Je devais avoir 3 ans, et c’est un souvenir que j’aurais complètement perdu si mes parents ne l’avaient pas filmé. À l’époque, ma famille vivait dans une dépendance de la maison de mon grand-père, en Sarthe. Ayant déménagé pour les Cévennes natales de mon père quand j’avais quatre ans, toute cette partie de ma vie m’est personnellement obscure. Elle l’est un peu moins pour ma grande sœur qui avait quatre ans et demi et surtout pour mon grand frère, qui avait six ans. Mais je ne suis pas convaincu qu’eux aussi se souviennent de cet évènement.
Ma mère adorait nous filmer quand nous étions enfants. Beaucoup d’instants de nos débuts de vie sont enregistrés sur des cassettes. Il y a de tout : de nos premiers pas, à nos jeux d’enfants, en passant par les spectacles de fin d’année d’école ou des concerts de chorale. Nous nous suivions, si bien que nous avions l’habitude d’être toujours collés les uns aux autres. Nous étions de sortes de petits Daltons. Nos jeux, nos bains, nos activités extrascolaires et parfois même nos récréations à l’école se vivaient ensemble. Même s’il nous arrivait de nous disputer, nous étions tellement soudés les uns aux autres que ce n’était pas possible que cela ne dure. Il fallait que l’on se supporte, pour le meilleur et pour le pire.
Nous n’étions pas encore dans la grande maison familiale, seulement dans une petite dépendance où nous dormions tous les trois dans la même chambre, mais mes parents avaient quand même de quoi diffuser de la musique dans le salon. Et je ne sais pas d’où ma mère tient ce groupe, ni pourquoi il était autant joué durant mon enfance, mais une chose est sûre, c’est que j’ai été bercé aux sons des chansons et musiques traditionnelles québécoises. Beaucoup étaient grivoises, mais nous n’étions pas en âge de les comprendre. Tout ce que nous entendions était le rythme dansant et entraînant des instruments, portés par des accords au piano. En quelques notes, on pouvait avoir l’impression d’avoir voyagé jusqu’à un bar du Québec où quelqu’un marque les pas de danse avec ses sabots. Mais à l’époque, comme la maison était le seul endroit où nous pouvions écouter ces chansons, elle nous rappelait que l’on était chez nous.
Il n’y a pas une musique traditionnelle québécoise que je n’aime pas. Je n’en connais qu’assez peu, mais le répertoire de « Mes souliers sont rouges » ou « La bottine souriante » est fabuleux. Se dégage de la danse une sorte d’innocence, comme si la volonté était d’oublier le monde autour pour simplement s’amuser. C’était évidemment une ambiance qui nous parlait davantage en étant enfant. Mais la musique dont je traite ici est pour moi au-delà des autres. Elle a marqué un instant très puissant de ma vie de petit enfant.
La nuit était tombée, mais le salon était illuminé de jaune par toutes sortes de vieilles lampes. Nous étions tous les trois à tourner en ronde en criant de joie sur une de nos musiques préférées. Nous ne connaissions pas le titre, et je ne pense pas qu’il nous aurait dit grand-chose si l’on nous l’avait dit : cette Musique Capsule, presque effacée de ma mémoire, est « La cuite de l’an 9 » du Diabl’ dans la fourche.
L’introduction au violon, déjà, nous mettait dans l’ambiance. Mais la danse et l’euphorie commençaient véritablement quand le piano entre. Le tempo était allant, bien marqué par les accords plaqués, et nous étions si heureux que nous courrions en ronde en hurlant. Ma mère nous encourageait avec amusement pendant que mon père filmait la scène. J’étais encore un peu hésitant sur mes pieds, donc je manquai régulièrement de tomber quand mon frère et ma sœur me tiraient, m’entraînant dans une ronde de plus en plus rapide. Voyant que j’avais un peu de mal à suivre, ma mère s’ajouta à notre cercle pour nous aider et participer à cette danse joyeuse avec nous. Il avait beau faire sombre, la dépendance avait beau être petite, rien ne pouvait plus illuminer le caméscope de mon père que cet instant de musique intense et euphorique partagé en famille.
Comme je l’ai précisé, ce serait mentir que d’affirmer que je me souviens de ce moment pourtant fort. Néanmoins, quand j’entends La cuite de l’an 9, je sais parfaitement ce que je ressens. Je n’ai pas clairement l’évènement en mémoire, mais le sentiment, lui, est resté figé avec les années. Pour toujours, ce cercle circassien sera imprégné d’une aura d’enfance et de plaisir simple, de danser avec son grand frère, sa grande sœur et sa maman, protégé de l’obscurité de la nuit par de vieilles lampes. Et le plus beau des rêves serait de reproduire cette scène, à mon tour, avec cette même musique, mais cette fois-ci en n’étant plus l’enfant ballotté dans tous les sens, mais le parent qui le guide en souriant.