La fille aux yeux perdus
Un jour de gris, comme d’habitude, une fille, brune, les cheveux courts et les yeux sombres, s’assoit au fond de la classe. Les traces sur la table indiquent qu’elle est déjà passée par là, que c’est sa place : Eléonore. Le prénom a été creusé plusieurs fois au compas, il a été noirci encore et encore au feutre noir. Elle passe son doigt dessus et saisit ses ciseaux. Avec la lame, elle raye peu à peu les lettres, tente de détacher l’écorce de plastique entre chaque sillon jusqu’à faire disparaître le mot. Les manches de son pull relevées découvrent les écorchures que la lame a laissées sur sa peau. Elle y a gravé sa douleur, collier de perles de sang séchées sur sa peau. La prof de français les a vues l’autre jour : « C’est rien madame, une allergie ! » a dit Eléonore en souriant, la prof aussi a souri.
Le cours se déroule devant les yeux vides de la grande fille. Elle donne le change, copie la leçon, remplit avec de grosses lettres rondes les blancs de la page, puis elle glisse la feuille dans son classeur à la suite : les feuilles volantes s’entassent pêle-mêle, sans lien entre elles, sans histoire à raconter. Eléonore est trop souvent absente pour savoir de quoi on parle. Parfois elle donne une réponse ; ça semble faire plaisir à la prof qui la laisse tranquille, qui lui dit qu’elle est intelligente, qu’elle devrait prendre confiance en elle et qui lui tourne le dos pour retourner au tableau.
Pendant la récré, elle regarde les autres s’amuser, raconter leur vie, cracher sur leurs parents qui les font chier à toujours être sur leur dos, qui les empêchent de faire ce qu’ils veulent… qui les regardent et leur permettent d’exister. Elle se tait, une boule au creux du ventre. Quand vient son tour, elle raconte les gars du lycée, la fumette et les fugues, les aventures avec les garçons plus âgés, les filles parfois. Elle ne dit rien des journées passées devant la télé à bouffer des chips, à s’ennuyer, s’ennuyer. Toutes ces histoires font d’Eléonore une fille populaire. On admire son assurance, on rêve d’avoir cette liberté dont elle use à en mourir à petit feu. Mais ça, personne ne le sait. Elle sourit toujours. Beaucoup. Souvent, Tibout l’observe de loin, comme ça, pour le plaisir. Il aime le sourire de cette grande fille aux yeux perdus. Il a déjà essayé de le lui dire mais elle a été tellement surprise qu’un minus puisse lui dire ça, qu’elle ne l’a même pas envoyé bouler. Elle l’a juste regardé de haut et lui a tourné le dos.
Eléonore a deux copines, deux cassos, comme elle. L’une est une grande fille blonde élancée et grande gueule : Cynthia. L’autre, c’est Leïla, la princesse orientale. Ensemble elles font les pires conneries, rient très haut et très fort, se font exclure de cours ou du collège, parfois, pour quelques temps.
Un jour, Eléonore apporte une bouteille de vodka qu’elle montre discrètement à Cynthia et à Leïla. À la récré, elles vont se réfugier dans un coin. Eléonore distribue des verres et elles commencent à boire en pouffant de rire. Après un verre, la sonnerie retentit. Cynthia et Leïla se lèvent, manquent de tomber, éclatent de rire et s’en vont dans les bras l’une de l’autre. Eléonore reste-là à regarder s’éloigner ses copines de beuverie, à regarder les autres, tous ces autres qui ont l’air si joyeux. Elle se ressert un grand verre, le boit d’une traite et s’allonge. Dans les nuages, elle voit des bras qui se tendent vers elle, de grands bras qui l’entourent, l’enveloppent. Eléonore s’y blottit mais les bras la serrent de plus en plus fort, de plus en plus près. Elle ne peut plus respirer.
Elle se sert un autre verre, le boit aussi vite. Le liquide brûlant glisse dans sa gorge ; elle respire à nouveau. Les nuages défilent ; elle entend des voix douces qui la cajolent, ronronnent et caressent. Elle veut plonger dans le vertige qui la prend soudain, savoir à qui appartiennent ces voix, sourire enfin. Mais le vertige s’évanouit. Elle a froid. Elle se sert un autre verre.
Cette fois, elle boit plus lentement pour que ce qui s’inscrit devant ses yeux reste le plus longtemps possible ; elle veut la garder-là, au creux, cette image qui vient de si loin. C’est son anniversaire, ils sont tous là, autour d’elle : son père regarde sa mère en souriant, son frère est là aussi. Elle avait oublié son visage, chaque gorgée le lui rappelle un peu plus.
Mais peu à peu l’image s’estompe, les couleurs s’affadissent, les visages se creusent, les yeux se vident, le visage du frère s’efface. Eléonore résiste, elle se verse un autre verre, encore et encore pour rattraper l’image perdue. Puis plus rien.
---
À l’autre bout de la cour, Tibout sort de sa cachette et court, il court, aussi vite que le lui permettent ses petites jambes, il court vers la grande fille aux yeux perdus, qui ne sourit plus. Qui ne bouge plus, une larme figée sur la joue.
Cette histoire est triste, mais bien écrite, avec un style bien à elle. Bravo !
Je file lire la suivante !!
Super merci pour ton retour et ta lecture.
Ouh là, il est dur à trouver, celui-là ! Ce conte se différencie des autres je trouve. D'abord, il est assez triste, et puis il a une autre "structure" narrative pour ainsi dire. La fin assez mystérieuse...le frère d'Éléonore est-il mort ? et qu'arrive-t-il vraiment à Éléonore à la fin du conte ? Tombe-t-elle dans les pommes ?
En tout cas, j'admire la facilité avec laquelle tu joues avec ton "stock" de personnages ; et, même si tes histoires se passent toujours au même endroit, tu nous fait toujours découvrir de nouveaux aspects de l'école ! :)
Je repasserai bientôt pour la suite !
Bonne semaine !
Jowie
Alors alors, c'est vrai qu'il est certainement un peu dur. Le ton change en effet, parce que l'auteur initial écrit lui-même des contes assez tristes (indice 1 ;-) ) et je ne l'utiliserai qu'une 2nde fois pour clore le recueil (j'ai commencé à écrire ce dernier conte mais il n'est pas facile).
Pour la fin, j'ai laissé des blancs parce que je voulais que le lecteur se fasse lui-même son idée (mais c'est peut-être embêtant, je devrais sans doute préciser). Pour moi Eléonore fait un coma éthylique (mais comme dans le conte initial la petite fille meurt... (indice 2 ;-) ) je pensais garder le doute.
bonne semaine à toi aussi!
Gaëlle