Madame Religieuse fut condamnée à perpétuité, car un beau soir d’été, elle avait dévoré son mari. La rosée s’évaporait sous les rayons du soleil. Le pétrichor embaumait la vaste prairie. La brise caressait les brindilles et les faisait se pencher en avant. Les feuilles des arbres frémissaient et semblaient lancer de grandes acclamations. Le climat était favorable pour un jugement.
Madame Religieuse s’avança au milieu de la foule. Ses longues pattes arquées étaient maintenues par les mandibules acérées de deux lucanes cerf-volant. Malgré cette précaution, les papillons se tinrent prêts à s’envoler, les sauterelles à bondir et les vers à creuser dans le sol pour s’échapper. Les yeux protubérants de l’accusée rasèrent le public. Du haut de son estrade, Monsieur le Juge Alain Frelon scrutait l’effervescence bourdonnante. Les avocats, représentés par une assemblée de coccinelles, se remémoraient leur défense. Porteraient-elles chance à Madame Religieuse ? Les ailes du juge vrombirent, et le silence se fit ; le frelon prit la parole :
« — Madame Religieuse est accusée d’insecticide volontaire ; selon le témoin oculaire, Monsieur Grillon. En effet, il a été allégué que pendant la soirée du 12 juillet 2021, il y a trois jours, Madame Religieuse aurait tué son mari avant leur lune de miel. Elle l’aurait entièrement dévoré, sous les yeux de Monsieur Grillon qui était, ce soir-là, en train de jouer de la musique sur la place publique. Il les aurait vus depuis une branche, dans leur domicile conjugal. Madame Religieuse se serait jetée sur son mari, l’aurait immobilisé avec ses pattes et l’aurait dévoré vivant. Afin de reconnaître la culpabilité de Madame Religieuse, la Cour des insectes doit établir les informations essentielles du crime hors de tout doute raisonnable. »
« — Cela va sans dire que Madame Religieuse possède déjà, bien avant ce meurtre présumé, un statut de chasseresse, dit le Juge. Plusieurs crimes lui sont en effet allégués. Mais lors de sa dernière mue, elle s’est engagée devant une assemblée de témoins à adopter un nouveau régime alimentaire. Nous ne tiendrons donc pas compte des méfaits passés. Or, il s’agit ici d’un cas de cannibalisme intolérable, d’un serment brisé, à savoir le mariage. De plus, nous connaissions Monsieur Religieux comme un être hors du commun, qui n’hésitait pas à défendre un autre insecte en difficulté. Cette perte ne témoigne pas en la faveur du responsable de ce crime. »
Les ailes frétillèrent, les mandibules s’agitèrent et les antennes ondoyèrent ; les insectes désolés opinèrent à chaque affirmation du juge. Le thorax courbé de Madame Religieuse se redressa, et sa tête triangulaire bascula de droite à gauche dans un mouvement vif. Le public sursauta, et les lucanes resserrèrent leur prise.
« — Qui assure la défense de Madame Religieuse ? »
Les coccinelles qui s’étaient précipitées sur l’affaire allaient s’élancer, quand Madame Religieuse riva ses yeux luisants sur le juge, et s’écria :
« — Moi, Monsieur le Juge ! »
Le frelon surpris bourdonna et fit taire les protestations de l’assemblée.
« — Monsieur le juge, reprit Madame Religieuse, il est vrai que nous sommes des chasseresses, et il arrive que certaines de mes consœurs avalent cruellement leur mari. Parfois, elles en éprouvent une terrible satisfaction, car de cette manière, elles étanchent leur soif de domination sur leur moitié. Là n’est pas mon cas, Monsieur le Juge. Si je l’ai mangé, car je reconnais cet acte, c’est que mon mari me l’a demandé. »
Une exclamation d’épouvante parcourut le tribunal.
Le témoin, Monsieur Grillon, crépita de satisfaction. « Je vous l’avais dit ! » pétilla-t-il. La réputation de Monsieur Grillon était entachée de scandales. Festoyeur caustique, artiste nasillard avec des airs patibulaires, voilà ce qui caractérisait Monsieur Grillon. Il aimait veiller la nuit et importuner tout son quartier. Monsieur Grillon était une espèce de barde très rare, qui en plus de carillonner sur les places publiques à des heures indues, se délectait à épier les ménages. Alors qu’il était en quête de ragots, il aurait surpris cette nuit-là, Madame Religieuse en train de déchiqueter le corps de son mari avec ses mandibules acérées. Malgré la réputation des mantes, Monsieur Grillon ne revint pas de ce tableau cannibale. Quel scandale ! Une moitié qui en dévore une autre ! Monsieur Grillon songeait, en dévoilant ce crime, à tous les honneurs qu’il pourrait récolter.
On ne put imaginer le sentiment de satisfaction qu’il éprouva. Toutes les huées qui visaient Madame Religieuse se transformaient en ovations pour Monsieur Grillon. C’était du moins sa perception.
L’antenne droite de Madame Religieuse se balança calmement en attendant le silence. Ses yeux globuleux, à la fixité cinglante, toisèrent le public. Quand elle put enfin entendre le sifflement de la brise, la mante s’exclama :
« — Oui, c’est exact ! Je le répète, je n’ai fait que répondre à sa requête. Vous connaissez tous mon mari, il a parcouru la prairie de long en large. Vous savez que c’était un être profondément pacifique. Pourtant, plus d’une fois, on a voulu le ligoter, l’emprisonner dans une toile, le pousser du haut d’un arbre, ou encore, le transpercer avec des dards ! Alors qu’il ne répandait que la paix et la justice, et délivrait les prisonniers englués dans du poison ! »
Ses mandibules dansèrent lors de ce discours enfiévré. Sa tête dodelina et fit un tour complet. Madame Religieuse, saisie d’une bravoure nouvelle, dit :
« — Mon mari devait partir. Il vous l’a annoncé, mais vous n’avez pas voulu l’écouter. Cela va même au-delà, vous l’avez raillé ! Et maintenant qu’il est parti, vous vous insurgez ? Contre moi, son épouse ? Mais mon mari n’est pas mort. Il reviendra. »
Un affreux charivari survint ; les pics sarcastiques et les boules de terre fusèrent en direction de Madame Religieuse. Et comment vas-tu le ramener, si tu l’as englouti ? Va-t-on te découper en deux pour le faire sortir ? Le large abdomen de Madame Religieuse fut secoué de spasmes, mais elle ne remua pas une patte. Ses yeux étincelants étaient rivés sur le juge, jusque-là demeuré impassible.
« — Vous reconnaissez votre crime ? s’enquit alors le juge par-dessus la cohue.
— Je reconnais que je l’ai mangé, mais pas de la manière dont vous vous le figurez.
— Mais votre mari est bien mort ?
— Oui, il est mort.
— Et vous vous êtes nourri de lui ?
— Oui.
— Donc vous l’avez tué ?
— Non. »
Le juge ronfla d’impatience. Les ricanements de l’assemblée montèrent en puissance. Un vent souffla sur le public, et menaça d’emporter les insectes. Les prétarses crochetèrent le sol ; les antennes se tordirent comme des roseaux confrontés à une tempête. Le soleil projeta des rayons ardents, illuminant la mante qui en devint presque dorée. Apparut dans le ciel une brindille ; puis l’on discerna des ailes en éventail, de longues pattes dentées semblables à des épées. Les yeux de l’assemblée se fixèrent sur l’apparition. C’était Monsieur Religieux.
« — Eh quoi ! s'exclama Monsieur Religieux. Qu’est-ce donc que cette agitation ? Nous entendons vos vociférations de là-haut ! »
Et il se tourna vers son épouse que les deux lucanes relâchèrent, avant de se retirer, tête baissée.
« — J’ai vu que mon épouse a été mise dans une position peu confortable. Que se passe-t-il ? Pourquoi lui intenter un procès ? Qui donc l’accuse ?
— Elle est accusée de vous avoir dévoré vivant, répliqua le juge. »
Monsieur Religieux soupira.
« — Insectes sans discernement ! Il est vrai que mon épouse, me dévore des yeux, boit mes paroles, savoure qui je suis, et j’ose l’avouer, ronge mes nuits ! Mais de là à réellement me manger… Voyons, ayez un peu d’esprit ! »
— Oh, c’est trop ! s’insurgea Monsieur Grillon, qui jubilait jusque-là de sa victoire. »
Monsieur Religieux saisit la patte de sa femme et déploya ses ailes.
« — Maintenant, c’est fini. Je l’emporte avec moi. Personne ne l’atteindra. Plus jamais. Celui qui s’y avise, tâtera de ma patte ravisseuse ! Et il sera dévoré par les vers. »
Un frémissement de dégoût et de crainte saisit les insectes, qui n’osèrent bouger une mandibule. Monsieur Religieux s’envola aux côtés de sa femme. Ils disparurent dans l’azur du ciel, tandis que tous les regardaient s’éloigner.
« — La séance est levée ! L’accusée est déclarée innocente, conclut le juge presque déçu, car son appétit était croissant. »
Soudain, le frelon se tourna vers Monsieur Grillon, qui recula peu à peu.
« — Il se pourrait que je n’aie pas bien vu… Dans la nuit… Vous savez, les ombres des branches… »
Trêve de jacasseries, le soleil est à son point de culmination, il est midi !
À table !