J’avais 9 ans. C’était un âge où je commençais à être curieux de la musique, à en écouter constamment, mais où je continuais de me contenter de l’immense bibliothèque de mes parents pour être sûr de ne pas être déçu. C’était à cet âge que l’on avait offert à ma sœur, mon frère et moi, un lecteur MP3 chacun, rouge et gris, tout en longueur avec un écran analogique qui ne marchait pas une fois sur deux. Il ne pouvait garder en mémoire qu’une vingtaine de titres, il fallait donc que nous fassions des choix judicieux. Ainsi nous avons débuté un classement de nos chansons préférées pour ne jamais être frustré de devoir les écouter.
J’avais passé des heures sur l’ordinateur familial, à regarder la liste des morceaux de mes parents, si gargantuesque qu’il était impossible de se décider. Je me souviens des chiffres donnés par la machine ; plus de seize mille pistes équivalent à deux ou trois mois d’heures d’écoute consécutives. Et dans cette immense bibliothèque d’Alexandrie virtuelle, je devais choisir vingt chansons. J’avais péniblement réussi à en déterminer une dizaine quand ma mère me proposa un titre en le mettant sur les enceintes de la maison. Ma chanson préférée de quand j’étais petit, mais à laquelle j’avais oublié de penser ; la chauve-souris, de Thomas Fersen.
Son introduction musicale me rappelait un envol de chauve-souris, avant de prendre un rythme de bal, énergique et entraînant. Très vite, l’entendre me donnait envie de rire et de danser dans le salon sur ce rythme faussement traditionnel. Puis, arrivait la voix, avec l’histoire qui se constituait en une seule phrase « Une chauve-souris aimait un parapluie ». Un thème très proche du conte, parfois assez cryptique pour un enfant, mais assez simple pour s’y reconnaître. J’appréciais beaucoup les envolées de la mélodie dans la deuxième partie du couplet, que j’essayais de suivre comme je pouvais en chantant avec l’enregistrement. J’avais toujours été perturbé par la voix cassée de Thomas Fersen, à tel point que ce jour-là je demandais à ma mère s’il fumait. Elle m’avait répondu que non, et que c’était seulement sa façon de chanter.
« C’est la chance qui m’sourit ! Et voilà la chauve-souris ! » Lors du cri de joie de Thomas Fersen, je sautillai sur place. Je ne posai plus de questions sur sa voix, il était évident que c’était cette voix rauque et brisée qui donnait le charme de la chanson, frôlant l’effrayant et le glauque du bout de son histoire.
Dans notre famille, Halloween était devenu un peu par hasard une institution. À la base un simple prétexte pour faire la fête, se déguiser et manger des bonbons, nous étions devenus tant impatients à chaque fin d’octobre que ma mère essayait toujours de faire mieux que l’année précédente, avec de nouveaux déguisements, de nouveaux maquillages, de nouvelles idées. Le côté presque étrange et dérangeant de la fête avait de quoi plaire aux enfants, bien plus que le carnaval qui très vite fut oublié par les gens du village. Moi qui aimais tant Halloween, et ce même si j’avais peur des chauves-souris que je pouvais parfois croiser derrière des volets et dont je craignais qu’elles s’emmêlent dans mes cheveux par mégarde, cette musique me rappelait cette ambiance mélangeant le mignon et le morbide. Il évoquait ma fête préférée, celle où l’on avait le droit de faire peur, où l’on avait le droit de demander des choses aux grands et où l’on pouvait lancer des sorts. À la fin de la chanson, je n’avais plus aucune hésitation. Je l’ajoutais dans mon lecteur MP3, en déclarant : « c’est ma chanson préférée ! » Puis j’attendis pendant des semaines, impatiemment, que l’automne arrive.
Cette année-là, pour Halloween, le village voulut organiser après le porte-à-porte des enfants un bal costumé pour toutes les familles. Et je ne sais pas pourquoi, mes parents se portèrent volontaires pour choisir la musique de la soirée. Il faisait encore jour, mais dans la petite salle des fêtes, tout avait été fermé pour que l’on apprécie mieux l’éclairage coloré. Mais si personne ne dut le voir, tout le monde put entendre un enfant crier de joie en reconnaissant l’envol de la chauve-souris du début du morceau de Thomas Fersen. Je tirai ma sœur au milieu de la pièce pour sauter partout comme si je savais danser. Tout le monde était déguisé, la mairie avait investi dans une machine à fumée, il y avait des bonbons et de la bonne musique, ma sœur, mon frère et moi courions dans tous les sens en riant sans nous soucier des autres. Est-ce qu’il y aurait pu avoir un meilleur souvenir d’enfance que celui-là ?
Adulte aujourd’hui, je fête encore Halloween, cherchant toujours à aller plus loin dans les déguisements et les sucreries. Plus de porte-à-porte désormais, mais l’ambiance reste la même. Et même si ce n’est plus cette musique que je mets lors de la fête, je l’écoute en y pensant, avec la même impatience que quand j’étais enfant. Halloween est la seule fête qui n’a jamais perdu de sa saveur malgré l’âge adulte, tout comme cette chanson qui, quelque part, continue d’être un peu ma chanson préférée.