En s’enfonçant dans la vaste forêt, Cendrillon avançait de quatre pas avant de reculer de deux. Son indécision quant au chemin à prendre lui jouait des tours. Comme son chien ne répondait pas à ses appels, elle ne pouvait que se laisser submerger par l’émotion. Dans quelques minutes, le soleil allait plonger sous l’horizon, et elle ne pourrait compter que sur la clarté de la Lune pour poursuivre sa route.
« Je me fiche bien du bal ! » se murmura-t-elle, tentant de se rassurer. « De toute façon, ce sont elles qui m’ont poussée à y aller. Après tout, ce prince ne m’inspire pas confiance. Persil ! » se remit-elle à crier, sa voix résonnant dans l’immensité des arbres, Persil ? »
Lassée de ne voir aucun signe de son compagnon à quatre pattes autour d’elle, elle se laissa tomber par terre. Par malchance, elle atterrit au milieu d’une mare. Réalisant sur quoi elle s’était assise, elle écarta les jambes, les étira, puis, de rage, tapa le sol boueux de ses talons. Ses agitations s’accompagnèrent de pleurs aigus : « Persil ! » s’écria-t-elle, comme si le chien avait chuté dans un ravin. « Persil ! » reprit-elle encore plus fort, comme s’il avait été écrasé par une charrette… Persil ! hurla de tout son souffle, Cendrillon, gesticulant de manière théâtrale comme si, l’animal avait été emporté par une troupe de cirque en tant qu’acrobate ou festin.
Soudain, la voix fébrile d’une vieille femme, surgissant de nulle part, se fit entendre : « Pas la peine de faire tout un plat ! »
Cendrillon sursauta, convaincue d’être seule. La voix continua : « Approche, jeune fille, approche. Je ne vais pas te manger ! »
Cendrillon hésita, ne sachant pas d’où elle provenait.
— Où êtes-vous ? demanda-t-elle, comme si une telle situation était tout à fait ordinaire.
— Je ne suis pas loin… tourne à droite, puis à gauche, ensuite encore à droite, descends une légère pente sur ta gauche et contourne l’arbre en V, et tu me trouveras.
— Dis donc, ce n’est pas très précis comme orientation !
— Fais ce que je te dis ! ordonna la voix. De toute façon, tous les chemins mènent vers moi.
Puisque sa robe était toute sale, Cendrillon avait définitivement tiré un trait sur le bal. Elle n’avait rien prévu d’autre que de retrouver son chien. Faire une petite virée pour aller voir cette dame n’allait certes pas ralentir ses recherches. Elle décida d’avancer droit devant elle, contournant les obstacles au besoin. Après tout, la voix elle-même affirmait que tous les chemins menaient vers elle.
Elle marcha un certain temps avant d’arriver au milieu d’un pré. Ce dernier se trouvait en face d’un étang qu’elle connaissait parfaitement. Souvent, avec Persil, elle venait traîner de longues heures ici. En contemplant les lieux, elle aperçut au loin une vieille dame. Celle-ci était très petite, sans doute ratatinée par le poids des ans, et elle se tenait, malgré tout, sagement assise sur un très haut rocher. Nul doute que la voix provenait bien d’elle. Ses vêtements paraissaient sales et usés, et des reflets roses balayaient sa chevelure hirsute et emmêlée. Son visage, bien que doux, était marqué par le temps. De cette apparence un peu frivole, tout le monde l’aurait jugée comme une clodette.
Bien que ce fût le mois de juillet, la vieille dame avait enfilé trois robes de couleurs différentes l’une sur l’autre. Comme celles-ci n’étaient pas coupées de la même façon, on pouvait très bien les distinguer à travers les morceaux de tissu qui débordaient.
« Eh bien, ma chère Cendrillon, tu as été rapide.
— J’ai seulement suivi vos indications, répondit-elle en esquissant un sourire en coin. »
La vieille dame descendit de son rocher en sautant telle une acrobate de cirque et se dirigea vers son chaudron. L’odeur qui s’en échappait était si appétissante que Cendrillon ne put s’empêcher de lécher ses babines à la façon de son chien.
« Que mijotez-vous, ma petite dame ? demanda notre héroïne en se hissant sur la pointe des pieds pour voir ce qu’elle cuisinait.
— Une soupe ! répondit l’étrangère.
— De quoi est-elle composée ? s’enquit Cendrillon, qui commençait à avoir très faim.
— Une soupe aux champignons.
— Ah ! s’exclama-t-elle, un peu déçue ; elle détestait ces trucs beiges qui sortaient de terre.
— Je t’ai entendue pleurer, ma chère enfant, dit la vieille dame en ajoutant une poudre jaune à sa préparation.
— Du paprika ? interrogea Cendrillon, cherchant à changer de sujet.
— Du curcuma, le paprika est plutôt rougeâtre, précisa la vieille dame. Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu étais si triste.
— Du curcuma avec des champignons ! Peut-on mélanger ces deux-là ?
— Évidemment, répondit-elle en continuant à remuer. Ne veux-tu pas me parler de ton chagrin ?
— Je n’arrive pas à retrouver mon chien. »
La vieille dame s’arrêta de mixer ses aliments et claqua soudainement des doigts. Comme par enchantement, Persil jaillit de nulle part et courut vers sa maîtresse. Il sauta sur elle, la couvrant de ses coups de langue baveux, comme à son habitude. Cendrillon le serra à son tour, des larmes de joie envahissant son visage. Elle resta longtemps dans cette étreinte canine ; puis, lorsqu’elle avait suffisamment profité de ces retrouvailles, elle le poussa gentiment sur le côté et s’exclama en direction de la vieille : « Mais… où était-il passé ? Je l’ai cherché partout.
— Il était près de moi, répondit-elle en ajoutant quelque chose d’inhabituel dans sa marmite. »
Des soupçons commençaient à naître dans l’esprit de Cendrillon. Elle n’était plus sûre de ses bonnes intentions. Elle connaissait son chien ; ce n’était pas dans ses habitudes de côtoyer des étrangers. La dame l’avait délibérément empêché de rentrer chez lui.
— Vous l’avez gardé près de vous, volontairement, finit-elle par déclarer avec une pointe de colère dans la voix.
— Oh ! Ce n’était pas bien compliqué, avoua la vieille dame, tout naturellement, en secouant les mains. Il a suffi de lui donner un beau morceau d’agneau.
— Et depuis quand sert-on de l’agneau à un chien, quand nous nous contentons de manger seulement de la soupe ?
— Pour être franche avec toi, j’ai fait en sorte que tu viennes ici, dit-elle en souriant. J’ai fait cela pour t’obliger à aller au bal !
La jeune fille regarda la vieille avec curiosité. Elle n’était pas sûre de comprendre sa logique.
« Vous m’avez empêchée d’y aller en kidnappant mon chien, s’exclama-t-elle en croisant les bras, dans le but de me ramener ici pour ensuite m’envoyer là-bas ! Vous êtes un peu toctoc, ma petite dame !
— Disons que c’est la tradition qui le veut.
— La tradition ! Quelle tradition ?
— Euh… je ne sais plus si c’est bien le mot qui convient ou alors… »
La vieille dame se pencha encore sur sa marmite et regarda longuement à l’intérieur avant de reprendre : « Non, le mot c’est… légende.
— Vous avez vu ça dans votre soupe ?
— Oui, tout à fait, mon enfant.
— Mais vous êtes vraiment toctoc, ma petite dame !
— Loin de là, ma chère ! Je suis une fée ! »
À cette révélation, Cendrillon écarquilla les yeux, afficha un étrange sourire ; puis, elle bâilla. Après tout, un étonnement d’une telle envergure ne pouvait que la fatiguer.
Aussitôt après, elle s’exclama, la joie illuminant son visage : « Vous êtes une fée de la forêt ? Une vraie de vraie ?
— Oui, effectivement. La légende veut que tu passes par moi avant d’aller au bal.
— Et pourquoi donc ?
— Dans des centaines d’années, ton histoire sera racontée dans le monde entier. Tu seras très célèbre, Cendrillon ! »
La jeune fille s’émerveilla, ouvrant grand la bouche, et de ses mains, elle coiffa ses cheveux comme si toutes ces générations pouvaient l’apercevoir à travers le temps.
« Ma belle-mère et mes sœurs seront-elles connues ? demanda-t-elle curieusement.
— Absolument, mon enfant, elles seront réputées pour leurs méchancetés et pour toute la misère qu’elles t’ont fait subir ! »
Cendrillon resta à réfléchir un instant, n’étant pas sûre d’avoir vécu cette misère dont il était question.
« Quant à toi, mon enfant, continua la fée avec assurance, tu seras connue pour ton extrême gentillesse et tes vertus. »
Elle ne se rappelait pas non plus toutes ses vertus. Comme toutes ces affirmations étaient fondées sur des mensonges, Cendrillon se sentit dans l’urgence d’intervenir : « Ce n’est pas tout noir ou tout blanc ! Elles ne sont pas si méchantes, et je ne suis pas si gentille. Nulle d’entre nous n’est parfaite !
— Que veux-tu, mon enfant ? Les gens préfèrent les histoires où les gentils sont d’un côté et les méchants de l’autre !
— Et pourquoi donc ?
— Parce que ça les perturbe. Ils n’aiment pas trop se casser la tête, c’est plus facile pour eux, comme ça ! »
La jeune fille réfléchit un moment. Elle trouvait décevant qu’une partie des gens veuille partager le monde en deux catégories, uniquement par paresse intellectuelle.
Cette pensée la fit bâiller encore une fois, et elle décida de clore le débat, en donnant raison à toutes ces générations qui croiront un jour que sa belle-mère et ses sœurs étaient méchantes. Après tout, elles ne l’avaient même pas aidée à retrouver Persil.
« Je veux que l’histoire se souvienne que ma belle-mère était si mauvaise qu’elle me faisait dormir dans la grange ! Et qu’elle me faisait faire tout le ménage, dit-elle, comme si le sort de la marâtre ne tenait qu’à elle. Je veux que tout le monde se rende compte qu’Anouchka n’était qu’une peste et que Jane, une… euh, non ! La réputation de Jane restera intacte, puisqu’ elle me fait de très bons massages !
— Ça sera tout ? demanda la vieille fée, comme si qu’elle prenait commande.
— Oui ! conclut joyeusement Cendrillon en s’approchant près du feu pour se réchauffer.
— Maintenant, ma chère enfant, nous allons te préparer pour le bal ! Mais avant tout, il me faut une citrouille. J’en ai besoin pour la transformer en carrosse !
— Ce n’est pas la saison des citrouilles. Ça commence mal, ma petite dame ! Prenez plutôt des champignons, il y en a partout. »