La Chasse

Ce matin-là, j’avais laissé Hélène dormir et je la regardais se reposer tranquillement, j’écoutais le lent rythme de sa respiration et venais de remettre une de ses lourdes boucles couleur de miel sur son épaule, lorsque de violents coups contre la porte de notre demeure me tirèrent de ma rêverie. Le bruit réveilla en sursaut ma douce compagne. Les cris de notre serviteur ne laissèrent aucun doute quant à son sort funeste. Nous les entendions saccager tous nos biens, les piétiner. Tous nos souvenirs méticuleusement accumulés furent profanés. Nous n’attendîmes pas qu’ils s’en prennent à nous en laissant leur rage aveugle nous détruire. Hélène eut à peine le temps d’enfiler ses chausses et de se vêtir d’une cape chaude que nous prenions la fuite dans ce petit matin glacial, sautant dans une venelle par une fenêtre ouvrant sur l’arrière de notre maison.

La neige avait déposé une fine pellicule glissante sur les pavés et continuait à tomber. Plusieurs fois, nous trébuchâmes sur ces pierres gelées ou sur des immondices encombrant la chaussée mal entretenue. La main d’Hélène serrait la mienne si fort que mes doigts s’engourdirent. Je sentais sa terreur face à tant de violence. Nous courions à travers des ruelles étroites sans trop savoir où nous allions. Nous entendions leurs pas et leurs cris, le son des épées s’entrechoquant dans leur poursuite effrénée.

J’avais l’impression que jamais ils ne cesseraient de nous pourchasser. Mon cœur cognait si fort dans ma poitrine que, parfois, j’avais la sensation qu’elle allait exploser. Je ne pensais qu’à une chose : leur échapper, mais surtout conduire Hélène loin de leur folie meurtrière. Nous percevions leurs vociférations débordant de haine. Leur nombre augmentait pendant que nous courions à travers champs et collines. Ils rameutaient tous les villageois, les paysans qu’ils croisaient. Bientôt, ce fut une véritable armée de pieux, de fourches et de faux qui nous poursuivit. Une ombre noire les exhortait à nous tuer, brandissant son symbole de mort. Cette chose tonitruante et répugnante terrifiait Hélène. Lorsque je tournais mon visage vers le sien, des larmes ruisselaient sur ses joues, ses lèvres tremblaient et son regard semblait me supplier de nous emmener. Bientôt, des gens en armes et un noble avec sa meute les rejoignirent pour mieux nous acculer. Nous les aperçûmes avant d’entrer dans ces bois inhospitaliers. Au loin, les hurlements des loups nous rappelaient que nous n’étions pas les bienvenus dans cette épaisse forêt, hélas, c'était le seul endroit où nous pouvions espérer leur échapper. Hélène réprima un frisson et s’engouffra sous les frondaisons. La pâle lumière d’un soleil blafard pénétrait difficilement entre les branches des sapins et des feuillus recouverts de neige. Un étrange pressentiment m’étreignit. J’avais la sensation que ces bois seraient notre dernière demeure… Cela faisait déjà des jours que nous tentions de leur fausser compagnie. Le seul espoir qui nous restait était que ces lieux ralentiraient leur progression, malheureusement, il en irait de même pour nous. Le peu de répit que nous avions, Hélène le passait pelotonnée contre moi. Je la sentais trembler contre mon torse, le froid nous pénétrait jusqu’aux os, la peur nous terrassait et, peu à peu, nous perdions de nos forces. Si ce n’était eux, la fatigue, la faim et la soif auraient bientôt raison de nous.

Nous avions toujours la vision de cette ombre noire qui nous poursuivait, qui était-elle ? Un démon, une créature obnubilée par un seul but : notre mort. Et, pour cela, elle était prête à tout, même à sacrifier ces pauvres hères qu’elle avait armés.

Que leur avait donc promis cette ombre noire ?

Cela faisait des jours que nous les entendions, eux et leur bande hurlante. À chaque cri, Hélène ne pouvait pas s’empêcher de gémir. La terreur prenait possession de son âme, ses lèvres exsangues frémissaient. Elle avait si peur de tomber entre leurs mains avides de mort, entre ces doigts qui feraient de son corps un amas de chairs déchiquetées… Je ne pouvais pas imaginer pareille torture. Elle, la tendre Hélène qui n’avait jamais fait aucun mal. Après notre fuite en avant sans réel but, ma douce épouse était épuisée. Sa longue chemise de lin fin et de dentelles n’était plus que lambeaux, ses lourdes boucles, une tignasse maculée de terre et de feuilles sèches. Malgré tout cela, elle restait si belle, semblable à un ange. Un ange que j’avais tant aimé, tant choyé, pour qui j’aurais tout donné.

Elle était si lasse, si désemparée qu’elle me supplia de l’abandonner. Elle n’en pouvait plus d’errer sans but, elle voulait que je la laisse pour que je puisse vivre. Je me refusais à la quitter, pas dans les mains de ces chiens furieux !

 

Durant la nuit, après avoir couru sans relâche pendant toute la journée, nous pensions leur avoir enfin échappé. Nous nous étions arrêtés quelques instants pour nous reposer. La faim nous tenaillait, nous étions transis de froid et la soif, la terrible soif embrasait notre gorge d’un feu brûlant. Hélène voulut nous trouver de quoi manger, je n’en pouvais plus… Elle pensait pouvoir peut-être débusquer un lapin blotti dans son terrier. Elle ne m’avait laissé qu’un court moment, mais, entendant la meute se rapprocher, elle revint vers moi, son regard affolé ne savait où se poser. Je la pris de nouveau par la main et l’entraînai derrière moi dans une fuite effrénée, plus loin, toujours plus loin. Une myriade de bruits, de craquements, de cris se répercutaient entre ces grands conifères. Ils nous encerclèrent rapidement, nous avions été traqués tels des animaux. Nous étions les proies et eux, les prédateurs sans pitié. Les flammes de leurs torches se reflétaient dans leurs yeux rougeoyants. Leurs rictus de victoire laissaient deviner leurs dents, des doigts avides se tendirent vers nous, tels des crochets prêts à nous déchiqueter. Ils saisirent mon Hélène et, sous mes yeux, elle disparut en quelques instants, happée par cette marée humaine. Je ne pourrai jamais oublier ses hurlements ni l’ombre noire, cette silhouette enveloppée dans une longue robe capuchonnée ne laissant rien voir de son visage. Cette voix à vous glacer le sang qui, aujourd’hui, bien des années plus tard, résonne encore à mes oreilles. Les chasseurs emmenèrent ma compagne, mon âme sœur et je ne pus rien faire pour la délivrer. Elle disparut à ma vue, alors qu’elle me criait de me sauver, de vivre pour elle. Je luttais, frappais comme un fou et je parvins à me libérer. Hélas, il était trop tard, Hélène n’était plus là, comme happée par la noirceur de cette maudite forêt.

Sa souffrance fut la mienne, déchirant mon cœur, lacérant mon âme. Je courus des larmes plein les yeux pendant des heures, toute la journée. Je sautai par-dessus les arbres morts, tombai, me relevai… L’ombre noire semblait me poursuivre inlassablement.

 

J’étais seul, si seul. J’avais l’impression de l’être depuis si longtemps… Ma compagne d’infortune m’avait été arrachée… Je hurlais son nom, je hurlais ma douleur, mon désespoir…

Tel un animal aux abois, je m’enfonçais plus profondément dans la forêt. J’avais la sensation de lui appartenir depuis toujours. Elle était ma geôlière. J’ignorais pour quelles raisons, mais mes poursuivants semblaient s’être éloignés, je ne les entendais plus.

Mais pour combien de temps ? Assez pour me reposer quelques instants ? Tenter de souffler, de réfléchir ? Juste pouvoir me poser, ne fût-ce qu’un moment…

Après avoir fui pendant des lieues sur ce sol glacé pour ne plus entendre leurs cris, je finis par trouver un modeste refuge, une niche dans la paroi rocheuse. Oh, pas un nid douillet, juste un creux au sec où je pouvais enfin me délasser un court moment avant de repartir plus loin, toujours plus loin. Un endroit à l’abri des regards, sans cette neige que je foulais depuis des heures, des jours et des nuits entières. Je voulais seulement me détendre un peu, juste un peu…

Il me fallait me reposer avant que la nuit tombe une fois de plus. Les larmes jaillirent à nouveau sans que je puisse les retenir. Mon cœur se serrait, prêt à se rompre tant la douleur de sa perte me torturait. Un gémissement franchit mes lèvres gelées, un cri, puis un hurlement que je ne pus contenir avant de m’effondrer sur le sol de roche glacée. Les souvenirs m’assaillirent, la souffrance me paralysa. Mes doigts, mes ongles crissèrent sur la pierre.

— Hélène… Hélène !

Je repensais à ce qui s’était passé, ce matin-là. Je n’étais pas seul, démuni, brisé. Ma compagne était encore à mes côtés. Je tendis des doigts fébriles vers ce qui me semblait être son visage avant de sombrer avec ces dernières pensées :

Je ne sentirai plus le parfum de ses cheveux, la douceur de sa peau, Je n’entendrai plus la douce mélodie de sa voix murmurant dans mes bras. Ma tendre Hélène, que lui avaient-ils donc fait ? Ses hurlements, je les entendrai à jamais. Ils me rendront fou…

Mes premières pensées furent pour elle.

Je déteste ces monstres sanguinaires, le démon qui les dirige, la silhouette noire et ses artifices, je les hais ! Je les maudis !

Je ne pouvais rester sans venger celle que j’avais tant aimée. C’était inconcevable. Je ne pouvais vivre sans avoir fait couler leur sang. Tout l’amour que je lui portais se transforma en haine farouche contre ceux qui me l’avaient ravie.

Je n’avais pas eu la force de la protéger. Je me sentais fautif ; ma folie l’avait tuée. J’aurais dû pouvoir l’emmener loin de cette ombre, de ces créatures maudites si avides de mort.

Qu’avait-elle fait pour que cet être ait une telle volonté de la détruire ? Oh ! Je sais trop bien ce qu’ils lui ont fait endurer, ces chiens enragés, c’est ce qu’ils font toujours quand ils nous attrapent. L’ombre noire aura brandi ses instruments de torture. Ils n’ont que l’embarras du choix. À chaque fois, c’est la même chose : leur malheureuse victime termine brûlée vive après avoir eu les membres arrachés et subi mille morts avant de rendre son dernier souffle.

Tapis dans mon modeste abri, j’attendis la nuit. Le hurlement d’un loup tout proche me fit frémir. Bientôt, un autre lui répondit, puis un autre… De la neige s’était accumulée dans un creux à l’entrée de ma couche de fortune. À défaut de boire et manger, je pris entre mes doigts fébriles un peu de cette poudre immaculée et l’avalai. Elle calma le feu qui embrasait ma gorge asséchée. La faim et la soif me tiraillaient. Que n’aurais-je donné pour un bol de soupe, un morceau de pain ?… J’imaginais très bien alors ce à quoi je devais ressembler : un être n’étant plus que l’ombre de lui même avec mes vêtements déchirés, mes cheveux hirsutes, bien loin de l’image du gentilhomme qui était la mienne peu de temps auparavant. Qu’est-ce qui aurait pu me donner envie de vivre ? Je voulais hurler sans y parvenir tant la douleur me faisait souffrir. Ce fut donc un pitoyable sanglot qui franchit mes lèvres. Je ne songeais qu’à la rejoindre et ne plus avoir mal. Les laisser me prendre, m’abandonner à leurs mains, à cette ombre noire. Nous exterminer, pour de bon, voilà ce qu’ils désiraient. Les idées se bousculaient dans ma pauvre tête en proie à la folie. Il me semblait que je sombrais dans un gouffre dont je ne pourrais jamais sortir, il m’enveloppait, m’emprisonnait. Dans un sursaut de lucidité, je songeai à Hélène. Elle n’aurait pas voulu ça. Je l’entendais encore me crier de me sauver, de ne pas les laisser me prendre, de faire ça pour elle, pour tous ceux que ces sauvages avaient massacrés.

J’espérais que le soir, ils ne seraient pas là, et sinon, il serait trop tard, mais je ne pus… et fermai les yeux. L’épuisement fut plus fort que moi et je m’endormis à nouveau sur mon inconfortable couche…

Je bondis sur mes pieds, réveillé en sursaut par des cris et les hurlements de leurs chiens. Ils étaient là, je les sentais prêts à me saisir et à m’emporter vers la mort, vers la noirceur de l’oubli. Mon esprit se révolta. La nuit était tombée depuis longtemps. Au loin, la lueur de leurs feux dessinait des silhouettes rouges au travers des arbres qui se reflétaient sur le sol enneigé. Une ombre furtive passa dans mon champ de vision. Un homme en guenilles se tenait, la fourche à la main, à quelques mètres de l’entrée de mon refuge. L’inconscient s’était écarté de son troupeau. Je sortis de ma cachette et tombai à ses pieds. Il tenta de m’empaler sur son arme de fortune. Il eut à peine le temps de crier pour avertir les autres chasseurs, que je lui sautai dessus. Mes crocs s’enfoncèrent dans sa chair. Je m’abreuvai goulûment à son cou avant de le lui tordre et de l’abandonner aux loups. Je m’enfuis, trébuchant sur les racines des grands arbres sombres, sur les roches affleurant le sol que la neige dissimulait à peine. Je courus le plus vite possible, encore et encore pour distancer mes poursuivants qui n’allaient pas tardé à découvrir l’homme que j’avais occis. Une nouvelle odeur, très différente de celle de ces vautours, me fit arrêter ma course. Il y avait un nouveau parmi eux.

Quelle créature ont-ils été chercher ?

J’avais si rarement senti ce parfum douçâtre, si particulier. Qu’était-ce ? Ce n’était ni l’une des leurs ni l’une des nôtres, cependant, cette odeur subtile me rappelait vaguement quelque chose. Après quelques minutes d’hésitation, que je risquais de payer fort cher, je me souvins ce qu’elle était. Cela expliquait comment ils avaient retrouvé ma trace malgré la neige qui continuait à tomber. Cette créature ne se fatiguerait jamais, contrairement à mes poursuivants qui, après plusieurs jours de traque, avaient besoin de manger, de se reposer, ne fût-ce que quelques heures. Elle, elle n’arrêterait jamais la chasse. L’unique solution qui s’offrait à moi, c’était de l’éliminer. Une seule fois, j’en avais croisé une… Je me souvenais encore de cette chose aux pupilles écarlates, aux cheveux de jais et à la peau diaphane. Une créature magnifique, ensorcelante et ô combien dangereuse.

Dorénavant, me soustraire à leur folie meurtrière allait s’avérer plus difficile. Il me fallait dorénavant compter avec elle et la haine de cette ombre noire. Je devais trouver une solution, établir un plan le plus rapidement possible, c’était une question de vie ou de mort et je savais que je n’aurais droit à une seconde chance.

Je voyais au loin la lueur rougeoyante de leurs torches dans la lumière de l’aurore nimbée de brume. J’aperçus cette silhouette perchée sur une monture, prête à se précipiter à ma poursuite. À ses côtés, l’ombre noire brandissait son artefact, invectivait ses troupes encore endormies dans le petit matin.

Soudain, un cri ! Un bras se tendit dans ma direction. La chose m’avait remarqué. L’armée de pics et de pioches s’élança vers moi, mais elle resta en arrière. Il me fallait les distancer rapidement, les contourner, les emmener sur une fausse piste, c’était mon unique échappatoire. Je n’avais pas le temps d’établir une stratégie complexe. Avec cette neige tombée pendant la nuit, il serait difficile de ne pas laisser de traces. Une idée me vint : je devais regagner la paroi rocheuse et l’escalader. Je rebroussai chemin et les ramenai vers mon antre de la nuit. Je grimpai le long de la roche et atteignis un plateau couvert d’arbres lui aussi. Je me hâtai sur environ une lieue jusqu’à un petit ruisseau que je remontai jusqu’à ce que j’atteigne de hauts sapins longeant le cours d’eau. Arrivé à leur hauteur, je m’agrippai à une de leurs branches et grimpé dans le conifère le plus touffu. Mais je ne pouvais pas y rester. Les arbres étaient si serrés les uns contre les autres que je m’en servis pour redescendre vers le camp se situant en contrebas. Je pus ainsi contourner les hommes partis à ma poursuite. Finalement, la manœuvre me sembla plus aisée que je ne l’avais cru. Je me tapis tel un chat, bondis de branche en branche et d’arbre en arbre, rampai et pus rejoindre le bord du plateau. Je restai blotti sur mon perchoir à l’abri des regards, m’assurant que mes poursuivants étaient partis sur la piste que j’avais laissée. Je les avais observés pendant qu’ils grimpaient tant bien que mal et couraient vers les empreintes que j’avais essaimées quelques minutes plus tôt.

J’avais peu de temps pour mettre à exécution la stratégie qui avait germé dans ma tête. Une heure, peut-être deux avant que ces monstres ne reviennent. J’abandonnai mon point d’observation, sautai sur le sol et regagnai rapidement le bas des rochers. Mon idée paraissait fonctionner. Je ne tardai pas à apercevoir le cavalier inconnu. L’ombre noire semblait avoir quitté les lieux avec le gros de la troupe et sa meute. Ils avaient monté un campement où de grosses marmites mijotaient sur des feux. J’en humai le fumet, mon estomac gargouilla et se serra tant j’avais faim. Dans un coin, je découvris une tente ornée de l’emblème de l’ombre noire ainsi que des cages vides pouvant écrouer chacune un individu. Je me dissimulai sous les frondaisons des immenses sapins et les observai.

N’étais-je pas le seul à être ainsi poursuivi ? Combien des miens connaissaient le même sort ?

Je secouai ma tignasse sombre parsemée de flocons, me redressai et sortis de ma cachette. Je m’avançai vers eux, prêt à me battre. Ils voulaient ma peau, mais ils allaient devoir payer le prix fort avant de l’obtenir. Les paysans, me voyant surgir des bois tel un sauvageon, me regardèrent, hébétés. Ils se mirent à crier et s’enfuirent à toutes jambes comme s’ils avaient eu le diable aux trousses. Seul un courageux — ou un fou — resta. Grand, costaud à la chevelure rousse, il se saisit d’une faux et se précipita dans ma direction en hurlant. En quelques enjambées, il fut sur moi, balayant l’espace devant lui avec sa faucheuse. D’un geste rapide, je l’esquivai et lui arrachai son arme. Je me retournai pour voir ses mains tenter de m’agripper, son expression se déformer sous la haine. Soudain, son faciès se tordit en un horrible rictus lorsqu’il comprit qu’il était déjà mort, la gorge tranchée par sa propre lame. Il ne restait plus que la créature face à moi, toujours sur son cheval, drapée de noir. Elle me jaugeait de ses immenses yeux sombres, le visage à demi dissimulé par un grand chapeau et le haut de son mantelet.

Elle ôta son couvre-chef, l’accrocha à sa selle et descendit avec grâce de sa monture, secouant une épaisse chevelure bouclée couleur de la nuit, puis passant une main gantée de cuir dans son col pour dégager une lourde mèche. Elle m’adressait un demi-sourire narquois. Une ceinture ceignait sa taille fine, une épée battait son flanc à chaque pas. Je réalisai que la créature tant redoutée était une femme, une guerrière, une traqueuse. Ces gens-là ne vivaient que pour nous détruire depuis que la nouvelle religion avait pris possession des esprits. Quelles promesses les prêtres de ce nouveau dieu leur avaient-ils faites ? Quels mensonges leur avaient-ils servis ?

Ces créatures étaient presque une erreur de la nature, si rares à voir le jour et encore moins à atteindre l’âge adulte. Pour je ne savais quelles raisons, parfois, elles rejoignaient ces ombres noires pour nous pourchasser.

Elle s’avança vers moi, sûre d’elle, et dégaina son épée sans sourciller.

Sans arme, je ne pouvais avoir raison d’elle. Je me rappelai alors la faux que j’avais laissé tomber peu de temps auparavant. D’un geste vif, je plongeai au sol pour m’en saisir et me relevai, l’immense lame à la main.

S’engagea alors un combat impitoyable que seul le plus rapide des deux remporterait. Elle se déplaçait avec l’agilité d’un félin. À chaque coup que je tentais de lui porter, elle esquivait d’un bond de côté. Son rire cristallin tintait, moqueur. Visiblement, le jeu l’égayait. Mes mouvements étaient plus lents, ralentis par la fatigue et la faim qui me taraudait. Les battements de mon cœur cognaient dans mes tempes tel un tambour. Ma vue se brouillait par instant. La créature tournait autour de moi. Je parvenais à esquiver ses coups, mais le temps m’était compté. Le reste de l’armée n’allait pas tarder à revenir dès qu’ils se rendraient compte que je les avais floués. Sans aucun doute l’un de ces manants couards les avait-il déjà prévenus. Nous ressemblions à deux prédateurs prêts à s’affronter, effectuant une danse aussi lente que mortelle, sur le point de se sauter à la gorge. Nous nous faisions face, nous tournions l’un autour de l’autre sans nous quitter du regard. Ses yeux rivés aux miens n’exprimaient aucune émotion. Le premier qui allait bondir aurait le plus de chance d’abattre son adversaire. À demi accroupi, pas après pas, l’assaut semblait ne jamais devoir être donné. Nous étions en suspens. Soudain, elle s’élança sur moi. C’est avec toute l’énergie du désespoir que je parvins à l’esquiver. J’abaissai ma faux pour la saisir en plein vol. La lame entailla profondément son bras ; elle lâcha son épée. Il me fallait faire vite avant qu’elle ne guérisse. Un second coup latéral vint se ficher à la base de son cou. Elle s’effondra dans un long râle, une main posée sur la plaie béante d’où le sang giclait, il bouillonna dans sa bouche entrouverte. Cette créature m’avait tailladé la poitrine, mais, sourd à la douleur, je me penchai vers elle, ôtai sa capeline et découvrit un visage angélique aux traits fins. Avant qu’elle ne rende son dernier souffle, je déposai un baiser sur ses lèvres déjà exsangues et refermai ses yeux sombres avant de la décapiter d’un mouvement sec.

Je rejoignis son destrier après avoir ramassé sa lame. Il hennit, se cabra, mécontent que je veuille l’enfourcher, mais un coup brusque des talons le convainquit d’avancer. Déjà, j’entendais les aboiements de la meute, le combat n’avait que trop duré. Ma monture improvisée m’emmena sur plusieurs lieues dans un galop effréné. Le soleil était haut dans le ciel hivernal quand celle-ci s’arrêta brusquement et refusa d’aller plus loin. Le cheval paraissait inquiet.

Qu’a encore ce stupide animal ?

Un bruit feutré alerta mes sens, une odeur douce m’arriva en pleine figure, un parfum familier. Un sourire éclaira mon visage. C’étaient les miens. Enfin !

Mais que faisaient-ils loin de toute civilisation, perdus au milieu des gorges encaissées de la rivière ? Je descendis de mon destrier et m’avançai doucement. Je trouvai un petit campement avec un feu auquel cinq individus tentaient de se réchauffer. Je dénombrai deux femmes et trois hommes ainsi que leurs chevaux. À ma vue, celui qui paraissait le plus âgé se leva et vint à ma rencontre.

— Bonjour, l’ami ! me dit-il. Tu sembles épuisé et affamé, veux-tu partager notre repas ?

C’est avec joie et soulagement que j’acquiesçai. Je m’assis près du foyer et saisis le gobelet que l’on me tendit. J’avais cru, ces derniers jours, ne plus jamais ressentir la chaleur d’un feu, la douceur d’un bon vin sur ma langue. J’avais eu si froid et si soif. Je fermai les yeux quelques instants et goûtai à ces bienfaits. Un vin chaud, velouté et parfumé étancha ma soif et me réchauffa. L’une des femmes me proposa un petit lapin rôti sur une broche. Je me jetai dessus et l’avalai goulûment en quelques bouchées. Elle m’offrit une bonne tranche de pain, du fromage ainsi qu’une pomme. J’engloutis le tout sans un mot.

Une fois mon repas terminé, l’inconnue me fit remarquer que j’avais besoin de m’abreuver pour reprendre davantage de forces.

— Il te faut boire. Tu n’es pas obligé de sacrifier ton cheval, mais un peu de son sang te ferait le plus grand bien.

La seconde se tourna vers moi et me bombarda de questions.

— On a entendu dire que des villageois et un membre de l’Ordre étaient à la poursuite de plusieurs des nôtres. Nous avons essayé de vous trouver pendant plusieurs jours, mais où est passée ta compagne ? Est-ce vrai qu’une créature mi-humaine les accompagne ?

C’est le cœur serré que je lui répondis, la voix cassée par l’émotion. J’avais tant de mal à prononcer ces mots.

— Mon épouse a été massacrée par ces chiens hier matin, alors que nous pensions leur avoir échappé.

Le silence se fit quelques instants, puis une main amicale se posa sur mon épaule, m’engageant à continuer mes explications.

— En effet, une étrange créature les accompagnait. J’ai dû l’affronter avant de venir jusqu’à vous sur son cheval.

L’un des hommes, celui qui semblait leur chef, fronça les sourcils et me regarda d’un air pensif, avant de me tendre des vêtements secs en affirmant que j’en avais besoin. Les miens n’étaient plus que des lambeaux couverts de sang. Je m’aspergeai le visage d’eau chaude et procédai à une toilette sommaire avant de me changer. Une fois mes brèves ablutions terminées , il me demanda si je souhaitais venger Hélène.

Pour moi, seule la mort de cette ombre noire arrêterait la battue. Privés de leur meneur, les traqueurs cesseraient de me poursuivre. La destruction de cet être plein de fiel n’effacerait pas la mort de ma tendre épouse, mais j’avais besoin de laisser ma rage se déverser contre cet individu qui avait voulu notre séparation. J’en étais certain, il l’avait fait souffrir avant de lui asséner le coup fatal. Face à nous six, sans doute les chasseurs seraient-ils moins sûrs de leur victoire. Au moment de partir, une des femmes me tendit un long poignard. J’approchai de ma monture, lui flattai l’encolure, lui parlai doucement avant de lui faire une petite incision où je déposai mes lèvres. J’avais perdu beaucoup de mon ichor après la blessure infligée par la créature dont j’avais tranché la tête. Je fermai les yeux et me laissai aller au plaisir de sentir le liquide chaud glisser dans ma gorge. Un imperceptible tressaillement de l’animal me rappela qu’il me fallait le repousser. Il était temps de nous mettre en route et de les retrouver afin d’assouvir ma rancune.

Nous ne comprenions pas pourquoi, depuis quelques siècles, nous étions haïs, pourchassés, torturés. Nous qui avions été érigés presque au rang des dieux, étions devenus des démons que leur religion voulait absolument anéantir. Pendant des millénaires, nous avions pourtant vécu en bonne entente. Cependant, depuis l’avènement de cet ordre, nombre d’entre nous avaient trouvé la mort sous les coups de leurs chasseurs et la folie meurtrière et fanatique de leurs prêtres. Dès l’aube de l’humanité, nous étions là, certes différents, mais bel et bien vivants.

Nous entendions des ragots plus horribles les uns que les autres à notre sujet, les affabulations les plus délirantes… Les hommes à la croix colportaient d’étranges croyances, amenant l’intolérance et semant la haine. L’époque où nous pouvions vivre sereinement avec nos compagnes était bel et bien révolue, peu d’entre ceux qui l’avaient connue étaient encore en vie pour en témoigner.

La vue du campement des traqueurs mit fin à mes interrogations. Ils étaient tous rassemblés là. Deux tombes avaient été creusées, sans doute destinées aux deux hommes que j’avais tués dans la matinée. Une odeur de viande brûlée empestait l’air. Ils avaient probablement incinéré les restes de la créature à laquelle ils n’apporteraient jamais de sépulture décente… L’ombre noire semblait vouloir les motiver à continuer la chasse, leur racontant toutes sortes de monstruosités : que nous étions les suppôts du diable, des monstres violant les vierges, massacrant les enfants…

— Et puis quoi encore ? Bientôt, ils diront qu’une queue nous pousse et je ne sais quoi d’autre, fis-je remarquer à ma voisine.

— Pfff, quelle infamie ! soupira l’homme à mes côtés.

Laissant les montures à l’orée de la clairière, nos armes à la lain main, nous progressions vers le campement. Comme à son habitude, l’ombre noire s’agita, vociféra et envoya les autres se faire tailler en pièces à sa place. Nous les fîmes reculer, tandis qu’elle continuait à débiter des paroles en latin censées nous repousser ou nous anéantir, tout en brandissant sa croix. Les villageois étaient là, stupéfaits, les yeux écarquillés, certains visages déformés par la peur ou la haine. Un paysan tomba à genoux devant moi et me supplia d’épargner son âme, de lui laisser la vie sauve. Je l’ignorai et poursuivis mon avancée vers l’ombre noire. Le véritable fautif, c’était elle, elle qui avait assassiné Hélène, avait ordonné la chasse, m’avait forcé à tuer pour survivre. À sa vue, une colère aveugle m’embrasa. Mon sang pulsait dans mes veines. La soif se réveilla sous l’impulsion de ma rage. Je voulais sa gorge, son sang, sa vie. Je souhaitais l’entendre hurler, me supplier comme Hélène avait dû le faire. Mes compagnons avancèrent à leur tour, mais un mur de pics, de fourches et de faux nous barra la voie. Il était évident que nous n’avions pas d’autre choix que de nous battre une fois de plus. De combien de morts avait besoin cette ombre noire pour se repaître ?

Avec souplesse et rapidité, nous nous étions frayé un chemin vers cette silhouette sombre, en désarmant certains, en tuant d’autres. Quand j’arrivai face à elle, j’étais maculé de sang. Devant notre force et notre détermination, beaucoup s’étaient enfuis. Ma haine était si grande que je n’avais qu’une seule envie, me jeter sur elle et déchirer sa gorge, l’entendre hurler de douleur. Ce fanatique sûr de sa foi était resté là, continuant à haranguer les survivants. J’étais sur le point de laisser parler ma fureur lorsqu’une épée m’arrêta. Une main amicale, mais cependant ferme, se posa sur mon épaule.

— Écoute ton bon sens, impose silence à ta rage et occis-le proprement, sinon tu leur donneras raison.

Plus tard, je lui avais demandé s’il m’en aurait empêché, et c’est froidement qu’il m’avait répondu qu’il ne m’aurait pas interdit de le tuer sauvagement, mais il m’aurait fallu vivre avec ce massacre pesant tel un joug sur mon âme, car il était clair que je ne me serais pas arrêté là. Le sang appelle toujours le sang.

Pourtant, j’avais tellement envie de laisser libre cours à ma sauvagerie. Je fermai les paupières quelques instants, soupirai et opinai du chef en signe d’assentiment. Le souvenir d’Hélène était si présent… Les larmes dévalèrent mes joues, mes mâchoires se contractèrent. J’avançai la main et ôtai le capuchon masquant le visage de l’ombre noire. Je découvris un homme dans la quarantaine, une croix tatouée sur le sommet de son crâne rasé, la peau glabre et des yeux noirs injectés de sang. Son regard ne reflétait que haine et folie. Devant ma douleur, il ricana d’un rire de dément. C’est tranquillement que je le saisis par le cou, le soulevai et lui brisai la nuque. Son corps retomba mollement à mes pieds sur le sol boueux. Je l’abandonnai là. Les loups en feraient peut-être leur pitance, à moins que les villageois n’emmènent son cadavre.

Le cheval m’attendait sagement sous les frondaisons des grands sapins. La neige recommençait à tomber dru ; elle purifierait les lieux de toutes les marques sanglantes du combat. Avant de poursuivre notre chemin, le chef vint jusqu’à moi, tendit une main gantée de pourpre et me dit :

— Au fait nous ne nous sommes pas présentés. Mon nom est Lothaire.

— Gilles, répondis-je.

Mes compagnons me proposèrent de les accompagner. Où serais-je allé de toute façon, j’avais tout perdu. L’unique chose dont j’avais besoin, pour le moment, c’était de pouvoir pleurer la perte d’Hélène. Faire le deuil de mon amour. Tenter de recommencer à vivre, après tant de siècles passés ensemble à partager nos joies comme nos peines. Seul le temps pourrait apaiser ma souffrance, du moins je l’espérais. J’acquiesçai et les suivis vers d’autres contrées.

Sans doute, un jour, quand toute cette folie aurait cessé, parviendrais-je à trouver la paix. Peut-être n’y aurait-il plus de chasse. Peut-être la tolérance des hommes me permettrait-elle de vivre sans me cacher ni fuir perpétuellement. Un jour peut-être… Pour l’heure, nous étions en guerre avec les humains. Nous menions une réelle croisade pour la survie des nôtres.

 

FIN

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Emma
Posté le 10/04/2024
J'ai adoré, je l'ai lu d'une traite, c'est admirablement bien écrit. Cependant, je m'attendais pas à une fin si abrupte, cela me laisse perplexe. De plus, j'ai l'impression qu'on vient de me relater un souvenir, et c'est juste... perturbant. Mais au vu de me métier, je ne serais pas vraiment surprise.
Nathy Lyall
Posté le 10/04/2024
Oui c'est un souvenir. Merci de l'avoir lu.
Emma
Posté le 11/04/2024
Merci à toi, de nous l'avoir partagé.
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