La dernière inspection

Par Nqadiri

"Le problème, voyez-vous, c'est qu'il n'y a plus de sortie de secours", murmure l'inspecteur en tâchant de maintenir son stylo droit sur le formulaire 47B, son badge "Bureau de contrôle de la réalité" scintillant faiblement dans la pénombre du cirque.

 

Le directeur, costume impeccable et sourire en or massif, le dévisage avec une attention dérangeante : "Mais les sorties de secours impliquent l'existence d'un dehors, mon cher inspecteur. Et le dehors... eh bien, nous l'avons digéré depuis longtemps. Tout est cirque désormais."

 

L'inspecteur note machinalement : "Absence de sortie de secours". Il hésite, puis ajoute : "Absence de dehors". L'encre laisse des traces violacées sur le papier, comme du sang bureaucratique qui refuse de sécher.

 

"Continuons la visite", susurre le directeur. Ses chaussures vernies ne font aucun bruit sur le sol moite des coulisses. L'air s'épaissit à chaque pas, comme si l'oxygène se transformait en mélasse. Des rires préenregistrés suintent des murs, pareils à une hémorragie sonore.

 

La première loge s'ouvre sur un spectacle étrange : un économiste libéral repeint ses théories en rose bonbon pendant qu'un trader jongle avec des morceaux d'âmes hypothéquées. Dans un coin, un politicien répète son numéro devant un miroir : "Le changement, c'est maintenant, avant, après, et surtout jamais."

 

"Tous nos artistes sont certifiés", précise le directeur en désignant un mur couvert de diplômes jaunis. "Conformes aux normes du Ministère de l'Absurde." L'inspecteur remarque que les dates sur les certificats remontent jusqu'au Moyen Âge.

 

"Continuons par notre numéro vedette", annonce le directeur en ouvrant les portes de la grande piste. "Les magnifiques libertariens !"

 

Sur un fil d'or tendu au-dessus d'un gouffre de misère, trois hommes en costume Armani exécutent leur ballet aérien. Leurs portefeuilles offshores leur servent de balancier tandis qu'ils jettent négligemment des miettes aux spectateurs du dessous. "Regardez comme ils transforment la précarité en opportunité", murmure le directeur avec fierté. "Un pas en avant, deux dividendes en arrière."

 

Dans les gradins, le public applaudit mécaniquement. Leurs yeux vides reflètent l'éclat des écrans de smartphones où défilent des likes compulsifs. Certains filment sans regarder, d'autres commentent des stories qui n'existent pas encore.

 

L'inspecteur sent son formulaire s'alourdir à chaque case cochée. Les pages semblent se multiplier sous ses doigts, révélant des rapports qu'il ne se souvient pas avoir écrits. Des dates impossibles apparaissent : 1789, 1929, 2009...

 

"Et voici nos stars internationales !", s'exclame le directeur en désignant la piste centrale. "La grande parade des politiques !"

 

Une dizaine de clowns en costume-cravate exécutent leur numéro millimétré. Leurs nez s'allongent à chaque promesse tandis qu'ils jonglent avec des valises de cash et des bulletins de vote. Un tonnerre d'applaudissements préenregistrés salue leurs contorsions morales. Ils se livrent à leur numéro d'équilibrisme moral : sucer le capital tout en léchant le prolétariat, une performance qui leur vaut chaque soir une hémorragie de la conscience. Leurs promesses, plus recyclées que le plastique des océans, flottent dans l'air comme des méduses mortes.

 

"Nos politiques sont dressés depuis leur plus tendre enfance", explique le directeur. "Regardez comme ils excellent dans le grand écart idéologique. Un vrai travail d'orfèvre."

 

Dans la cage dorée à droite, les fabuleux traders de Wall Street dévorent des retraites avec leurs dents en platine. Leurs costumes rayés luisent sous les projecteurs pendant qu'ils transforment la sueur des autres en bonus défiscalisés. Le public des premiers rangs se presse contre les barreaux, fasciné par tant de voracité élégante.

 

"Attention mesdames et messieurs !", tonne le directeur. "Voici nos acrobates médiatiques !"

 

Une troupe de chroniqueurs voltige d'une chaîne d'info à l'autre, transformant en direct les tragédies en divertissement. Leurs pirouettes sémantiques défient les lois de la gravité morale. Certains réussissent même le triple saut de la mauvaise foi sans filet déontologique.

 

Dans les gradins, les spectateurs se filment en train de ne pas regarder le spectacle. Leurs cerveaux, déjà ramollis par vingt ans de téléréalité, pendent comme des méduses mortes au bout de leurs fils Instagram.

 

"Et maintenant, notre numéro le plus audacieux..."

 

"Les Extraordinaires Experts !" annonce le directeur en désignant un groupe d'hommes en blouses blanches qui marchent sur un fil fait de leurs propres contradictions. "Ils peuvent prouver scientifiquement que la Terre est à la fois plate et ronde, selon le sponsor du jour."

 

Dans la fosse aux lions, les industriels dévorent la planète par petites bouchées délicates, essuyant leurs lèvres avec des rapports environnementaux entre chaque service. "Un numéro ancestral", soupire le directeur avec nostalgie. "Ils le répètent depuis la révolution industrielle."

 

Le public applaudit de plus en plus fort, ses mains mécaniques claquant au rythme des catastrophes. Certains spectateurs commencent à fondre dans leurs sièges, leur chair se transformant lentement en données numériques pure.

 

"Mais attendez de voir nos influenceurs !" Le directeur tire un rideau de paillettes, révélant une cage de verre où des créatures mi-humaines mi-filtres se contorsionnent devant des miroirs connectés. "Ils peuvent vendre du vide en le faisant passer pour du plein. Un talent rare."

 

"Et voici la grande illusion écologique !", s'exclame le directeur tandis qu'un groupe d'acrobates en vert pédale sur des vélos statiques alimentant une usine à charbon. "Ils excellent dans l'art du greenwashing. Regardez comme ils transforment la culpabilité en merchandising !"

 

Dans un coin sombre, les économistes jonglent avec des théories qui s'auto-détruisent au contact de la réalité. L'un d'eux réussit même à faire tenir en équilibre le concept de croissance infinie sur une planète finie.

 

Le public, cette masse amorphe qui déborde des gradins, se met soudain à luire d'une étrange lumière bleue. L'inspecteur remarque que leurs chairs semblent pixellisées, leurs visages traversés de notifications.

 

"N'oublions pas nos fakirs numériques !", continue le directeur en montrant une rangée d'algorithmes personnifiés qui avalent des sabres de données et recrachent des publicités ciblées. "Ils peuvent prédire vos désirs avant même que vous ne les ayez."

 

L'inspecteur sent son stylo devenir plus lourd à chaque note. Les pages de son carnet commencent à saigner une encre étrange qui forme des dates impossibles : 1984, 2050, Hier, Demain...

 

"Et maintenant..." Le directeur s'interrompt, fixant l'inspecteur avec un sourire de plus en plus métallique. "Notre galerie des miroirs."

 

La salle est immense, tapissée de surfaces réfléchissantes qui ne renvoient que des mensonges. L'inspecteur y voit des versions de lui-même à différentes époques, toujours en train d'inspecter, toujours en train de valider l'insouciable.

 

Le public s'est transformé en une masse grouillante de data, leurs applaudissements résonnent comme des clics numériques. Certains spectateurs se dématérialisent complètement, aspirés par leurs écrans devenus des trous noirs digitaux.

 

"Regardez bien", murmure le directeur. "C'est là que tout converge."

 

Dans chaque miroir, les numéros se répètent à l'infini. Les libertariens tombent sans fin dans le vide qu'ils ont créé. Les politiques se contorsionnent jusqu'à perdre forme humaine. Les traders dévorent leurs propres queues dans un festin sans fin.

 

L'inspecteur sent son badge vibrer contre sa poitrine. L'encre de son carnet remonte le long de son bras comme un poison

 

"Combien... combien de fois ?" balbutie l'inspecteur tandis que son stylo se met à fondre entre ses doigts.

 

"Oh, vous êtes notre plus ancien numéro", répond le directeur dont le sourire s'élargit jusqu'aux oreilles, littéralement. "Le seul qui croit encore qu'on peut contrôler ce cirque."

 

Le formulaire 47B explose soudain, libérant des milliers de rapports identiques qui tourbillonnent dans l'air comme des oiseaux affolés. Chaque page porte sa signature, chaque inspection valide l'existence du cirque depuis la nuit des temps.

 

Le badge se détache enfin de sa poitrine, révélant un ancien costume de clown usé par des siècles de représentations. Dans sa poche, un très vieux document : sa première inspection, datée du jour où l'humanité a choisi de transformer sa chute en spectacle.

 

Le public n'est plus qu'une masse quantique indéfinissable, à la fois présente et absente, morte et vivante, consommante et consommée. Leurs rires préenregistrés se mêlent aux hurlements des algorithmes.

 

Les lumières du chapiteau commencent à pulser comme un cœur malade. Le directeur, dont le costume s'est transformé en peau de serpent chromée, s'approche de l'inspecteur : "Votre véritable talent, c'est de donner une apparence de normalité à la folie. De transformer l'horreur en procédure administrative."

 

L'inspecteur regarde ses mains devenues des gants blancs maculés d'encre violette. Son stylo s'est métamorphosé en sceptre de bouffon, son formulaire en miroir qui lui renvoie enfin son véritable visage : celui d'un clown tragique, maquillé aux couleurs de la bureaucratie.

 

Les gradins sont maintenant remplis de ses doubles, tous penchés sur des formulaires identiques, tous en train de découvrir leur vraie nature. Le chapiteau pulse au rythme de leurs révélations simultanées.

 

Dans les coulisses, les numéros continuent. Les libertariens dansent sur le fil de leur propre ruine, les politiques se noient dans leurs promesses liquéfiées, les traders dévorent l'avenir avec une faim insatiable.

 

Les miroirs explosent un à un, libérant des fragments de réalité qui tourbillonnent dans l'air comme des confettis tranchants. Chaque éclat reflète une époque différente, un effondrement différent, toujours le même cirque.

 

"Le spectacle doit continuer", murmure l'inspecteur d'une voix qui n'est plus la sienne, mais celle de tous les contrôleurs qui l'ont précédé.

 

"Et il continuera", confirme le directeur dont le visage n'est plus qu'un masque doré sur le vide. "Demain, vous reviendrez avec un nouveau carnet et des illusions fraîches. Vous inspecterez, validerez, douterez puis comprendrez. Encore et encore. C'est votre malédiction... et notre bénédiction."

 

Le public a complètement fusionné avec leurs smartphones, formant une constellation de pixels humains qui scintillent faiblement dans l'obscurité grandissante. Leurs derniers applaudissements résonnent comme le glas d'une civilisation.

 

Les lumières s'éteignent une à une. Dans le noir, l'inspecteur sent son costume de fonctionnaire se dissoudre complètement, remplacé par les oripeaux familiers du clown qu'il a toujours été. Son nez rouge clignote maintenant comme son ancien badge, un phare dérisoire dans la nuit du sens

 

Autour de lui, le cirque se reconfigure déjà pour la prochaine représentation. Les libertariens retournent dans leurs cages dorées, les politiques répètent leurs nouveaux mensonges, les traders aiguisent leurs crocs sur des lingots d'or virtuels. Le public se reconstitue lentement, molécule par molécule digitale, prêt pour un nouveau cycle d'insouciance programmée.

 

Dans les coulisses, de nouveaux numéros se préparent. Des influenceurs s'entraînent à vendre du vide en édition limitée, des experts affûtent leurs contradictions sur la pierre philosophale du marketing, des écologistes repeignent le désastre en vert espérance.

 

Le directeur s'approche une dernière fois, son sourire métallique plus éclatant que jamais : "Vous savez ce qui est vraiment drôle ? Ce n'est même pas le pire cirque possible. C'est juste celui que nous méritons. Celui que nous avons choisi, inspection après inspection, spectacle après spectacle."

 

Dans la loge qui fut son bureau, un nouveau formulaire 47B attend déjà, immaculé. Demain, un autre lui-même viendra l'inspecter, stylo à la main et illusions en bandoulière. Le cycle est parfait, la boucle bouclée.

 

Le grand chapiteau pulse une dernière fois, comme un cœur artificiel alimenté par l'insouciance collective. Les derniers spectateurs se dissolvent dans le néant numérique, leurs consciences uploadées dans le cloud de l'indifférence.

 

Bienvenue au Grand cirque de l'Insouciance, où même la lucidité est un numéro de clown. L'horreur, une simple case à cocher. Et l'apocalypse, un spectacle qui affiche complet tous les soirs.

 

L'inspecteur salue une dernière fois, par habitude. Son nez rouge continue de clignoter dans l'obscurité comme un avertissement que personne ne verra jamais.

Le spectacle est terminé.

Le spectacle va commencer.

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Khazro
Posté le 09/12/2024
Bravo ! J'aime beaucoup le culot et l'audace du texte. J'espère juste que tu trouveras ton public parce que ça pourrait apparaitre un poil déprimant pour un public non avertis.
Je trouve que tu utilise très bien les concepts de novlangue manageriale, économique et numérique et que tu les utilises à bon escient pour demonter metaphoriquement ; mais c'est au risque d'obtenir un texte très noir et complexe. En tout cas, moi j'ai pris beaucoup de plaisir à decouvrir cet univers cauchemardesque.
Nqadiri
Posté le 09/12/2024
Je pense que le novlangue est probablement la langue que je maîtrise le mieux. Elle est malheureusement universellement déprimante. Un langage fait de 0 et de 1 pour des zéros sans unicité ;)

Merci pour le commentaire et bienvenue au cirque ;)
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