Paris, 2009-2014. – Point de vue d'Émilie.
La première année, je reprends la fac après l'événement qui reste encore un tabou pour moi. Tout le monde sait, mais je n'en parle jamais avec mon entourage. On fait comme si ça n'avait pas eu lieu. Le résultat, c'est juste que je suis officiellement folle, maintenant.
Solène, ma meilleure amie de l'école primaire, a été plaquée. Elle est hébergée par son frère, le prof principal de ma promo à la fac. Guillaume COLZA, toutes les étudiantes en sont folles... sauf l'intello première de la classe, Camille, qui trouve qu'il ne se foule pas trop pédagogiquement. Un comble pour une filière de pédagogie scientifique. Enfin, les autres s'en tapent parce qu'il est « cool et beau-gosse », c'est tout ce qu'on attend d'un enseignant, n'est-ce pas ? Moi, il me terrifie depuis que je suis petite. Il m'aide toujours pour les cours parce que je suis nulle, mais sa gentillesse me dérange. Je ne comprends vraiment pas pourquoi je réagis toujours aussi mal quand il me tapote l'épaule ou même simplement quand il me fait un clin d'œil !
De toute manière, tout me fait peur à la fac, à part Alexis – un étudiant grec qui me sourit – et encore, le fait de ne pas avoir peur de lui me terrifie davantage que s'il me faisait peur comme les autres. Enfin, c'est sûrement normal parce que j'ai un trouble anxio-dépressif. Tout ce que je prends, ce sont des antalgiques, comme des bonbons. Et le traitement hormonal de ménopause artificielle. Depuis que je suis adulte j'ai pas passé une seule journée sans médicaments. Les douleurs font partie de mon identité, la maladie et la peur aussi.
Par rapport à Alexis, c'est bizarre. Il m'aide pour les cours, il a l'air de bien m'aimer, il me sourit et me parle doucement, il m'apporte du café et des barres chocolatées quand je fais des crises d'angoisse. Ma petite fille intérieure l'adore, elle s'assoit sur ses genoux et lui fait des câlins. Mais moi, ça me dégoûte, cette proximité avec lui. Et il y a toujours sa binôme, Camille, qui vient le chercher pour travailler quand on passe du temps tous les deux. Elle est chiante et autoritaire, même si elle a de bons résultats, elle, au moins. Alexis aussi a de bons résultats, c'est juste moi la nulle... alors j'ai pas vraiment mon mot à dire et je les laisse réviser ensemble.
Mais c'est surtout que je ne comprends pas pourquoi il me dit que je suis nulle pour passer du temps avec lui et qu'il voudrait être avec une fille pour s'amuser à du sexe, alors qu'il revient toujours me voir, moi. En plus, il court aussi après Alice, alors qu'elle joue avec lui et qu'il a l'air de croire que c'est sérieux entre eux. Cette fille manque de respect à tout le monde et les gens ont l'air d'être à ses pieds. Ça n'a aucun sens. J'en ai parlé à Solène et Valentin – mon autre meilleur ami d'enfance. Ils ont tous les deux l'impression que je réagis comme ça parce que je suis amoureuse d'Alexis et que ça me rend jalouse qu'il s'intéresse à d'autres personnes.
La deuxième année, je suis retournée voir le psychiatre pour mes « symptômes ». J'ai des angoisses sur une doctorante qui s'entend particulièrement bien avec Alexis et Camille. Valentin et Solène ont sauté sur l'occasion pour me dire que je suis juste jalouse et que je ne veux pas le reconnaître ! Pour eux, de toute manière il n'y a que des mélodrames amoureux qui existent. Après avoir trouvé qu'ils étaient totalement faits l'un pour l'autre, Solène s'est entichée du pire don juan de ma fac. Valentin est dévasté, et veut la sortir de cette terrible relation toxique. Moi, je suis saoulée parce que pendant ce temps personne ne s'inquiète de ce que je vis. Je suis à bout de nerfs et de tout...
La troisième année, rien ne va. Costis le meilleur pote d'Alexis, a décidé de m'insulter et de me bousculer dès qu'il me voit et qu'Alexis n'est pas là pour le voir faire. Il me reproche d'être moche et me compare toujours à Elise, en beauté. Khaled, le doctorant, s'est mis à me faire des avances sexuelles en échange de son aide pour les devoirs. Personne ne croit que je dise la vérité, et même moi j'en doute. Alice et Roméo ont pété un câble pendant le stage pratique. Ils se sont mis à draguer tout le monde, ça a fait plein d'histoires pour rien. Le groupe s'est scindé entre leurs partisans et leurs détracteurs, j'ai été prise pour cible parce que je n'ai pas hurlé avec les loups contre eux.
La quatrième année, j'ai l'impression qu'Alice a été virée après le stage parce qu'on ne l'a plus jamais revue à la fac. Roméo a bien été puni, lui, et comble : Solène l'a largué pour se mettre avec Valentin comme elle voulait au départ. Happy end, quoi. J'ai fini par quitter Alexis, je pense qu'Elise et les autres ont raison, je suis une charge pour lui, il veut juste une petite amie. Je ne comprends juste pas pourquoi il insiste autant pour rester en relation avec moi alors que je ne lui apporte rien. Moi, ça va de pire, je dois interrompre mes études après les vacances de Noël. J'ai commencé des petits projets artistiques pour me changer les idées.
Je suis allée parler avec Alexis à la cérémonie de remise des diplômes qu'ils avaient tous, sauf moi. J'ai eu le sentiment que ça mettait les gens mal à l'aise de me revoir, un peu comme s'ils avaient pris ma place. Au moins j'ai pas tout perdu, je suis arrivée au moment où Mila, la marginale de la promo, finissait son esclandre à la tribune. Tout le monde en a pris pour son grade, j'ai ri. Elle n'a aucune notion de convenances ou de diplomatie, celle-là.
La cinquième année, j'ai redoublé. J'ai fini par arriver au niveau attendu, mais je ne suis pas allée passer les examens. En fait, je ne veux pas faire partie de ce système. Je me suis rendu compte que la violence en moi provenait de la violence que j'avais reçue et je veux vivre autrement. Avec des gens qui me respectent, m'écoutent et me croient. J'ai renoué avec Prune, une autre de mes amies d'enfance qui comprend ce que je ressens, et ne nie pas ce que je vis. Et j'ai aussi rencontré John, un mec dont mon corps se sent proche physiquement, comme tranquillisé, enfin. Au fait, Solène et Valentin se marient. J'ai essayé de jouer le jeu, mais j'ai tenu jusqu'au buffet où ils n'avaient rien prévu pour que moi, je puisse manger. Je n'ai pas ma place avec des gens qui ne m'en donnent pas.