La disparition

Par Heiji

La pluie tombait sur le Quartier Latin comme un voile de larmes figées dans le temps. Les ruelles étroites, bordées d’immeubles trop hauts et trop anciens, semblaient se refermer comme les pages d’un grimoire oublié. Chaque pavé, noirci par les siècles, renvoyait un éclat argenté sous la lumière tremblotante des réverbères, des lueurs vacillantes qui paraissaient souffler leur dernier souffle.

Alexandre Rivière, le col de son manteau relevé, avançait à grands pas, indifférent au froid mordant qui s’insinuait jusque dans ses os. Il était tard, bien trop tard pour être dehors, mais le calme apparent de la ville avait toujours eu sur lui un effet apaisant. Ce soir, pourtant, il sentait une tension qu’il ne s’expliquait pas, une sorte de présence diffuse, tapie dans l’ombre.

Les bâtiments, avec leurs façades tordues et leurs balcons de fer forgé, semblaient l’observer. Leurs fenêtres, noires et béantes, s’étiraient comme des orbites vides. Il passa devant une librairie fermée depuis longtemps, ses volets épais ornés de gravures gothiques – des motifs de lierre, de corbeaux et de crânes effacés par le temps. Au-dessus de la porte branlante, une pancarte indiquait : “Aux Livres Oubliés”. Alexandre ralentit, intrigué malgré lui. Derrière la vitre poussiéreuse, il crut distinguer un reflet. Était-ce son visage, ou une silhouette plus petite et plus déformée, à moitié cachée dans l’obscurité ? Il détourna rapidement les yeux et pressa le pas.

La pluie, jusqu’alors légère, se mit à tomber plus fort, formant des rideaux translucides entre lui et le Panthéon, dont la silhouette massive dominait l’horizon. Les colonnes du monument, auréolées de brume, prenaient une allure funèbre, presque vivante. Les gargouilles en contrebas – des sculptures grimaçantes qu’il n’avait jamais vraiment remarquées – semblaient cette nuit-là bien plus que des ornements de pierre.

Un bruit attira son attention. Un pas. Unique, lourd, et trop proche. Alexandre s’arrêta net. Le son résonnait encore dans ses oreilles, amplifié par le silence surnaturel qui venait de s’abattre sur la rue. Il tourna la tête lentement, ses yeux fouillant l’obscurité mouvante des arcades et des porches. Les ombres semblaient se tordre, comme prises dans une danse grotesque orchestrée par la lumière des réverbères. Rien. Il se força à rire, un son bref et nerveux qui mourut dans le vide. Pourtant, il sentait une présence derrière lui. Une rue plus loin, un réverbère clignota, puis s’éteignit.

Alexandre fronça les sourcils. L’atmosphère s’était épaissie, comme si l’air lui-même était devenu trop lourd pour respirer. Ses pas se firent plus rapides, mais le bruit derrière lui reprit, cette fois plus insistant. Ce n’était pas une simple résonance. Quelqu’un – ou quelque chose – le suivait. Il accéléra, tournant brusquement dans une ruelle bordée de petites portes encadrées de linteaux sculptés. Il savait où elle menait : une impasse, dominée par une statue équestre, rongée par le lierre. Il voulait croire qu’il trouverait refuge là-bas, mais il sentait déjà que c’était une erreur.

Sous un réverbère qui clignotait comme une bougie agonisante, une silhouette l’attendait. C’était un homme – ou du moins cela en avait l’apparence. Vêtu d’un manteau noir dont le tissu semblait aspirer toute lumière, il portait une capuche qui dissimulait son visage. Sa posture rigide, presque théâtrale, évoquait une statue de cire. Alexandre se figea.

— Qui êtes-vous ? lança-t-il, la voix étranglée par une peur qu’il ne parvenait pas à contenir.

La silhouette ne répondit pas. Ses épaules étaient légèrement voûtées, comme si elle portait un poids invisible. Et pourtant, elle ne bougeait pas, ses pieds ancrés au sol, un contraste absurde avec la pluie qui ruisselait autour d’elle. Puis elle avança d’un pas. Un pas lourd, comme un marteau frappant une dalle de pierre. Alexandre recula. Son souffle se faisait court, ses jambes hésitaient à bouger. Une main blanche et décharnée émergea lentement de sous le manteau, les doigts démesurément longs, se tendant dans sa direction.

Le vent se leva soudain, sifflant à travers les ruelles comme un violon désaccordé. Les branches des arbres, dépouillées par l’automne, semblaient griffer les murs comme des ongles.

 

Pris de panique, Alexandre tourna les talons et se mit à courir. Ses bottes glissaient sur les pavés humides, son manteau s’alourdissait de pluie, mais il n’osait pas ralentir. Derrière lui, le bruit des pas résonnait encore, régulier et implacable. Il atteignit enfin l’impasse. La statue équestre luisait sous la pluie, ses contours déformés par le jeu des ombres. Alexandre, haletant, se retourna une dernière fois. La silhouette était là. Immobile, sous la lumière agonisante du réverbère. Mais cette fois, elle semblait différente. Ses contours se fondaient dans l’obscurité, comme si elle n’appartenait pas tout à fait à ce monde.Un cri monta dans la gorge d’Alexandre, mais il mourut avant d’être libéré.Une main glacée se posa sur son épaule. Et dans un souffle, il disparut. Quand la pluie reprit son cours normal, les pavés de l’impasse étaient vides, à l’exception des empreintes qui s’effaçaient peu à peu, emportées par l’eau.

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