J’ai décidé que je l’aurai ce soir. Certes une personne n’est pas une chose, rien n’est couru d’avance, mais quand je veux quelque chose ou quelqu’un je l’ai toujours au final. Caprice ? Peut-être. Et alors ? Je la veux parce qu’elle est difficile à cerner, distante et mystérieuse, je veux la rendre souple et accessible pour moi, un livre ouvert sous mes yeux curieux. Froide au premier abord, bouillonnante quand elle se livre à nu. Fantasme ? Peut-être. A vérifier.
Reste à déterminer la tactique à suivre ; en général je n’ai pas de mal, les autres me livrent rapidement les secrets de leur talon d’Achille, il n’y a plus alors qu’à faire subir une légère pression à l’endroit sensible pour que ‘bam pa da bam’ le rythme du cœur se mette à accélérer, à jouer la fanfare à en faire péter les peaux trop tendues des percussions. C’est souvent si facile que je n’écoute pas vraiment la musique. Lassante prévisible.
Aujourd’hui je vais devoir faire un effort d’imagination, ou plus simplement me livrer au petit bonheur la chance. Et si j’ai la chance d’être heureux lors du bouquet final j’écouterai sa musique comme un ancien sourd et je caresserai son corps comme un aveugle fou. Elle est belle. A mes yeux.
Je prends un risque. Le risque d’entendre dans ma poitrine les roulements d’un tambour acharné ; déjà je sens qu’avec elle l’enjeu n’est pas le même. J’aime les risques, la peur, rien ne stimule plus qu’un vertige, un déséquilibre, et ce soir je saute. Les pieds dans le plat. Si je me vautre qu’importe ? Au moins j’aurai essayé, fait mes jeux, ‘tapis messieurs!’. Je suis joueur, beau perdant et encore meilleur vainqueur.
Petit hic. Je ne peux pas la faire boire. Tactique basse, mais efficace. Baissez vos défenses, mesdames, laissez tomber les boucliers, l’endroit est sauf l’instant joyeux! L’humeur est à l’amour et les lèvres frémissent, quand je les cherche je les trouve tendues...
Zut. Tant pis, je m’en accommoderai, et je boirai pour deux.
*
- « Toi, ici ? Dans ce lieu de débauche ? »
- « C’est que c’est amusant, quand on est sobre, de vous voir faire. »
- « Développe. »
- « Elle, par exemple, oublie qu’elle s’est faite jolie, pour lui plaire, à lui, elle a le mascara sur les joues et le regard hagard. Ce ne sont plus des signaux qu’elle lui envoie, mais des feux de détresse. »
- « Et lui ? »
- « Lui a oublié qu’il est un homme et qu’elle est une femme. Je ne crois pas qu’il regrette la mine déconfite il ne la voit pas. Ça fait une heure qu’il lui parle foot sans voir qu’elle se tortille. »
- « Moqueuse. »
- « Lucide. »
- « Au moins t’offrons-nous un divertissement de choix. »
- « Mieux que le téléfilm de l’après-midi. Moins censuré, beaucoup plus… terre à terre. »
- « Un brin misanthrope, la belle demoiselle. »
- « C’est faux! »
- « Premier degré par contre. »
- « Accordé. »
- « Accordé ? Ce jour est à marquer d’une croix rouge, Élise a dit oui sans se battre sans nier polémiquer argumenter ! »
- « Ça m’arrive. Ce n’est pas que je sois de mauvaise volonté, c’est que les autres ont souvent tort! »
- « Parfaite. Un vrai personnage. La reine se jouant de ses sujets. »
- « Et toi ? Tu fais l’écho, mais tu ne joues pas. Quel est ton rôle dans cette pièce? »
- « Le bouffon. »
- « Ça me plaît ! »
- « Le fou du roi. »
- « De la reine ! »
- « Chut ! Elle sait déjà que je suis fou d’elle, mais le roi lui ne le sait pas. »
- « Où est-il, d’ailleurs, l’énergumène ? »
- « Rond comme une barrique, il aura roulé sous une table. »
- « Voilà qui arrange vos affaires. Jouez-moi donc une de vos piécettes si elle me ravit je vous en donnerai une, sonnante et trébuchante. »
- « Je préférerais un baiser. Ce n’est pas parce que nous avons reculé dans le temps que j’ai perdu le rêve de prendre, un jour, l’ascenseur social. »
- « C’est donc pour cela que vous vous démenez tant! Vous pensez que je vous ferai grimper… »
- « Sans le dire déjà vous y songez. Moi de même. Vous savez que de là-haut la vue est magnifique. »
- « Mais peut-on y demeurer ? Y accède-t-on par paliers ? »
- « On peut bien stopper l’ascension, mais je préfère de loin aller jusqu’au septième, pour le frisson. »
- « J’ai peur du vide. »
- « Je te banderai les yeux. Et puis, c’est une histoire d’habitude. »
- « Vantard. »
- « Voudriez-vous d’un bouffon aux tons pastel ? Faisant dans la demi-mesure et les propos sensés ? »
- « Certes non, mon ami ! Mais pour un fou vous me semblez un peu trop raisonné ! »
- « Au diable la raison ! J’ai bu et bu elle ne m’a pas quitté encore ! »
- « C’est qu’elle tient à vous. »
- « Je désespère que ce ne soit qu’elle. »
- « Un bouffon ne désespère pas. Il faire rire sa reine. »
- « Pour en obtenir les faveurs. »
- « Dont elle décide de la teneur. »
- « Qui sera ? »
- « Faible je le crains. »
- « Aïe ! Que vous me faites mal ! Voyez-vous cette fenêtre-la ? »
- « C’est que je n’ai pas les yeux bandés encore… »
- « Eh bien je vais de ce pas m’y défenestrer puisque je ne suis qu’un fou privé de son unique folie, un bouffon sans humour, un comédien sans scénario valable ! »
- « Ah Ah ! C’est mieux !»
- « Je meurs et elle rit ! Adieu donc ma reine ! »
- « Thomas! Attention! »
*
Je ne suis pas tombé de haut. J’ai glissé, et je n’ai pas eu le temps d’avoir peur que j’étais à terre.
Je me suis vautré comme un bouffon bourré.
Oui mais.
Tactique du destin, qui s’est senti obligé de m’aider un peu ce soir-là, la reine effrayée s’est ruée vers le corps inerte et gémissant et l’a fait taire. Je suis obstiné je finis toujours pas avoir ce que je veux. Je suis capricieux mais le caprice dure, c’est un peu comme le chocolat, plus on en mange, plus on en veut.