verger, je tombais sur le corps d'un renard dont il ne resterait bientôt plus que des os blanchâtres ; les corneilles picoraient voracement la carcasse entre deux craillements. Olivia pouvait contempler des restes semblable à ceux-ci, pendant des heures, fascinée par le processus de décomposition. Et bien que cela me dégoûtais, je m'asseyais près d'elle et attendais patiemment que ce sinistre spectacle perde de son charme hypnotique.

« Quand il ne reste plus que des os, c'est qu'ils sont vraiment mort. » déclarait-elle toujours.

Je crois que de par ses bizarreries et sa beauté froide, Olivia nourrissait mon âme de ces premiers sentiments amoureux qui laissent une marque indélébile dans notre genèse. Je pense même l'avoir idolâtré, au fond de moi. J’eus oublié tellement de choses la concernant, mais durant mon séjour au manoir, ma raison s'agrippait fermement à cette jeune fille. Habitait-elle toujours le pays ? Chaque jour un peu plus, je désirais la revoir. Était-ce seulement possible après toutes ces années ?

Vers mes dix-huit ans, je tombais malade de cette fièvre maligne qui, d'après notre médecin de famille, occulta ma mémoire. La mère d'Olivia fut congédiée quand mon paternel estima que le domaine n'avait plus besoin d'une nourrice, du peu que j'en savais de Thornton. La gouvernante et sa fille quittèrent le domaine.

Trois semaines passèrent dans le châtelet. J'ouvrais les armoires, fouillais les commodes, retournais le bureau, le secrétaire, les bibliothèques et leurs livres d'Histoire, de chants et de poésies. Ma plus belle trouvaille fut une petite clef en argent ciselée, dénichée dans le tiroir de mon chevet. Fait étrange, puisqu'elle n'y était pas à mon arrivé, à moins que ma tête ne me jouât encore l'un de ses mauvais tours.

Elle ne trouva refuge nulle part ; cependant, elle ne me restait pas étrangère. Je l'essayais dans la serrure de chaque coffret et boîte à bijoux, en vain. Cette clef commença à torturer mon esprit déjà meurtri. Je finis par porter la chose en pendentif, attendant patiemment l'heure où je trouverais son utilité.

C'est à ce moment que survinrent les hallucinations et les premières paralysies du sommeil. Il est vrai que je dormais mal depuis l'enterrement. Tout d'abord, je mis ça sur le compte du bouleversement occasionné. Or, les angoisses nocturnes s'installèrent et avec elles, une mystérieuse mélodie provenant – si l'on se fiait à ce son atypique – d'une boîte à musique. Ce refrain morne et familier prenait possession de mes nuits. J'entendais cet air continuellement ; il s'engouffrait tel un vent d'ouest dans le manoir, s'immisçant dans mes tempes jusqu'à ce que, non sans mal, je m'endorme. Puis, j'ouvrais les yeux, incapable de me mouvoir ni même de crier, le souffle coupé, la gorge nouée. Dans mon cauchemar éveillé, une silhouette tendait ses mains vers moi.

Reste tranquille, Morvan. Ferme les yeux. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer...

Cette formule devint une prière et finissait toujours par me délivrer de ses parasomnies.

Malgré tout, les nuits suivantes, je ne pouvais trouver le repos. L'idée de déclencher une nouvelle crise devint insupportable ! En proie à l'insomnie, je parcourais les chambres, le petit salon, la grande salle, et même la cuisine à la recherche de cette boîte à musique qui me hantait ! Cette demeure en était autrefois emplie, pourquoi n'en trouvais-je aucune ? D'où venait cette mélodie ? Elle résonnait dans tous les étages jusque dans ses fondations du manoir ! Et Thornton ne semblait pas s'en inquiéter outre mesure.

Un matin, je brisais de rage une tasse du service à thé et envoyais la soucoupe contre un mur. La folie s'emparait-elle de moi ? J'eus l'impression de n'avoir que frôler la porcelaine. Mes mains tremblotaient, certainement dues au manque de sommeil.

Inquiété par mon état, Edward finit par me confier qu'au départ de la gouvernante et d'Olivia, mon père eut brûlé toutes les boîtes à musique. Cet air, venait-il donc d'Outre-tombe ? Fadaises ! J'exigeais une explication rationnelle. Et cette maison m'aliénait, m'asphyxiait, il fallait que je sorte d'ici, le temps de calmer mes esprits.

Passé la grande porte en chêne, le vent frais de l'automne me soulagea. J'entrepris de marcher jusqu'au cimetière du village afin de déposer quelques fleurs sur la tombe de mon père. La brume humide me réconforta, tout autant que le ballet des feuilles d'or et de rouilles qui tourbillonnaient avant de mourir lentement sur le sentier. Nous étions au cœur de Kalan-Goañv, la veillée de toutes les âmes qui marquait le temps de la saison hivernale ; les seuils s'étaient parés de courges sculptées afin de guider les âmes errantes et les enfants chantaient les louanges des défunts en échange de quelques douceurs sablées...

« Il y a une certaine forme de poésie dans la mort », pensais-je, passant les grilles de fer forgé. J'avais peine à croire que des spectres, s'ils existaient – et, comme tout Breton, je le croyais intimement – puissent être torturés au regard de toutes ces traditions pour les apaiser.

De quoi se souvient-on après notre dernier voyage ?

L'esprit ne reste t-il qu'une coque vide, invisible, se mouvant dans la brise, saison après saison ?

Lorsque les vivants ne sont plus là pour honorer leur mémoire, les défunts trouvent-ils la paix ? Ou s'animent-ils, certains soirs d'automne, afin de témoigner de cet oubli ? De leur souffrance ?

Je nettoyais un peu la tombe paternelle, y déposais quelques colchiques trouvés sur le chemin et fis un tour dans les allées. Au détour d'une stèle, j'aperçus cette vieille femme qui sanglotait, vêtue de noir. Ses doigts maigres et tremblants tenaient un mouchoir blanc. Elle semblait inconsolable, les yeux d'un bleu myosotis posés sur la sépulture devant elle. Puis, lentement, elle tourna la tête vers ma direction. Elle me fixa un long moment, sans un mot – tant est si bien que je jetais un œil averti derrière moi ! – avant de lâcher son fichu. Son cri me glaça d'effroi. Je cru entendre l'une de ces Banshee Irlandaises dont le hurlement plaintif annonce la mort d'un proche ! Pétrifié, sa voix se réverbéra dans ma tête ; je la vis s'enfuir en courant vers l'entrée du cimetière ! En un souffle, elle disparut derrière une rangée de pierres tombales.

Reprenant doucement mes esprits, je m'approchais de la petite tombe que pleurait la vieille et lu le nom de son propriétaire : Ayden Le Guen, vraisemblablement mort-né. Je connaissais ce nom de famille. Je crois. Un voile noir obscurcirait encore et toujours ma mémoire.

Plus tard dans la journée, assis dans le fauteuil de l'arrière-grand-père, près de l'âtre, un verre de pommeau à la main, je repensais à cette curieuse rencontre.

Ayden Le Guen.

Le Guen...

Pourquoi ce nom me parlait intimement ?

Ce soir-là, je désirais me coucher tôt, exténué par tant d'émotions, mais le sommeil me fuyait encore. Je repensais à cette vieille femme en noir. Je connaissais ce visage...

L'horloge du rez-de-chaussée sonna les coups de minuit et à cet instant, la mélodie, ce zéphyr musical incessant, reprit. Décidé à en découdre, je me relevais, allumais une chandelle sur un bougeoir à coupelle et montais dans les combles afin de rejoindre la chambre d'Olivia. Au fond de moi, je restais convaincu du lien entre cette boite à musique et mon amie. Comment pouvait-il en être autrement ?

La pièce, plongée dans le noir, fleurait les roses séchées ; un parfum de deuil alors même qu'aucune fleur ne subsistait en ces lieux, parcourus maintes et maintes fois depuis mon arrivée. La flamme de la bougie faisait virevolter des ombres fantasques sur les murs ; je m'approchais du lit et m'y assis quelques instants. La musique résonnait toujours, inlassablement.

— Olivia ? Olivia, c'est toi ?

Pour une raison curieuse, ma voix qui se voulait assurée se brisa en un écho à peine perceptible.

À quoi m'attendais-je ? Que mon amie soit de retour au domaine ? Je demeurais là, sans un mot et, à l'exception d'un refrain morose, seul le silence me répondait. Je posais le bougeoir sur le chevet, m'allongeais sur la couche poussiéreuse et fermais les yeux.

Le temps d'un instant.

Une éternité.

Je ne voyais en mes songes que de vastes ténèbres infinies, mon être flottant parmi elles. Et dans l'obscurité, mes souvenirs émergèrent lentement, telle une ondine qui jaillit des eaux vers la surface en un murmure délectable. Dans la chambrée, la bougie émettait une faible lueur. Je ne vis au départ qu'une image brumeuse, floue. Puis, peu à peu, le velours opaque recouvrant mon interlocutrice s'estompa ; les ombres laissant place au visage d'Olivia. Au son d'une boîte à musique, elle fredonnait, berçant dans ses bras un nouveau-né emmailloté. J'observais ses traits fins ; la fillette de mon enfance cédait place à une jeune femme aux longs cheveux châtains, à la peau diaphane, effroyable dame blanche dans sa chemise nivéenne, beauté aux yeux d'opale indigo.

Ce songe m'octroyait la vision même de ce que je redoutais : mon amie n'était plus de ce monde. Je contemplais un instant sa gorge distendue, bleuâtre. Son regard croisa le mien. Elle déposa un doigt sur des lèvres aussi pâle que sa peau, m'incitant, ainsi, à me taire. Délicatement, dans une lenteur extrême, elle révéla, du même index, un emplacement sous le lit. Ne prêtant aucune attention à la couche, je m'approchai doucement d'elle, petite chose mélodieuse serrant le nourrisson contre son corps frêle.

Était-ce son enfant ?

Le cœur lourd, j'écartais le linge couvrant partiellement le petit visage... Et reculait vivement en poussant un cri d'horreur ! Pourquoi enlaçait-elle ce cadavre ? Sa peau verdâtre et décomposée grouillait de vers !

Incapable de me détacher de cette scène abominable, je hurlais tel un dément. Intérieurement, supposais-je, car ma voix n'émit qu'un faible bruissement ! Olivia sanglota, caressant le petit corps, amas d'immondices enroulé dans son linceul blanc. Sa plainte se répercutait contre les murs, comme autant de visage se reflètent dans une galerie de glaces.

L'horloge sonna une heure ; je me réveillais en sueur, terrorisé et seul dans cette chambre. De la chandelle fondue ne subsistait qu'une petite flamme. Mon cœur battait à tout rompre. Encore épouvanté par cette vision, je me baissais et regardais sous la couche. Ne percevant rien dans l'obscurité, je tâtonnais le plancher d'une main hésitante, laquelle frôla un petit objet rectangulaire. Je ramenais vers moi une boite à bijou décorée d'une marqueterie florale, complété par une minuscule serrure en argent.

Je soufflais dessus, dégageant les moutons de poussière. La petite clef pendu à mon cou trouva sa place. En l'ouvrant, le mécanisme s'enclencha et joua l'air mélodieux, familier, mélancolique. Je passais un doigt à l'intérieur de la boîte, sur l'inscription en lettre doré : Ayden Morvan Le Guen Kergallant. Le nom de mon fils.

Et tout me revint, hélas, en mémoire.

Le bastion s'écroula.

Je voyais les pierres se déchausser une à une, révélant un champ de ruines, meurtrissures d'un passé que mon esprit eut oublié afin de ne pas sombrer dans un perpétuel tourment. Ma quête prenait fin.

J'avais offert ce présent à Olivia pour la venue au monde de notre enfant à naître...

Il est vrai que nous nous ressemblions, Olivia et moi, bien qu'elle possédait les yeux de sa mère, ce bleu myosotis, opalescent, tandis que j'arborais les iris bruns des Kergallant.

J'ignorais tout de la liaison qui unissait mon père à la gouvernante, bien avant le décès de ma mère, inféconde. Or, le mal était déjà fait lorsque l'amitié se mua en amour et que ce secret fut révélé. Notre enfant naquit chétif, atteint d'une malformation et il succomba quelques jours plus tard. Olivia en resta inconsolable et sa santé psychique bascula.

Me revint alors de terribles souvenirs, boîte ouverte sur un passé qu'il aurait mieux valu garder close, à jamais. Ses hurlements d'agonie, ces instants où la démence prenait possession d'elle. Olivia nous reprochait à tous la mort de ce petit être qu'elle n'eut pas le temps de chérir et qu'elle refusait d'enterrer. Elle le veilla plus que de raison, jusqu'à la limite du supportable, laissant la boîte à musique jouée cette affreuse mélodie toutes les nuits. Elle voulait le voir se décomposer afin d'être sûre qu'il ne soit plus là. J'entends encore ses épouvantables cris lorsqu'on inhuma le petit cercueil. Nous l'empêchâmes même de le déterrer lorsqu'elle ratissa de ses ongles la terre consacrée sous le regard affolé du père Le Braz. Mon père insista pour que le nom de Kergallant ne figure pas sur la stèle, afin d'ensevelir l'origine de cette progéniture contre-nature en même temps que son corps.

Pris d'une mauvaise fièvre suite à ses événements, le médecin de famille vint ce soir-là et me donna du laudanum. Égaré par la substance opiacée, j'entendis l'essieu grinçant de karriguel ann Ankou** et les croassements des corneilles perchées sur le toit qui attendait certainement de se repaître de mon cadavre.

Des larmes creusaient des sillons sur mon visage émacié. Je tentais vainement de ramasser les pierres afin de reconstituer ce rempart de l'oubli qui, à présent, ne constituait plus qu'un infime muret fissuré. Rabattant le couvercle de la boîte, je repris ma chandelle et descendis dans le petit salon.

Edward Thornton, debout malgré l'heure tardive, ignora ma présence et se contentant de lire un ouvrage près de l'âtre, sans relever la tête. Je passais dans la grande salle, à la recherche d'un pommeau. Sur la table en chêne dressée, quelques assiettes accueillaient de la nourriture. Les lueurs provenant du chandelier de bronze faisaient scintiller l'argenterie. Avait-il invité quelques convives ? Qu'attendait-il pour débarrasser cette table ?

Revenant sur mes pas avec l'intention de demander des comptes au septuagénaire, je ne vis plus que le livre négligemment posé sur le fauteuil et les braises d'un feu mourant dans l'âtre. Ne l'avais-je pas entendu partir ?

Je décidais de remonter dans ma chambre, confus, désorienté et posais la petite boîte sur ma table de chevet avant de m'allonger, replié derrière ce muretin. Je repensais au regard myosotis de cette femme endeuillée, au cimetière. Était-ce miss Le Guen ? Que dissimulaient les derniers vestiges de l'enceinte lézardée ?

Je m'endormis de chagrin, dévoré par les corneilles de la désolation.

L'horloge sonna trois heures.

Je me réveillais une nouvelle fois au son de la boîte à musique. Je n'en pouvais plus d'entendre cet air ! Il me rendait fou !!

Dès lors, elle entra, fine silhouette se détachant du seuil, succube aux yeux d'opales bleutées, livides. Elle s'assit sur le rebord de ma couche, se tenant au-dessus de moi. Ses longs cheveux châtains cascadaient sur sa chemise de nuit blanche. Elle m'observa longuement.

— Olivia ? Que se passe-t-il ? murmurais-je.

Avant que je ne comprenne, elle agrippa ses mains autour de mon cou et serra de toutes ses forces.

Le mince muret s'effondra sous le poids de la vérité.

Allongé sur ce lit, groggy par le laudanum, j'essayais de la repousser, mais elle me tenait fermement. Peu à peu, je ne sentis plus ni mes bras, ni mes jambes, engourdis par l'étreinte mortelle. Ma bouche s'entrouvrit, m'extirpant un léger râle et ma vue se troubla. Je ne vis plus qu'une ombre cauchemardesque me bridant de ses griffes, blanche harpie qui enserrait sa proie. La respiration bloquée, les ténèbres m'entouraient tandis qu'elle me murmura de sa voix couverte par le bruit mélodieux :

— Reste tranquille Morvan. Ferme les yeux. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer...

 

 

 

* « Les chanteuses de la nuit », appelées également « lavandières de la nuit ».

** « La charrette de l'Ankou ».

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Le Diable
Posté le 01/11/2024
De la Dark Fantasy du plus bel effet, j'ai l'impression de sentir les vers du petit cadavre me grouiller dans les narines et les hurlements de sa mère résonner à mes oreilles.
Bastien_Bonnes
Posté le 23/05/2024
Histoire très sympathique ! J'apprécie particulièrement l'intégration de l'histoire dans ce folklore breton, le fait d'utiliser des expressions dans le patois etc. Je trouve que celà donne un aspect crédible à l'histoire !
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