Grimcove n’était pas le premier hameau de campagne que je visitais. Au contraire, j’en avais vu des vertes comme des pas mûres au cours de mon excursion dans la haute Angleterre. Fosse commune face à l’église, abattoir gigantesque aux abords des habitations, cultures complètement malades et pourries, je pensais avoir assisté à toutes les folies du rural. Mais une gigantesque et luxuriante taverne au cœur d’un hameau de quinze pauvres demeures, ça, je ne m’y attendais pas.
Le bâtiment, rond comme ces colisées antiques, s’étendait sur cinquante mètres de diamètre, brillait de mille lanternes accrochées à ses murs et à ses fenêtres.
Au dehors, c’était le froid crépuscule, l’ombre des ruelles de campagne, le désert humain absolu. Pourtant, rires et chansons retentissaient au sein du mystérieux bâtiment. Lorsque j’entrais, et je ne vous cache pas ma confusion, une profusion de flammes de bougies, d’entrechoquements de choppes et d’éclats de rires m’assourdirent. Des dizaines de personnes étaient assises autour de tables rondes d’un bois majestueux, et un tavernier proposait, derrière son comptoir, mille liqueurs. Seule une table restait libre, juste devant la large scène en demi-lune qui bordait le mur du fond. Même vide, elle attirait déjà toute l’attention. Soudain, alors qu’un orchestre de six personnes rejoignit l’estrade, le silence absolu. Même les flammes ne vacillaient plus.
Une femme resplendissante, chevelure rousse et robe à volants rouge, s’imprima face au mur de bois. Sa splendeur était inhumaine, irréelle. Lorsque l’orchestre entama ses fameux airs dansants typiques des tavernes, de sa flûte, son tambourin, sa vielle à roue, la femme se révéla être une danseuse hors-pair. Toujours figé devant l’entrée comme le voyageur égaré que j’étais, ce spectacle merveilleux m’invitait à prendre place. Même si le tavernier me refusa sèchement l’accès à la seule table libre, je pris finalement place sans mal à la table d’un groupe de spectateurs enjoués. L’un d’eux m’interpella alors que le tavernier revenait déjà à la charge en m’offrant une choppe de liqueur.
—Alors mon vieux, tu sautes les étapes ?
Les trois autres hommes, sauf un, ricanèrent en chœur. A mon incompréhension évidente, le grand bavard à la longue barbe me répondit :
— Ah, t’es étranger. La table, là bas, c’est celle de la danseuse. Tant qu’elle t’y invite pas pour pouvoir t’y asseoir. Si elle t’aime bien, elle te laisse même goûter son cocktail maison. Parait qu’il t’emmènerait au septième ciel ! En tout cas, ceux qui l’ont bu n’en sont pas rev’nus.
Automatiquement, ma curiosité était piquée. J’adressais un nouveau regard à la femme qui faisait tournoyer sa longue robe autour de ses deux hautes jambes sous collants rouges, légères comme deux plumes. Puis, sans que je ne puisse le prévoir, elle m’adressa un clin d’œil bleu comme le diamant, du haut de son estrade. Des sifflements amusés résonnèrent dans l’assemblée. Cela devait faire partie de son jeu. Après tout, mes vilaines cicatrices faciales n’étaient pas du genre à plaire aux femmes, ou même à qui que ce soit.
—Pourquoi une telle taverne au milieu de nulle part ? j’interrogeais, curieux.
—C’est la croisée des chemins, mon gars, grogna un homme trapu aux cheveux grisonnants. Faut bien se soulager.
L’orchestre enchaîna sur un nouvel air. Le rythme était frénétique, invitant à danser en buvant des coups dans la plus grande débauche. D’ailleurs, les spectateurs s’exécutèrent. La femme sur scène, par ailleurs la seule femme de toute la pièce, semblait ravie de voir l’ambiance s’intensifier. La bière et la liqueur coulaient à flots et j’espérais pouvoir dialoguer avec l’homme trapu avant qu’il ne devienne lui aussi inapte à la discussion.
— C’est quoi ces histoires de cocktail de la danseuse ?
L’homme, grincheux, semblait déjà épuisé de mes questions.
— Un fichu verre que tout le monde veut boire. Moi, je vous dis de vous en méfier. Ceux qui le boivent ont l’air bien heureux au début, mais n’espérez pas les voir revenir le lendemain, ni le surlendemain, ni jamais.
— Vous l’avez bu, vous ?
— Je suis ici devant vous, crétin. Bien sûr que non. De toute manière je suis trop laid et trop intelligent.
Un nouvel air retentit. Soudain, tout le monde semblait ivre, les lanternes se balançaient dans tous les sens, le bois craquait. C’était un spectacle chaotique, mais la danseuse y imposait son ordre absolu. Elle faisait tournoyer avec légèreté des rubans autour de sa taille serrée d’un corset, les fleurs blanches sur son infinie chevelure tressée resplendissaient à la lueur des bougies.
— C’est bientôt fini, m’adressa calmement le grincheux. Évitez de vous attirer son attention.
Je pris soin de terminer ma choppe de liqueur, que je n’avais même pas payée. Là était peut-être mon erreur. La musique prit fin avec un court solo de flûte entêtant. La danseuse nous adressa la révérence la plus gracieuse à laquelle j’avais pu assister. Puis, les deux hauts rideaux rouges et or coulissèrent sur le devant de la scène. C’était fini. Pourtant, personne n’osait partir, et au contraire certains spectateurs composèrent une file en bas de l’estrade comme pour accueillir les artistes, et en particulier la danseuse. Lorsque finalement elle descendit le petit escalier menant à la scène, elle leur adressa un sourire envoûtant, sa robe donnant l’impression qu’elle planait au dessus du sol. C’était vers moi qu’elle avançait. A ce constat, l’homme grincheux, sobre comme un enfant, laissa échapper un soupire.
— Amuse-toi bien, bonhomme.
La femme se posta devant moi de toute sa hauteur, m’envahissant d’un délicieux parfum de fruits des bois.
— Je vous invite, articula son sourire inhumain.
Je m’exécutais, un peu déséquilibré par la liqueur lorsque je quittai ma chaise. Une fois assis à sa table, elle me servit un verre du contenu d’une carafe en argent orné. Rouge comme une tomate, à l’odeur hypnotisante d’épices et de fraise acidulée, il m’était difficile de me retenir d’y goûter, d’autant plus que les formes tournaient légèrement autour de moi. Le peu de lucidité qu’il me restait donnait son crédit à l’homme grincheux, à deux tablées de nous.
— Je vous l’offre, et il et de ma fabrication, articula harmonieusement la danseuse, ses yeux cristallins braqués sur les miens. Sa beauté me dépassait complètement.
— Je vous remercie, mais… je dois encore marcher, ce soir.
— Vous marcherez plus léger, vous verrez. Ou alors, nous pourrions faire plus ample connaissance.
Dès lors, une inquiétude me gagna. Un verre de plus et je serais tombé dans le panneau. Son tendre sourire me semblait de moins en moins humain, mais je n’arrivais à trouver aucun moyen de lui fausser compagnie. Une foule de spectateurs encombrait la salle jusqu’à la sortie, et je ne connaissais aucune autre issue.
—Servez-le à quelqu’un qui le désire plus que moi, je hasardai.
— Mais, c’est vous qui me plaisez.
Soudain, son attention fut détournée comme par miracle par l’un des membres de la troupe de musiciens. D’un éclair de génie, j’intervertis nos deux verres d’un geste précipité. Bien que de la même couleur, le sien provenait du comptoir et non de la carafe d’argent. Par chance, l’assemblée était trop ivre pour remarquer ce petit tour de passe-passe. Lorsqu’enfin la danseuse se retourna dans ma direction, visiblement agacée, mon cœur battait la chamade et ma lucidité ne tenait qu’à mon adrénaline. Malgré un regard pour nos deux verres, elle ne remarqua rien. J’ingurgitai alors le mien, espérant n’avoir commis aucune erreur. Le liquide de son verre n’était finalement même pas alcoolisé.
— Alors ?
Sa voix me terrifiait désormais. Le brouhaha des autres spectateurs bourdonnait dans mon crâne. Répondre sans flancher me demandait tout ce qui me restait de concentration.
— Un délicieux mélange d’épices. Félicitations.
— Suivez-moi donc, m’adressa-t-elle avec un sourire ensorcelant.
Il n’y avait aucune issue. Je la suivis à contre cœur dans une pièce dérobée juste à droite de la scène. Une salve de sifflements s’échappa des spectateurs encore ivres, mais aucun ne devait comprendre ce qui se passait vraiment. Moi-même, au-delà de mon inquiétude, n’avais aucune idée de ce qui se tramait réellement. La pièce était un boudoir confortable, meublée de seulement deux sofas rouges capitonnés et quelques lanternes suspendues aux poutres du plafond. Deux autres portes se présentaient à nous, sur des murs différents. Après un temps, la femme s’engouffra derrière l’une d’elle d’un pas dansant et aguicheur. Son regard de miel m’y invitait évidemment. Le maudit cocktail m’aurait certainement rendu plus prompt à la rejoindre, mais à la place, je glissais mon regard sous la porte en toute discrétion.
Des senteurs envoûtantes mêlées à une odeur cadavérique s’échappaient de la pièce en question, je manquais de m’étouffer. En plus de ceux, nus, de la danseuse, une horde d’autres pieds, certains vêtus, d’autres très abîmés, entreprenaient une danse incessante dont je ressentais les vibrations jusque derrière la porte. Les autres victimes du cocktail, sans aucun doute. Des masses sombres me faisaient même penser à des cadavres. Et car une danse est toujours accompagnée de sa musique, la chorégraphie chaotique dont je percevais les ombres sous la porte était accompagnée d’un brouhaha de rires, de pleurs, de chants faux et incohérents. Finalement, loin derrière l’assemblée, j’aperçus une unique paire de sabots fendus. Je n’en croyais pas mes yeux. Mais alors que toute mon attention était monopolisée par ce spectacle terrorisant, les pieds nus de la danseuse s’approchèrent à nouveau de la porte, d’une démarche rapide. Il ne me restait plus qu’une seule échappatoire. Espérant que la troisième porte donne sur l’extérieur, je l’enfonçai d’un coup d’épaule, priant pour échapper enfin à cet enfer.
j'aime beaucoup ta nouvelle : je n'y vois pas de longueurs, la situation est amenée progressivement vers plus d'intensité et sait capter l'attention du lecteur. Je trouve ça vraiment très réussi. La fin plutôt ouverte est excellente.
Néanmoins je voudrais partager quelques petites remarques (pas grand chose) avec toi quant à ton texte :
semblait ravie de voir l’ambiance s’intensifier
==> Une ambiance peut-elle s'intensifier ? Elle chauffe, elle est lugubre, fiévreuse, mélancolique, religieuse, ....
La femme se posta devant moi de toute sa hauteur
==> Tomber ou se dresser de toute sa hauteur.
il et de ma fabrication
==> Il est
L’homme, grincheux, semblait déjà épuisé de mes questions
==> "par mes questions".
D’un éclair de génie,
==> A mon avis, l'expression n'est pas correcte. Proposition :
Une idée de génie s'imposa à mon esprit : intervertir les verres.
Évitez de vous attirer son attention.
==> "Evitez d'attirer son attention" plutôt je pense.
et au contraire certains spectateurs composèrent une file
==> "au contraire", le "et" ne me semble pas indispensable
je glissais mon regard sous la porte en toute discrétion
==> Comment est-ce possible ? Y a-t-il un jour sous la porte ? Assez haut ?
certains vêtus, d’autres très abîmés,
==> Certains chaussés
Et car une danse est toujours accompagnée de sa musique, la chorégraphie chaotique dont je percevais les ombres sous la porte
==> Pas très clair. Les ombres de la chorégraphie ?
j’aperçus une unique paire de sabots fendus
==> ça marche aussi sans cet adjectif je trouve
priant pour échapper enfin à cet enfer
==> Pour m'échapper de cet enfer ? C'est sa première tentative.
Son regard de miel m’y invitait évidemment
==> pas forcément nécessaire, on le sait déjà.
En plus de ceux, nus, de la danseuse,
==> Ça fait pas mal d'incises : "Une horde de pieds nus, autres que ceux de la danseuse".
Des masses sombres me faisaient même penser à des cadavres
==> Le regard passant sous la porte, comment fait-il pour les voir ? C'est pas très clair pour moi :/
Pour terminer bravo !
Je suis heureux que cette nouvelle t'ait plu, et si je m'essaie à nouveau à cet exercice, j'essayerai de faire notablement mieux.
Hello Azurys ! Ton texte m’a rendue très curieuse. C’était bien amené, envoutant, on ressent bien les doutes du protagoniste… mais je veux en savoir plus !
Bravo pour cette participation !
De très belles descriptions ici, aussi bien de l'environnement que de l'intérieur du bar et de cette envoûtante danseuse... Tu maîtrises très bien ta narration, j'aime beaucoup le mélange de magie "positive" (ce bar au milieu de nulle part qui paraît tout de même bien accueillant) et la menace grandissante de la danseuse et de ses intentions... Et l'autre client qui explique la situation et met le narrateur en garde, tu as vraiment réussi à lui donner assez de personnalité pour qu'il paraisse "réel" et pas seulement un outil d'exposition pour les lecteurices !
La fin est peut-être un peu rapide, mais, je sais pas, j'aime bien aussi le fait qu'elle soit ouverte et que ce soit laissé à l'interprétation de savoir si le narrateur s'en sort ou pas ^^
La remarque de la fin abrupte m'a déjà été faite plusieurs fois. Je ne me suis pas rendu compte de cette précipitation durant l'écriture et je garderai ça en tête pour mes prochains speed writings.
Bonne lecture et écriture à toi !
J'ai bien aimé l'ambiance qui émane de cet endroit et son ambiance trouble et déconcertante. Le détail du client grincheux marche très bien pour poser une touche de stabilité au milieu des incertitudes.
Le dernier paragraphe est certes un peu abrupte mais j'y vois deux intérêts :
Déjà ça augmente le sentiment d'urgence et de danger de cette scène, alors que le reste du texte prenait plus son temps. Dans une phase de réécriture il y aurait peut être besoin de rééquilibré un peu, mais j'aime assez cette impression d'accélération.
La fin abrupte me plait beaucoup en fait. Visuellement on imagine le personnage défonçant l'autre porte avec un fondu au noir soudain. Le genre de fin ouverte qui fait sursauter tellement elle nous prend de court.
Chouette lecture, merci.
J'ai trouvé la fin un peu abrupte. Mais à part ça, j'ai beaucoup aimé le fait qu'il ne soit pas totalement envouté et réussisse à intervertir les verres. Pour une fois qu'une "victime" écoute les conseils qu'on lui adresse, ça fait plaisir ! :)
Une histoire qui se lit facilement et rapidement :)
La limite de temps que je me suis moi même imposée m'a effectivement contraint à faire vite pour la fin. La limite de caractères imposée aussi, d'ailleurs, mais ce texte n'a aucune prétention à se glisser dans un univers profond et travaillé.
Heureux que cette lecture t'ait plu !
Plutôt qu'une taverne en Angleterre, ton texte m'a fait penser au niveau de la description des lieux et de la scène au cabaret du Chat noir avec les danseuses peintes par Toulouse Lautrec, ou encore à Esmeralda. Evidemment, la fin est toute autre ! Merci pour cette lecture.
Je découvre les oeuvres dont tu parles avec ton commentaire, et je dois avouer que la comparaison est tout à fait juste. Ton regard artistique est très inspirant.
En effet, j'imaginais moi même l'univers de cette taverne dans les tons que tu évoques : colorés, denses et intriguant. Le contexte de l'Angleterre n'a que peu d'importance, cela sert simplement à marquer un contraste entre l'extérieur froid et sinistre, et l'intérieur chaud et festif.
Heureux que ce texte t'ait plu !
Cette série Supernatural m'est complètement inconnue et la ressemblance est donc un hasard totale, bien qu'explicable par les motifs que j'ai moi même travaillé dans ces lignes.
Mon texte est basé sur plusieurs motifs liés au Diable du haut Moyen-Age (les carrefours, la "femme coupable de sorcellerie", la vulnérabilité des Hommes, etc..." , ce qui est probablement le cas aussi dans cette série. En réalité, rien de bien original dans mon histoire, juste la cristallisation de mes centres d'intérêt.
La limite de mots autorisés m'a un peu pressé dans mon écriture donc je ne suis moi même pas très fier du coup des verres inversés, mais ça me va comme ça !
Merci encore pour ce retour, je ne prévois pas de suite mais on ne sait jamais.
Bonne lecture et écriture !
Texte bien intriguant et efficace où on plonge directement dans l'action, je trouve que tu as bien dressé un mystère inquiétant en quelques paragraphe. Le narrateur est peut être un peu déçu d'aspérité mais c'est sûrement voulu pour qu'on puisse lui coller nos propres représentations ! A voir lors de la suite :)
Effectivement j'ai volontairement rendu le narrateur le plus aseptisé possible car je ne voulais pas mettre le projecteur sur lui, mais plutôt sur ce qui l'entoure.
Aucune suite n'est prévue pour l'instant, mais qui sait ce que l'avenir réserve...