Les années passèrent, le jeune adulte était devenu un vieil homme à la retraite. Mais malgré son âge, il débordait toujours d’énergie. Son entourage avait du mal à le croire aussi bouillant alors que, longtemps, pendant ses jeunes années, il avait été du genre à traîner constamment.
« J’ai de la chance, une fée veille sur moi ! » répondait-il à ses plus anciens amis sur le ton de la rigolade.
Sans dire qu’il était capable de s’endormir n’importe où, il est certain que le sommeil n’était plus un problème. Il avait même un sommeil très lourd qui lui permettait de rêver des heures durant. Sa femme râlait parfois parce que, dans ces moments-là, il se mettait à ronfler bruyamment et qu’elle n’arrivait pas à le faire taire. Chaque matin, il s’excusait en l’embrassant et en la câlinant. Elle lui pardonnait et le cycle recommençait.
Un jour qu’il montait une étagère tard le soir pour l’un de ses petits-enfants, il s’assomma en voulant se relever trop vite. Il jura avant de perdre connaissance. Lorsqu’il se réveilla, une femme, encore jeune, était penchée au dessus de lui. Elle ne faisait ni partie de sa famille, ni de son entourage proche. Il s’imaginait déjà rêver lorsqu’elle se mit à parler.
« Jordi, ça va ?
– Qui êtes-vous ?
– Je ... », commença-t-elle, un peu blessée. « Je suis quelqu’un qui doit t’aider à trouver le sommeil », continua-t-elle d’une voix monotone.
Le vieil homme fit un geste vers cette apparition. Dans son esprit, quelque chose commençait à se débloquer. Est-ce qu’il rêvait ?
« Oui, tu rêves. Ou plutôt tu es dans un état de demi-sommeil, expliqua la femme de sa douce voix.
– Un état de demi-sommeil .. pourquoi cela me semble si familier ?
– Nous sommes déjà passés par là.
– Oui … », murmura-t-il. Il réfléchissait, regardait les alentours, eut un sursaut en voyant son corps affaissé. « Je me vois. Pourquoi je … ça y est, le moment est arrivé ?
– Non, Jordi, tu n’es pas mort, répondit la femme en riant doucement. Je pensais ne jamais te revoir.
– Oh, non. Dans mes rêves les plus profonds je trompe ma petite Nancy ?
– Qui est Nancy ? s’enquit son interlocutrice, curieuse.
– Ma femme. Nous sommes mariés depuis plus de quarante ans, répondit-il mécaniquement.
– Félicitations ! se réjouit-elle en applaudissant. Tu en as fait du chemin.
– Mais vous ? Qui êtes vous .. j’ai l’impression de vous connaître mais …
– Tu ne t’es pas cogné assez fort visiblement. Tu veux que je t’aide ? proposa-t-elle en montrant son poing serré. Ça ne serait pas la première fois.
– Pa..pardon ?
– T’assommer. J’ai eu l’habitude il y a longtemps.
– Je ne me souviens pas avoir eu une amie qui … Une amie qui m’assommait. À moins que … si ... Ça me revient ! » Il releva la tête vers cette femme encore jeune et rayonnante de beauté, croisant son regard brillant. « Judith ? »
Ce fut elle qui, à son tour, ouvrit de grands yeux. Elle se rappelait très bien n’avoir pas eu le temps de lui dire quel était son prénom. Tout était allé si vite alors.
« Comment sais-tu que .. ?
– On me l’a dit. Une vieille femme pas sympathique.
– La déesse sûrement.
– Pourquoi as-tu disparu ?
– On a changé mon affectation. Je n’ai pas eu mon mot à dire alors, dit-elle avec regret. Je n’ai pas eu le temps de te dire au revoir ».
Il la rassura en souriant comme il l’avait déjà fait de nombreuses fois pour rebooster son moral à elle. Il lui fit part de la facilité avec laquelle il avait trouvé le sommeil depuis que leurs chemins s’étaient croisés.
« Tu n’as pas changé.
– Toi non plus.
– Si, j’ai affreusement vieilli. Alors que toi, tu .. Tu es devenue très belle.
– Merci, répondit-elle en rougissant légèrement. Tu t’es assagi.
– Qu’es-tu devenue ?
– J’ai pris confiance en moi, en suivant tes conseils. J’ai gravi les échelons.
– J’en conclu que tu n’es plus apprentie. Quels étaient les grades déjà .. ? »
Elle lui avait parlé de tout cela et elle lui répéta tout, comme aux premiers jours, installée sur l’accoudoir du canapé près duquel gisait le corps du vieil homme.
« Devine où j’en suis maintenant, dit-elle en souriant. Elle avait gagné en grâce, en répartie et beaucoup en confiance en elle. Elle était même capable de faire de l’humour maintenant.
– Confirmée ?
– Non ! souffla-t-elle en secouant la tête. Mais tu y es presque.
– Tu as réussi ?
– Tout juste, admit-elle.
– Alors ..
– Tu as devant toi la Déesse du sommeil en personne », avoua-t-elle en se levant.
Ce fut lui qui applaudit cette fois, ravi de la savoir à la position qu’elle briguait toute jeune déjà.
« Toutes mes félicitations Judith. Alors, tu n’as plus à faire de ‘terrain’.
– Non, c’est fini tout ça. C’est moi qui instruit et oriente les petites.
– Pourquoi es-tu là alors ? demanda-t-il du ton le plus neutre possible, réellement curieux, mais ne voulant pas qu’elle pense qu’elle n’était pas à sa place, ici, avec lui.
– Je voulais te revoir une dernière fois. C’est toi qui m’a permis de réussir l’examen, c’est avec toi que j’ai acquit l’expérience de terrain dont j’avais besoin. Et puis … tu as été mon premier ami aussi.
– Judith ..
– Non, ne dis plus rien. Je n’ai jamais réussi auparavant, alors cette fois, laisse-moi te guider vers le sommeil profond. C’est quelque chose que je m’étais promis de faire. Que tu t’assommes était une véritable chance puisque nous avons pu nous revoir, sans vouloir te vexer bien sûr.
– Je suis vieux maintenant, je ne me vexe pas facilement, répond-t-il en tendant sa main vers la déesse. Emmène-moi.
– Tu es docile aujourd’hui.
– Mais promets-moi une chose, ajouta-t-il avant de faire le moindre geste vers elle.
– Pas si docile finalement, rit-elle. Que veux-tu ?
– Que tu me jures que je ne t’oublierai pas cette fois ».
Elle lui prit la main et s’approcha. Elle chuchota un ‘bonne nuit’ et l’embrassa. Il eut l’impression de sentir de l’eau couler sur sa joue. Et puis dès qu’il se trouva dans son paradis, il oublia.