La douleur des souvenirs

Par Sifoell

Quelques heures après que Sirius soit sorti du Fold et ait été emmené par Zoya à Os Alta, de manière plutôt confidentielle, quelque chose d'autre est sorti de la nappe de ténèbres, suivant un homme qui a eu bien des noms mais toujours le même visage jeune percé d'yeux gris. Mais, après avoir de nouveau fait appel au merzost* pour s'échapper de ce qu'il avait lui-même créé des siècles plus tôt, Aleksander Morozova, le visage lacéré par ses créatures de cauchemar, la punition pour avoir créé l'abomination, son erreur la plus grande, est revenu avec une autre forme de malédiction. Mais une malédiction qu'il peut désormais contrôler, après avoir failli être anéanti par elle, parce qu'Alina Starkov a préféré fuir et couper en deux le skiff plutôt que de s'incliner vers lui et reconnaître qu'il avait raison*.

Et, sorti du Fold, le Darkling, le seul et l'unique, a un appétit de vengeance tel qu'il n'en a pas connu depuis si longtemps qu'il s'en souvient à peine*.

A ses côtés, le grand Ivan, loyal parmi les loyaux, qui le suit depuis qu'il est entré dans la Seconde Armée.

- Monsieur... Je pense que vous avez besoin d'un soigneur.

Aleksander désigne son visage lacéré d'un geste de la main. Il sent la peau et la chair qui tirent et lui qui n'a pas ressenti de douleur depuis si longtemps, la chérit parce qu'elle signifie qu'il est vivant. Mais son visage... Il n'oserait se regarder dans un miroir s'il en possédait un à l'instant. L'expression d'Ivan est suffisamment éloquente pour qu'il se rende compte de son apparence.

- Il doit bien rester quelques grishas par ici, trouve-moi un soigneur. Sinon, tu devras t'en charger toi-même...

Le silence d'Ivan est là encore porteur de sa réticence à le faire, il est fondeur et non soigneur, il ne pourrait soigner qu'imparfaitement, mais il s'incline lorsque le Darkling se tourne vers lui. Aleksander Morozova remarque alors, avec une certaine satisfaction, qu'Ivan le craint encore plus qu'avant. Et si le fondeur le craint, que va-t-il en être de ses grishas loyaux ? Que va-t-il en être des autres grishas ? Et surtout, de ceux qui le craignaient déjà ?

Un sourire froid étire ses lèvres, alors qu'il peine à contenir en lui ses nichevo'ya, ses êtres d'ombre et de néant, ses riens. Mais il ne montre pas sa difficulté. Jamais.

- Et, Ivan... Va rassembler mes troupes, ceux qui me sont encore fidèles. On a du pain sur la planche.

Ivan acquiesce, semblant se détendre un peu. Le Darkling sait tous ceux qu'il a perdu dans cette guerre interminable de Ravka. Père, frères, oncle. Ivan est le seul homme de sa famille encore debout. Et le seul grisha.

Sa loyauté est sans faille.

 

La nuit, la première nuit qu'il passe, parfaitement conscient, avec sa baguette transformée en amplificateur autour de son poignet droit, cette toute première nuit, Sirius ne ferme pas l'oeil un seul instant. Son esprit tournant sans cesse, véritable moteur qui ronronne au gré de ses humeurs, de sa volonté inchangée de filer d'Os Alta pour rejoindre le Fold et repartir chez lui.

Sirius est parfaitement conscient de la surveillance dont il fait l'objet. Déjà, celle de la garce, Zoya, dont les regards méfiants et méprisants ne le quittent jamais vraiment quand elle est en sa présence. Ensuite, celle de Genya, toute en charme mais qui sonne faux. Sirius, pour avoir été manipulé une partie de sa vie par sa famille, par le rat et par Albus Dumbledore, sait parfaitement quand on essaie d'obtenir des choses de lui qu'il n'est pas prêt de donner. Quand on essaie de gratter ce qu'il ne peut offrir, ou ne veut. Et il y a Andreï, dont Sirius craint les pouvoirs.

Les fondeurs peuvent faire cesser de battre un coeur d'un simple geste de la main, l'a prévenu la garce avant de le laisser sous sa surveillance.

Si Sirius a un éventuel allié, c'est Piotr, mais encore, il n'en est pas sûr. Il est résolument seul. Comme il l'a rarement été à ce point, entouré d'ennemis. Enfin, d'ennemis... De gens qui veulent le retenir contre sa volonté.

Sirius passe cette toute première nuit où il est vraiment conscient, à cogiter, dessinant dans son esprit le plan de ce qu'il a vu du Petit et du Grand Palace, des jardins qui les relient. Il n'a pas envie de sortir son joker, et de devenir ce brave Patmol qui va filer, insoupçonné. Parce que si on découvre qu'il peut se transformer en chien, c'en est fini de lui, cela, il en est sûr. Il sera enfermé dans une cage, et ça, hors de question d'en revivre l'expérience.

Harry, oh, Harry... Sirius espère tellement qu'il est vivant, et qu'il va bien. Sirius espère qu'ils vont tous bien, et que les Mangemorts ont été arrêtés, ou tués. Surtout Bellatrix, cette garce. Il éprouve une haine profonde à son encontre. Comme à celle d'une grande partie de sa famille, gangrenée jusqu'à l'os par leur supériorité rêvée sur tous les autres sorciers, et par la pratique de la magie noire qui laisse toujours des traces.

Sirius repense alors à Kreattur. Son frère avait une sorte de dévouement pour lui, que lui n'a jamais ressenti ni su expliquer. Regulus avait aussi une fascination pour le pouvoir des elfes de maison, persuadé qu'il était que ces créatures détenaient une magie insoupçonnée. Et maintenant que Sirius est le dernier héritier de la Noble et Très Ancienne Famille des Black, il sait qu'il peut demander à l'abominable avorton de sauter dans un volcan que Kreattur le ferait, même s'il rechignait à lui obéir.

Sirius se redresse dans son lit, sur lequel il est simplement allongé, toujours vêtu de sa kefta bleue nuit. Il désire autant qu'il craint d'appeler Kreattur à lui. Parce qu'il meurt de trouille, il faut bien dire ce qui est. Si Kreattur ne peut pas le rejoindre, comment peut-il espérer repartir ?

Il a bien pensé à envoyer un patronus à Dumbledore, mais il pense que les grishas pourraient le voir, parce que, qu'est-ce que Zoya a vu de lui quand il était dans le Fold ?

Tout cela est complètement dingue.

Sirius lance un sort d'impassibilité sur les portes de sa chambre, bien conscient qu'un grisha est en train de surveiller les couloirs.

Genya lui a assuré qu'il n'était pas prisonnier. Le Petit Palais est bien plus accueillant que sa cellule moisie à Azkaban, mais l'emprisonne avec tout autant d'efficacité. Sale menteuse baignée dans une potion de charme, fausse jusqu'au bout de ses longs cils.

Sirius ferme les yeux, convoquant une concentration qui lui échappe, et soupire, pour tenter de faire s'échapper la tension qui l'habite et lui noue l'intérieur.

- Kreattur, murmure-t-il.

Si Sirius avait été croyant, il aurait prié, supplié à genoux.

- Kreattur, murmure-t-il plus fort, les yeux fermés, les poings serrés avec ferveur.

Si Sirius avait été croyant, il l'aurait attendu, son miracle.

- Kreattur ! Appelle-t-il.

Si Sirius avait été croyant, il aurait eu la certitude que son elfe de maison viendrait le chercher, viendrait le sauver, et aurait même été prêt à l'entendre se plaindre d'avoir protégé son maître, le plus misérable de tous, celui pour qui il n'a jamais eu d'affection, le Traître-à-son-Sang, ami des Moldus, et qui fait se retourner dans sa tombe sa pauvre maîtresse Walburga qu'il a tant aimé.

Sirius ouvre les yeux, invoque un lumos minima d'un geste de la main, geste de plus en plus adroit, maintenant que sa baguette est nouée autour de son poignet. Il cligne des yeux dans la clarté aveuglante. Il a du mal à doser ses sorts, et n'a pas osé, ici, lancer autre chose que des simples sortilèges de traduction, ou d'impassibilité. Plus ceux de lumière, qu'on lui réclame tant et tant.

Tout ça est complètement dingue. La pensée de la bataille qu'il a mené avant de s'effondrer à travers le Voile lui ramène le visage d'Harry, la dernière chose qu'il a vu avant de ne plus rien voir.

Tout ce qui est noué à l'intérieur de lui se tord, mord, cherche à sortir, et Sirius sait que s'il ne peut pas repartir là, tout de suite, à l'instant, ce qui est à l'intérieur va surgir et il ne pourra pas l'en empêcher.

- KREATTUR !!!

La chambre est plongée dans la lumière aveuglante de son lumos minima, déchirant l'obscurité du coeur de la nuit, et les yeux de Sirius cherchent dans les recoins les plus sombres la silhouette honnie de son elfe de maison, ses oreilles pointues, son nez en trompette, ses pupilles qui brillent à la moindre lueur.

Mais rien.

Sirius est seul.

Et ce qui est noué à l'intérieur de lui surgit comme un diable de sa boîte, et Sirius, agenouillé dans son lit, lance des sorts dans tous les sens parce qu'il a besoin d'évacuer sa frustration, sa colère, son inquiétude mordante, sa tristesse infinie, son désespoir plombant.

Et le fait de retourner cette chambre richement meublée n'apaise rien.

Quand Andreï entend des fracas à l'intérieur de la chambre, malgré le sort d'impassibilité, et ne parvient pas à en ouvrir la porte, il fait appel à un serviteur qui passait dans le couloir pour moucher les quelques chandelles et lui demande d'aller chercher David. Quand le durast arrive en catastrophe, les yeux clignant d'avoir été réveillé en sursaut et sorti de son lit en urgence, qu'il manipule la serrure, puis la porte et réussit à l'entrouvrir, il a juste le temps de voir des choses voler à l'intérieur de la chambre de Sirius Black, comme si un puzzle brisé au sol se reconstituait, avant de retrouver l'invocateur de lumière assis dans son lit.

Prostré.

Aussi immobile qu'une statue et parfaitement silencieux.

Suintant le danger comme une bombe qui menace d'exploser.

 

C'est munie d'un simple balluchon contenant deux tenues de rechange et une autre paire de bottes fourrées, de sa bourse pleine de trakka dzale* que Sunniva a pris le bateau depuis Hjar, un des ports les plus au Nord de Fjerda. Sa mère a semblé plus soulagée que triste de la laisser partir à bord du Narina, dont Sentis, son oncle, est le capitaine. Bien que réticent à embarquer sa nièce, le vieux loup de mer y a consenti après une longue discussion avec sa sœur Arita, dépassée, éplorée. Avec un reniflement méprisant, Sentis a lancé un regard qui en disait long sur Sunniva, observant sa silhouette malingre, comme trop vite grandie, sa peau si pâle, son visage constellé de tâches de rousseur, son visage qui serait rond si elle avait un peu de joue, ses yeux bleus perçants à la forme étirée caractéristique des Hedjuts, comme ceux d'Arita comme ceux de Sentis.

La fille du Kaelish. C'est comme ça qu'il l'appelle. La fille du Kaelish et le péché d'Arita, tombée dans les bras de cet autre marin échoué, à demi-mort, et qui, une fois avoir récupéré un peu de vigueur, a couché avec sa sœur avant de reprendre la mer et de disparaître à jamais. Heureusement, Arita a trouvé un mari compréhensif qui a accepté Arita et ce bébé, qui s'en est occupé comme si c'était la sienne, et qui lui a donné d'autres enfants. Mais la compréhension de Dzemma a eu des limites, et il a décidé d'envoyer Sunniva au loin, parce que ses responsabilités ont des limites. Des responsabilités qui ne lui incombaient pas, à l'origine.

A la pensée du père de sang de Sunniva, Sentis crache au sol.

Une femme à bord d'un bateau, ça n'a jamais été bon, ça porte malheur, ça appelle les créatures du fond de l'océan pour qu'elles viennent danser sur les flots. Et surtout, Sentis est méfiant. Sunniva a sur elle assez de trakka dzale pour empoisonner l'armée fjerdanne dans son entièreté, et elle boit cela comme du petit lait. Sentis se demande comment elle fait pour tenir debout. Peut-être a-t-elle du sang de loup dans les veines*, ce qui expliquerait pourquoi elle a autant de thé sur elle. Sentis se demande aussi comment Arita est parvenue à s'en procurer, cela ne pousse pas parmi la végétation rase de la toundra, cela vient du sud, et cela coûte une fortune..

Mais quand, au bout de deux jours de voyage, Sunniva a commencé à parler aux matelots d'homme-chien et d'homme-étoile, de lumière plus éclatante que celle du soleil dans les ténèbres les plus sombres, de celles qui mordent et dévorent, Sentis a préféré lui briser la mâchoire pour qu'elle cesse de babiller des non-sens, plutôt que de voir un de ses hommes la jeter par-dessus bord dans l'Isenvee glaciale par superstition.

Son silence plutôt que sa folie. Parce que la peur de ses hommes est quelque chose que Sentis ne veut pas affronter. Alors, Sunniva a reçu pour ordre de rester à fond de cale, pour sa sécurité, et celle de tous, jusqu'à être débarquée dans un port de Kerch pour démarrer une autre vie, où ce qu'elle est ne risque pas de la faire tuer.

 

Sirius est convaincu que David, l'étrange grisha à la kefta violette, a vu léviter la moitié du mobilier de la chambre qu'il occupe. Mais, bizarrement, il n'en a pas dit un mot, parce que personne n'est venu lui demander comment il avait fait ça. Comment il avait brisé la moitié des meubles de sa chambre, et tout réparé d'un simple reparo.

Sirius s'est enfermé dans un silence lourd de colère, que pas même le très stoïque et dangereux Andreï n'a tenté de briser. Mais ils sont quand même nerveux, les deux grishas. Ils l'observent en silence, le fondeur prêt à user de ses pouvoirs si l'invocateur de lumière représente un danger.

Et la nervosité des deux grishas, ses deux chiens de garde, augmente d'un cran quand Zoya arrive furieuse dès le matin, annonce quelque chose dans une autre langue à Andreï dont le visage pâlit et s'allonge, puis qu'elle prend à part David. Sirius n'a pas le temps de lancer un autre sort de traduction que la boule de nerfs est repartie d'où elle est venue, laissant Andreï les sourcils froncés et David avec l'air singulièrement perdu.

 

Ce n'est qu'au camp d'entraînement où on le traîne, après l'avoir fait courir dans les bois pendant des heures, toujours soigneusement entouré, que Sirius rencontre Botkin Yul-Erdene, un ancien mercenaire shu, lui explique-t-on. Il remarque de nouveau cette nervosité dans les rangs clairsemés des grishas. Puis il entend des rumeurs. Quelqu'un est venu à cheval ce matin, et Genya, accompagnée de quelques autres grishas, et d'oprichnikis* sont repartis du Petit Palais avec la personne qui est venue leur annoncer que le Darkling est sorti du Fold.

- Vous, concentrer ! Sinon combat sert à rien.

Son accent est à couper au couteau, mais Sirius parvient quand même à le comprendre. Botkin l'accueille avec déférence. Sirius sent qu'on lui donne une place d'importance, et il ne saisit toujours pas pourquoi, et de toute façon, il s'en fout. Il veut juste mettre son poing dans le visage de quelqu'un pour évacuer un peu cette colère qui menace encore.

- Sirius Black, venir ici ! Choisir adversaire pour combat aux poings. Pas pouvoirs de grisha, oublier amplificateur.

Sirius s'avance sur la zone d'entraînement, tendu comme un arc. Botkin lui murmure.

- Vous calmer, parce que sinon avoir mal.

Il lui tâte un biceps.

- Muscle froid mais contracté, fait mal après combat. Vous respirer.

Sirius pousse un grognement que Botkin prend pour une affirmation, puis il lui montre les grishas rassemblés autour de l'aire d'entraînement, complètement inattentifs. L'invocateur de lumière les fusille un par un du regard. Puis ses yeux se posent sur la haute silhouette raide d'Andreï qu'il désigne d'un mouvement du menton.

- Lui.

- Andreï Ragnufson, venir.

Botkin répète quelques règles que Sirius n'écoute pas, puis il leur laisse de la place sur l'aire d'entraînement. Sirius met ses poings devant lui, en garde, comme les boxeurs moldus qu'il a parfois vus dans des films au cinéma.

Sirius a besoin de taper dans quelque chose pour éviter de se mettre à hurler comme un possédé.

Andreï s'avance, restant prudemment hors de la portée des poings de Sirius dont la posture lui fait penser à un fauve prêt à se jeter sur lui. Mais l'invocateur de lumière dansant d'un pied sur l'autre, ce qui fait rire un peu l'assistance, avance de deux pas et, vif comme l'éclair, balance son poing dans la mâchoire d'Andreï qui recule, les mains en avant, avant de faire jouer les muscles de son visage pour en atténuer la douleur.

Et Sirius est systématiquement trop rapide, trop nerveux, trop létal. Les Caporalki, comme les Etherealki, subissent tous le même entraînement de combat d'otkazat'sya prodigué par Botkin, parce qu'ils ne doivent pas se reposer uniquement sur leurs pouvoirs de grishas, sur décision du Darkling qu'ils n'ont jamais vu s'entraîner avec eux, d'ailleurs. Seuls les Fabrikators ne s'entraînent pas, leurs pouvoirs concernant la matière ou la chimie, leur présence sur le terrain lors des conflits se bornant à rester dans le campement plutôt que sur le champ de bataille.

Et si Andreï s'est entraîné comme tout le monde, rapidement il est dépassé par la rage de l'invocateur de lumière. Jusqu'à ce que, craignant d'être assommé, ou pire, tué à coups de poings sans qu'aucun grisha ne semble vouloir lever le petit doigt pour l'en empêcher, Andreï effectue quelques gestes de ses mains et les poumons de Sirius se vident d'air, et il reste là, la bouche ouverte sur une gorge qui ne laisse plus rien passer, avant de s'effondrer dans la poussière.

- Pas pouvoirs, j'ai dit !

Andreï libère Sirius de son pouvoir, le regarde aspirer de grandes goulées d'air, avant de lever les mains vers Botkin qui l'a interrompu. Il pointe de l'index le corps de Sirius qui est secoué d'un rire hystérique.

- Il allait me tuer de ses mains, c'est un bon entraînement, ça ?

Puis Andreï quitte l'aire d'entraînement, suivi par Nadia, la faiseuse de marée qui trotte derrière lui pour le rattraper.

 

C'est à Ketterdam que la Narina arrive enfin, au bout d'un éprouvant voyage d'une vingtaine de jours. Sentis, son capitaine, évite de remarquer les regards que lui lancent ses marins, évite d'entendre les murmures disant qu'ils ont une sorcière à bord, et c'est avec un soulagement certain qu'ils les regardent partir dans les rues étroites, Sunniva portant son baluchon, et Sentis lui tenant le bras.

Malgré le trakka dzale qu'elle consomme tout au long de la journée dans ces tisanes au goût doucereux, Sunniva a rêvé. Toutes les nuits. Elle a rêvé d'un homme chien qui est aussi un homme étoile, qui a surgi comme un soleil des ténèbres les plus profondes.

Sa mâchoire fracturée ne lui a pas permis de se nourrir d'autre chose que d'un bouillon ou de sa tisane. Elle est incapable d'ouvrir la bouche, de mâcher, et elle a renoncé à parler quand son oncle l'a frappée, préférant le silence et ses questions sans fin qui tournent dans son esprit, plutôt que d'être jetée par-dessus bord, parce que c'est ce qui aurait pu arriver, lui a assuré Sentis.

La main du capitaine autour de son bras, la serrant fort comme pour l'empêcher de s'échapper alors qu'elle n'en a aucune intention, il mène Sunniva dans un labyrinthe de rues étroites, certaines aux pavés réguliers, d'autres à la terre battue rendue boueuse par les flaques dans lesquelles des centaines de pieds ont marché.

- Je vais t'emmener dans un endroit où on s'occupera de toi. Mais tu dois me promettre, parce que tu es la fille de ma sœur et que tu es de mon sang, que tu ne parleras à personne de tes rêves, Sunniva. Je veux que personne ne te soupçonne d'être une drüsje ou une demjin*. Sinon, ils vont te vendre à Ravka, ou pire, à Shu-Han. Ne parle à personne de tes rêves et continue de boire ta tisane. Assure-toi d'avoir toujours de quoi te faire du thé.

Sunniva acquiesce. L'avantage du trakka dzale est aussi de la rendre plus docile que ne le doit être une Fjerdane, et pourtant, qu'elles sont dociles, les femmes de Fjerda !

Sentis marche rapidement, Sunniva se traînant derrière lui, dans ces rues qui se ressemblent toutes, emplies de langues qu'elle ne parle ni ne comprend. Mais son oncle paraît savoir où il se rend, et Sunniva interprète sa vitesse comme un empressement à se débarrasser d'elle. Parce que c'est ce qu'elle est, aux yeux de sa mère, de son père, de ses frères, de son oncle qui, pourtant, ont gardé le secret. Elle est une drüsje, une demjin. Si d'autres Fjerdans s'étaient rendus compte de ce qu'elle était, elle aurait eu droit à un procès et un bûcher. C'est un acte d'amour que de lui rendre sa liberté, et de la laisser quelque part à Ketterdam. Les Kerch croient en un dieu de l'industrie, de la richesse, de l'artisanat. Peut-être trouvera-t-elle ici un emploi de servante. Peut-être que si elle continue à boire tous les jours du trakka dzale, dans lequel la plupart de ses gains iront, quand elle aura un travail, peut-être que ses rêves la laisseront tranquille. Peut-être qu'elle ne sera pas en danger, ici.

Jamais sa famille n'a employé le mot grisha devant elle. Jamais personne n'a prononcé ce mot. C'est un mot maudit, un mot sale pour des pratiques abominables, de magie que Djel, le dieu des Fjerdans, réprouve. Être grisha ne peut que lui apporter du malheur, alors il faut qu'elle parvienne à étouffer ces rêves.

Même s'ils lui apportent de l'espoir. Même s'ils doivent bien avoir un sens qui lui échappe encore.

- Dépêche-toi donc, je veux profiter de la marée pour repartir.

Bien malgré elle, la gorge de Sunniva se serre maintenant qu'elle réalise qu'elle va être abandonnée, parce qu'il n'y a pas d'autres mots. Qu'elle devra se débrouiller toute seule, dans une ville inconnue, avec une langue qu'elle ne parle pas.

- Servante, murmure-t-elle entre ses dents.

Sentis lui jette un œil, observant l'hématome jaunâtre qui s'estompe le long de sa mâchoire, ses traits creusés, ses yeux d'un bleu rappelant celui des icebergs dans la mer où le Kaelish s'est échoué, son visage pâle, les tâches de rousseur parsemant son nez et ses joues trop pâles, ses longs cheveux d'un blond terne. Elle n'a pas de formes, elle est malingre, grande, mais tout en creux et en os pointus.

- Servante, lui répond-il.

Il espère que Heleen Van Houden lui trouvera une place à la Ménagerie. Il ne connaît pas une meilleure maison de plaisir, et les laiderons y changent les draps, nettoient les vêtements des filles, brossent les tapis, invisibles, le jour, quand les filles ne travaillent pas.

Sentis ignore le doute qui le submerge alors qu'il accélère encore le pas.

Sunniva n'est pas assez solide pour des travaux fatigants. Elle a toujours été maladive, sujette aux vertiges, mangeant à peine de quoi tenir debout.

Et le trakka dzale n'arrange rien, évidemment.

 

Sirius a été assigné à sa chambre, comme un gosse qui a fait une connerie, par Zoya qui est furibonde. Il ne l'a jamais vue autrement qu'en colère, sèche ou autoritaire. Il souhaite une sincère bonne chance à celui ou celle qui la mettra dans son lit, parce que bonjour le caractère.

- Cela, c'était une mauvaise idée !

Zoya fulmine, allant et venant dans la chambre à petits pas rapides et nerveux.

- Chacun des grishas est essentiel à l'effort de guerre, en tuer un pendant un entraînement ! Mais... Pour qui vous prenez-vous ?

Sirius essuie les vagues de colère, se disant qu'effectivement, il a un peu perdu les pédales, mais ce ne serait pas la première fois. Il se contente alors d'écouter, immobile, et d'attendre que la tempête passe.

Mais elle ne passe pas.

Parce qu'en plus d'être une garce coléreuse, sèche et autoritaire, elle est têtue et tenace. Elle se tient, soudainement immobile, face à lui, les bras croisés, ses yeux bleus flambant de fureur posés sur les siens.

Ah, parce qu'elle attend qu'il lui réponde ?

- Je n'ai rien à faire là. Je voudrai rentrer chez moi.

Zoya esquisse une moue perplexe avant d'éclater d'un rire grinçant.

- Vous êtes un invocateur de lumière. Vous êtes au bon endroit. Et puis, c'est où, chez vous, d'ailleurs ?

- Sur aucune de vos cartes, marmonne Sirius, plus pour lui-même, mais ce qui est dérangeant, c'est que Zoya a tout entendu.

- Comment ça ? Demande-t-elle, interdite.

Sirius soupire, se demandant s'il a bien fait de formuler cet aveu. Et puis, bouse de troll ! Il poursuit.

- Je viens d'un endroit qui n'est pas sur vos cartes. Les étoiles dans mon ciel, je ne les reconnais pas dans le vôtre. Je ne sais pas comment j'ai débarqué dans le Fold. Je n'ai aucune idée de ce que je fais là !

Sirius a commencé à parler d'une voix égale, avant de hausser le ton et de finir presque en criant, ce qui amène Andreï en catastrophe dans sa chambre, l'air prêt à en découdre. Zoya lui adresse un signe agacé de la main, lui signifiant de ne pas intervenir parce qu'elle est largement capable de s'occuper de cet homme, puis observe Sirius d'un air sceptique. Tout dans son expression montre son scepticisme, et Sirius le lit très bien, avant de ricaner et de secouer la tête.

Et maintenant, on va le prendre pour un dingue... Ce sera définitivement pas la première fois.

Zoya s'approche du fauteuil où Sirius est assis, ses bras reposant sur les accoudoirs, le regard dans le vague, l'esprit dans des abîmes d'incompréhension.

Pour une fois, elle envie réellement Genya et sa douceur, ce dont elle est complètement dépourvue. Si Genya est une jolie pierre précieuse taillée et chatoyante, Zoya en est une aux bords tranchants. Et la douceur, elle ne sait pas faire.

- Vous avez conscience que ce que vous dites n'a aucun sens ?

Zoya est plutôt fière d'elle-même, elle a réussi à mettre un peu les formes. Elle échange un regard rapide avec Andreï qui se retourne vers l'entrée de la chambre où la tête de Nadia apparaît dans l'encadrement de la porte. Elle semble un peu essoufflée, mais difficile de dire si ses joues se sont colorées tant sa peau est sombre. Elle perd quelque peu ses mots en remarquant Zoya, puis pose ses yeux sur Sirius.

- Baghra veut rencontrer l'invocateur de lumière.

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