La Cité Maudite : Chapitre II

Par Rânoh

Au-delà de la colline du Doù, au Nord d’un fortin depuis longtemps abandonné par la garde Évéenne, deux silhouettes progressaient à l’intérieur des terres sauvages et inhospitalières. Entre marécages pestilentiels et forêts d’arbres moisis, celles-ci taillaient leur chemin d’un pas expert, exercées aux conditions peu favorables de la région. Le vent soufflait entre les roseaux et les branches des saules pleureurs, la vase tourbillonnait au gré du zéphyr putride qui caressait la surface de l’eau verte. Moustiques et mouches voletaient en nuées compactes d’un endroit à un autre, curieux nuages de malheur pour ceux qui les croisaient d’un peu trop près. Quel soulagement lorsque, au sortir de la Tèrra Maudichia, les deux aventuriers purent apprécier les merveilles d’un climat printanier, respirer l’air pur d’un environnement sain. Si les informations transmises par la guilde des explorateurs s’avéraient exactes, la contrée qui bordait la cité d’Helrate se composait d’une vaste étendue boisée et sauvage. Le pied de l’Homme ne l’avait pas foulée depuis près de quarante ans, l’on voyait la dense végétation grimper aux arbres et chercher le soleil dans les hauteurs. C’était une terre vierge, souillée une fois en trois siècles par Sire Lucas et Sainte Lycorias en personne lors du Cataclysme. Un paradis sylvestre où s’était réfugiée la faune durant ces terribles événements, elle y demeurait encore à ce jour, profitant de l’absence de prédateurs afin de prospérer. De vieux chênes tendaient les branches à une jeune génération d’écureuils en plein jeu, leur quiétude à peine troublée par le passage des pèlerins. Ces derniers se frayaient un chemin dans le rempart de ronces que leur opposait la nature, à peine suffisant pour les ralentir.

Kapris fit halte pour souffler un peu. Lui et sa femme ne s’étaient pas arrêtés de la journée, tirant avantage du temps clément pour s’élancer le plus loin possible en direction de leur destination. Une drôle de sensation lui chatouillait la nuque depuis deux jours, il savait son arrivée imminente et appréhendait de voir la sublime principauté réduite à l’état de ruines, probablement infestées de créatures infernales. Cela étant, la présence de Maeva le rassurait, le poussait à continuer, à faire ce que seul il ne pouvait faire. Elle était son lien avec la réalité, son ange, sa Sainte, même si elle ne le savait pas, ou n’en avait pas tout à fait conscience. L’immortel souffla un bon coup en retirant le vieux tricorne qui ornait sa chevelure d’ébène, le regard levé vers les cieux, il goûta une nouvelle fois aux douces sensations de la liberté, sa fidèle amie. Du revers de la main, il essuya un visage trempé que la caresse de la brise ne pas parvenait à sécher, avant de saisir l’outre qui pendait à son côté.

— Faisons une pause, si tu le veux bien, déclara-t-il à l’intention de sa douce.

La Princalienne inclina la tête en guise d’assentiment, et vint le rejoindre sans se presser, l’œil guettant le vert horizon de fourrés et de feuilles jaunies par les rayons du soleil. Arrivée à proximité de son mari, elle se laissa glisser contre un arbre et inspira le parfum boisé de l’atmosphère qui l’entourait. Kapris offrit son eau à Maeva et inspecta de plus près les notes transmises par la guilde des explorateurs. Il tenta de déchiffrer ces inscriptions expertes, gravées d’une main malhabile sur une plaquette en bois usée issue d’un quelconque réemploi.

— Nous ne devrions plus être très loin, murmura-t-il à sa compagne. Je suppose que nous nous trouvons au niveau de la couronne de forêt qui borde le premier mur d’enceinte. Elle était déjà là lorsque j’ai quitté Helrate, mais en moins dense, un passage nous permettait de sortir par la grande porte à l’époque.

Concentré sur ses dires, l’ancien chevalier de la citadelle ne remarqua pas l’absence de celle qui fut jadis son écuyère, ainsi parlait-il dans le vide.

— Par ici ! fit une voix au loin.

L’immortel releva la tête et prit conscience de sa solitude. En dépit de l’âge et de la maladie qui l’affligeaient, Maeva demeurait toujours aussi envieuse d’aventures et de découvertes, elle n’était pas faite pour la vie de mère de famille, préférant vagabonder à travers les terres sauvages. Fidèle à sa personnalité, elle s’était plongée au fin fond de cet océan de végétation sans la moindre hésitation, l’arme au poing, cette femme ne connaissait pas la peur de la mort, seule comptait l’extase de l’inconnu. Quelques centaines de pas lui suffirent pour heurter une colossale barrière infranchissable, étrange amalgame de pierres et de plantes dressées plus haut que les arbres. Ronces et fougères habillaient ce mur moussu, il s’intégrait à la perfection au sein de cet environnement végétal, illusion splendide, fruit de la force incertaine de la nature. Du bout de l’un de ses canons, la femme borgne tapota ce solide obstacle avant de prendre conscience de sa taille démesurée. Celui-ci s’élevait loin au-dessus de la cime de feuillages, plus haut encore que le vol des passereaux qui passaient d’arbre en arbre. L’immensité de cet être de pierres inertes donnait le vertige, il demeurait insensé d’imaginer une telle chose érigée par la main de l’Homme, par une force et une sagesse ancienne de quatre siècles. L’entrée d’un autre monde se trouvait non loin. Le monde qui vit naître Sire Kapris et ses parents, puis Sire Lucas après lui, son lointain descendant. Le cœur de Maeva s’emballa en pensant aux visions extraordinaires qui l’attendaient de l’autre côté de cette muraille, elle trépignait d’impatience, mais ne laissait rien paraître, car elle savourait la sensation d’excitation qui circulait en elle.

Kapris émergea du dédale de fourrés qui constellait la forêt. Il fut soulagé d’apercevoir sa femme à l’arrêt, ébahit par la splendeur du premier mur d’enceinte, et pressa le pas afin de venir à sa rencontre. En voyant l’état misérable de cet ouvrage formidable, la déception l’accabla d’une soudaine perte de motivation. Voulait-il constater la destruction de son glorieux foyer ? Sire Lucas lui raconta pourtant les circonstances désastreuses de la chute de la principauté, le combat désespéré de l’Ordre de la Citadelle pour la défendre, les morts, les pleurs et la vision de cauchemar. En pénétrant la cité d’Helrate, l’immortel condamnait les souvenirs intacts de sa jeunesse au sein de l’ordre, d’un mode de vie strict dont il était fier, d’une citadelle, merveille des merveilles, surplombant une étendue prospère et pleine de vie. L’idée de faire demi-tour lui traversa l’esprit, il voulut faire part de ses doutes et de ses inquiétudes à Maeva, lorsqu’il croisa l’œil valide de cette dernière. Jamais, auparavant, il ne l’avait vue ainsi, brillant de sa teinte noisette aussi nettement que le feu d’une forge, ouvert d’une envie sans commune mesure, d’une passion brûlante et sacrée. Elle observait l’étonnante structure avec une béatitude mal contenue, il ne pouvait qu’en être touché. Ainsi, voyant sa femme dans un tel état de stimulation, il prit la décision d’aller jusqu’au bout, de voir par lui-même ce monde dont il était issu, de prendre conscience du passage du temps et de la mortalité d’autrui.

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