La Geste de Souffreprince

Prologue

Sadric Souffreprince se tenait sur la terrasse de son manoir, dominant les collines à l’écart de Thyr-Kel. La lumière du crépuscule baignait les terres d’un éclat doré mourant, tandis qu’une brise fraîche soulevait doucement les pans de son manteau. Devant lui, la cité se dressait avec une majesté séculaire, ses tours élancées et sculptées s’élevant au-dessus des canaux miroitants. Son architecture, où la finesse baroque côtoyait par instants la solennité du gothique, offrait un spectacle à la fois aérien et imposant. Cette architecture témoignait d’un passé fastueux, figé dans la pierre et le verre, où la lumière jouait en permanence avec les ombres révélant tour à tour la splendeur et le mystère de la cité. Les façades richement ornées, percées de hautes fenêtres en ogive, se découpaient sur le ciel voilé, projetant des ombres profondes sur l’eau sombre. Sadric inspira profondément, ses mains calleuses reposant sur la garde de sa rapière, Rancune, une arme qu’il connaissait mieux que ses propres cicatrices.

À trente-huit ans, il avait survécu à bien plus que son lot de combats, d’intrigues et de trahisons. Pourtant, ce soir, une pensée étrangère occupait son esprit : le mariage de Renar, son fils. L’idée était troublante, presque irréelle.

Un bruit de pas derrière lui rompit le silence. Hurlanc, son vieil ami, approchait, une coupe de vin à la main. Sa démarche, encore assurée malgré le poids des ans, trahissait une réflexion intense. Il tendit un verre à Sadric sans un mot, et les deux hommes restèrent un moment silencieux, contemplant l’horizon.

Finalement, Hurlanc brisa la quiétude, sa voix grave résonnant doucement :
« Alors, ce fils que j’ai vu tomber de son poney va sceller une alliance. »

Sadric sourit, un sourire discret, teinté d’ironie. « Il est loin le temps où il pleurait pour une écorchure. Aujourd’hui, il affronte des hommes armés, parfois même mieux que moi. »

Hurlanc haussa un sourcil, son regard fixé sur la coupe de vin. « Les alliances… Ce ne sont jamais que des prisons. On les construit joliment, avec des promesses et des rubans, mais des prisons tout de même. »

Sadric répondit avec un éclat d’humour dans la voix : « Les prisons peuvent être confortables, tant qu’on en garde la clé. Et puis, il faut admettre que sa promise est fraîche comme une fleur. Ça ne lui déplaira pas. »

Hurlanc eut un léger ricanement, mais son regard s’assombrit. Il leva les yeux vers le ciel, où les premières étoiles perçaient timidement. « Oui… tant qu’on garde la clé… Mais toutes les fleurs fanent un jour, Sadric. »

Le silence s’installa à nouveau, cette fois plus lourd, plus chargé de significations inexprimées. Sadric posa son verre sur la rambarde de pierre, observant les ombres qui s’allongeaient sur les collines comme des échos d’un temps révolu.

Lentement, il hocha la tête, comme pour lui-même. « Peut-être. Mais tant que cette fleur éclot, elle mérite d’être protégée. »

Ainsi s’étendait Karest, un monde en ruines, où chaque alliance, chaque promesse, portait le poids d’un passé écrasant. Tandis que les ombres de Thyr-Kel s’étiraient, le vent murmurait des vérités immuables : les pierres, les hommes, et même les fleurs n’échappaient pas à l’usure du temps.

Introduction

Le Noce des Masques

Thyr-Kel s’étirait dans la lumière mourante d’un crépuscule lourd et voilé. Les tours fissurées, dressées comme les doigts d’un cadavre, se découpaient sur un ciel de cendres. Les canaux dormants reflétaient une lumière diffuse, tandis que des gondoles glissaient en silence, portant des passagers masqués vers le palais des Etennemare.

Si, dans n’importe quelle autre cité, un individu masqué pouvait légitimement prêter à la suspicion, à Thyr-Kel, le port du masque était une héraldique à part entière, un étendard porté sur le visage. Ici, chaque masque affichait les couleurs et symboles de la maison qu’il représentait, révélant l’origine, le rang et parfois même les ambitions de celui ou celle qui le portait. En cuir, en fer, en porcelaine, en verre soufflé ou en bois finement sculpté, ces masques n’étaient pas de simples ornements. Ils parlaient pour leurs porteurs, souvent bien mieux que les mots.

La ville était en émoi. Ce soir-là, on ne murmurait pas sur la mort ou les reliques interdites, mais sur le mariage de Renar Etennemare, héritier apparent de l’une des plus influentes maisons nobles de Thyr-Kel.

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Le grand hall du palais des Etennemare resplendissait de lustres ornés de cristal noir, projetant des éclats scintillants sur les invités.

L’alliance entre les Etennemare et les Darniel était un événement d’importance. La Maison Darniel, ancienne mais affaiblie, espérait retrouver une place au sommet en unissant l’une de ses héritières à Renar Etennemare, jeune prodige et figure montante de sa famille. En retour, les Etennemare, maîtres incontestés des intrigues de Thyr-Kel, voyaient cette union comme un moyen de renforcer leur emprise politique en établissant un lien direct avec une maison aristocratique encore respectée, surtout parmi les anciennes Dynastes.

Mais comme toujours dans les mariages arrangés, des non-dits se mêlaient aux promesses.

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Dans un coin de la salle, près d’un buffet chargé de mets trop riches pour paraître honnêtes, Sadric Souffreprince se tenait à l’écart, observant la scène avec un mélange de fierté et de cynisme. Ses vêtements, sombres mais impeccablement coupés, le distinguaient à peine parmi la foule. Il ne portait pas de masque, un acte de défi discret, mais quiconque croisait son regard comprenait rapidement qu’il n’était pas là pour faire des ronds de jambes.

Renar, son fils, était au centre de toutes les attentions.

Grand et élégant dans un habit bleu nuit brodé d’argent, il incarnait l’image parfaite du futur époux idéal. Pourtant, même à travers le masque fin qu’il portait, Sadric reconnaissait dans les yeux de Renar une nervosité qu’il s’efforçait de cacher.

Hurlanc d’Etennemare, appuyé contre une colonne non loin, murmura, sa voix grave et posée coupant à travers le tumulte feutré des conversations :
« Il joue bien son rôle, ton fils. Trop bien peut-être. »

Sadric haussa un sourcil. « Ce n’est pas un rôle pour lui, c’est une cage. »

Hurlanc esquissa un sourire ironique. « Pour chanter en toute sécurité, l’oiseau doit accepter les barreaux. »

Sadric ne répondit pas. Son regard suivait Renar, qui échangeait des mots polis avec des invités, probablement des éloges creux et des bénédictions intéressées. Il savait que chaque sourire, chaque mot, pesait lourdement sur les épaules de son fils. Un domestique passa à porter de main de Sadric, portant un plateau orné de milles douceurs, sucrées, salées et au épices lointaines. 

« Hep… » Sadric ne put résister et héla le serviteur, l’œil brillant d’une gourmandise coupable.

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Les invités, eux, murmuraient d’une autre voix.

« Un mariage de convenance, bien sûr. »
« Ysaria Darniel, si jeune, et lui… Enfin, au moins il a de l’allure. »
« Et l’autre ? Tu sais… Son vrai père ? »

La vérité sur la naissance de Renar n’était un secret pour personne. Sadric Souffreprince, ancien maître d’armes des Etennemare et amant discret de la mère de Renar, n’avait jamais revendiqué publiquement sa paternité. Il n’en avait pas besoin. Tout le monde savait. Les traits du fils dénonçaient le père.

Ysaria, la mariée, se tenait à l’écart avec un groupe de ses cousines, écoutant leurs bavardages frivoles sans y prêter réellement attention. Sous son masque de porcelaine blanche, ses yeux brillaient d’une intelligence froide. Elle connaissait son rôle dans cette alliance. Elle avait grandi au sein des Darniel, où l’on apprenait à sourire tout en serrant un poignard sous sa robe.

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Hurlanc posa une main légère sur l’épaule de Sadric, le tirant de ses pensées.
« Il faut le laisser à son jeu. Il s’en sortira. »

Sadric soupira, un soupir lourd d’années passées à jouer des rôles qu’il n’avait jamais choisis.
« Tu crois qu’il s’en sortira mieux que moi ? »

Hurlanc eut un rire bref, sec. « Peut-être. Peut-être pas. Mais tu as au moins eu le luxe de briser tes propres chaînes. Lui, il commence à peine à comprendre qu’elles existent. »

Sadric releva la tête, croisant le regard d’un noble masqué qui s’éloigna aussitôt. Le poids des murmures, des regards en coin, tout cela lui était familier. Mais il n’était plus ce jeune homme fougueux, prêt à tirer l’épée à la moindre insulte. Pas ce soir.

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La cérémonie devait sceller une nouvelle ère pour les deux maisons. Officiellement, elle symbolisait l’unité, la prospérité, et un avenir où les Etennemare et les Darniel partageraient leurs forces. Mais dans les ombres, des doutes grandissaient.

Certains invités murmuraient sur l’ambition d’Ysaria, se demandant si elle n’était pas simplement un pion des Darniel, placée là pour infiltrer les Etennemare. D’autres voyaient en Renar un héritier fragile, dont le sang mêlé trahirait la grandeur promise.

Au centre de tout cela, Sadric restait immobile, un pilier entre deux mondes qu’il connaissait trop bien.

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Les portes du grand hall s’ouvrirent soudain, laissant entrer un groupe de musiciens. Les notes d’un luth se mêlèrent à un chant grave, et la foule s’écarta pour laisser place à Ysaria et Renar, qui s’avancèrent ensemble.

Sadric sentit une bouffée d’émotion qu’il repoussa aussitôt. Ce n’était pas sa place. Ce n’était jamais sa place.

À quelques pas derrière, Hurlanc murmura, presque pour lui-même :
« Le masque sied bien à ton fils. Espérons qu’il apprendra à le porter avec légèreté. »

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Les festivités prenaient leur cours, et les alliances semblaient scellées sous les masques. Mais dans la cité de Thyr-Kel, les apparences n’étaient jamais qu’une façade fragile, prête à s’effriter au premier coup.

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Chapitre 1

Le Banquet

Le banquet battait son plein, et une légèreté factice semblait avoir envahi la salle. Les masques, qui avaient jusque-là dominé les interactions et entretenu une froide distance, avaient pour la plupart été retirés. Les visages étaient désormais visibles, dévoilant sourires de convenance et regards furtifs, mais aussi quelques expressions d’avidité ou de jalousie mal dissimulées.

Sur les longues tables ornées de nappes pourpres et d’ornements d’argent, les mets défilaient sans relâche : des volailles dorées, des fruits confits brillants comme des joyaux, et des pâtisseries dont l’odeur sucrée flottait jusque dans les coins les plus reculés de la salle. Des coupes de vin, régulièrement remplies par des domestiques zélés, scintillaient sous la lumière tamisée des lustres en cristal noir.

Sadric Souffreprince, assis près d’un pilier, venait de s’emparer d’un troisième morceau de rôti, qu’il dégusta lentement, un sourire satisfait aux lèvres. Il vida sa coupe d’un vin au bouquet capiteux et regarda autour de lui, son œil pétillant de gourmandise.

Hurlanc d’Etennemare, assis à sa gauche, observa la scène avec un amusement teinté de moquerie. Il posa son verre et se pencha légèrement vers Sadric.

« Si tu continues ainsi, il faudra élargir ta ceinture. »

Sadric tourna la tête vers son ami, surpris. Puis il eut un rire bref mais sincère. « Tu deviens cruel, Hurlanc. »

Hurlanc, impassible, ajouta d’un ton sec : « Ce n’est pas de la cruauté. C’est un constat. La dernière fois que je t’ai vu paré pour un duel, tu ressemblais plus à une lame qu’à un tonneau. »

Sadric rougit légèrement, mais son sourire ne faiblit pas. Il tapota son ventre, certes un peu plus arrondi qu’il ne l’aurait souhaité.

« Tu oublies que même les tonneaux peuvent contenir des merveilles. »

Hurlanc secoua la tête, amusé. « Tant que tu n’en oublies pas comment manier ta rapière, qui suis-je pour te juger ? »

Sadric haussa les épaules, détendu. Ses yeux, habitués à scruter chaque détail d’une salle comme celle-ci, se posèrent sur les dames et demoiselles présentes. Quelques-unes, joliment parées et légèrement enivrés par l’atmosphère, lui rendirent des sourires timides. D’autres, plus audacieuses, laissèrent leurs regards s’attarder sur lui avec une insolence calculée.

Sadric prit une gorgée de vin. Encore quelques années en arrière, je n’aurais pas eu à attendre qu’elles s’approchent. Il eut un sourire à cette pensée, amusé par la tournure de ses réflexions.

Hurlanc, sans même lever les yeux de sa coupe, remarqua : « Tes manières ont changé, mais pas tes envies. »

Sadric sourit en coin, posant sa coupe sur la table avant de répondre d’un ton léger : « Je me fais vieux, Hurlanc. Aujourd’hui, je marie un fils. Mais si la vie m’en laisse le temps, il se pourrait bien que je doive en marier trois ou quatre de plus, d’ici un ou deux hivers. »

Hurlanc leva un sourcil, intrigué. « Trois ou quatre ? Tu connais leurs noms, au moins ? »

Sadric éclata d’un rire bref, mais franc. « Pour la plupart, oui. Certains viennent me chercher, d’autres me fuient. J’imagine que c’est la nature même des liens qu’on ne choisit pas. Ceux que je connais, je les aime ! »

Hurlanc haussa légèrement les épaules, son regard toujours fixé sur sa coupe. « Il y a une forme de noblesse à reconnaître ce que d’autres cacheraient. Mais dis-moi, tu comptes tous les marier, ou bien tu vas en laisser quelques-uns bâtir leur propre histoire ? »

Sadric haussa un sourcil à son tour, son sourire se teintant d’ironie. « Je ne suis pas si généreux, Hurlanc, je n’en ai pas les moyens. Leurs vies leur appartiennent. Mais quand je peux leur donner un peu de ce qui me reste, je le fais. C’est la moindre des choses. »

Hurlanc hocha la tête, son visage impassible, mais sa voix pesait comme la pierre. « Comme racheter leur dette, alors ? Ou simplement ta manière de te racheter ? »

Sadric se pencha légèrement en arrière, les yeux fixant le plafond du palais. « Ni l’un ni l’autre. Peut-être une habitude. Peut-être un instinct. » Il laissa échapper un soupir. « Mais il est des fils qu’on ne peut jamais vraiment couper. »

Sadric répondit avec une pointe de sarcasme : « Et toi, Hurlanc ? Qu’est-ce qui te retient d’avoir des envies ? »

Hurlanc leva calmement son verre. « Le souvenir d’une femme qui valait plus que toutes celles présentes ici réunies. »

Cette réponse, bien que dite avec une tranquillité déconcertante, fit taire Sadric un instant. Il savait qu’Hurlanc n’évoquait jamais son épouse sans raison.

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Au centre de la salle, l’ambiance semblait légère, mais des murmures persistaient, des voix discrètes mais acérées qui glissaient de table en table. Sadric sentit plusieurs regards se tourner vers lui, des regards furtifs mais significatifs, des nobles masqués de mépris plus que de curiosité.

« Voilà l’homme qui n’a pas besoin de masque, » entendit-il quelqu’un chuchoter non loin.

Un autre répondit, plus bas encore : « Pourquoi en aurait-il besoin ? Son visage parle pour lui. C’est celui d’un homme qui a trahi les conventions. »

Sadric choisit d’ignorer ces commentaires, bien qu’ils alimentent une flamme sourde dans sa poitrine.

Renar, quant à lui, semblait maîtriser son rôle d’héritier prometteur à la perfection. Mais pour un œil attentif, ses gestes, aussi fluides soient-ils, trahissaient une tension sous-jacente. Sadric savait combien chaque sourire et chaque parole lui coûtait.

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La situation prit un tournant lorsque le jeune Merrill Dunless, un noble à l’arrogance évidente, se leva en levant sa coupe. Son masque, toujours en place, brillait d’un éclat métallique qui accentuait son ton provocateur.

« Mes chers amis, » commença-t-il d’une voix forte, faisant taire une partie des conversations. « Nous célébrons ce soir une union remarquable, un lien qui, espérons-le, renforcera la grandeur de ces maisons. »

Il s’interrompit un instant, son regard se posant ostensiblement sur Renar, puis sur Sadric.

« Mais il me vient une question, peut-être déplacée, mais ô combien nécessaire. Qu’est-ce qui fait la grandeur d’une maison ? »

Un murmure parcourut la salle. Merrill, savourant l’attention, continua :

« Est-ce le sang, ce noble héritage que nous portons en nous ? Ou bien est-ce autre chose, quelque chose que l’on peut… acquérir ? »

La provocation était claire. Sadric posa lentement sa coupe, ses doigts se resserrant légèrement sur la table.

Renar, malgré la tension palpable, se leva à son tour, un sourire poli mais froid aux lèvres. « La grandeur d’une maison, Merrill, réside dans sa capacité à bâtir l’avenir. Pas à ressasser le passé. »

Un murmure d’approbation monta parmi certains invités, mais Merrill ne se laissa pas décontenancer.

« Bien dit, Renar. Mais peut-on bâtir sur des fondations instables ? »

C’en était trop. Sadric se leva lentement, sa présence imposante coupant court aux murmures.

« Merrill, » dit-il d’une voix calme, mais tranchante. « Ta coupe est pleine, mais il semble que ta tête l’est beaucoup moins. Peut-être devrais-tu te contenter de boire, avant que tes mots ne te noient. »

Le silence qui suivit fut lourd. Merrill, bien que jeune et provocateur, ne trouva rien à répondre.

Hurlanc, qui avait observé toute la scène, se pencha légèrement vers Sadric. « Tu pourrais essayer de ne pas les tuer avec tes mots. Laisse-leur une chance de dégainer une lame. »

Sadric sourit, mais son regard ne quitta pas Merrill, qui finit par s’asseoir avec une raideur évidente.

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Hurlanc murmura alors, ses yeux balayant subtilement la salle : « Il y a des hommes ici qui ne sont pas venus pour festoyer. »

Sadric fronça les sourcils. « Que veux-tu dire ? »

Hurlanc haussa légèrement les épaules, mais ses yeux restèrent vigilants. « Leur démarche, leur posture. Ce sont des hommes qui connaissent l’art du combat. Peut-être des spadassins, ou pire. »

Sadric tourna légèrement la tête, feignant de contempler la salle. Il remarqua à son tour quelques silhouettes qui se déplaçaient avec une fluidité calculée, observant discrètement l’espace autour d’eux.

« Ils mémorisent la salle, » murmura Hurlanc. « Si cela tourne mal, ils sauront où frapper, où fuir. »

Sadric hocha la tête, mais un sourire apparut sur ses lèvres. « Alors espérons que je n’aurai pas trop mangé. Je déteste me battre le ventre plein. »

Hurlanc ne répondit pas, mais son expression se durcit légèrement. Il connaissait trop bien les dynamiques d’un banquet comme celui-ci. Sous les rires et les toasts, des tensions invisibles s’accumulaient, comme un orage prêt à éclater.

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Le banquet, quelques instants auparavant chargé de rires et de discussions feutrées, fut plongé dans un chaos glacé. Lorian Darniel venait de s’effondrer, sa coupe encore à demi pleine glissant de ses doigts inertes pour éclater sur le sol carrelé. Un silence de plomb avait suivi le bruit cristallin, avant que les cris ne s’élèvent.

Sadric, debout près de Hurlanc, fut l’un des premiers à se redresser pleinement face à la scène. Ses yeux analysaient déjà la salle, chaque mouvement, chaque réaction. Hurlanc, à ses côtés, murmura d’un ton grave, fataliste :

« Ça ne peut pas être un hasard. »

Sadric hocha la tête. Son instinct lui criait que quelque chose d’autre se jouait ici.

Alors que les invités s’agitaient, une silhouette attira leur attention. Au milieu de la panique, une silhouette vêtue simplement, baissant la tête, se déplaçait avec une assurance calculée. Elle traversait la foule avec une précision presque surnaturelle, ses pas évitant la moindre bousculade.

Sadric plissa les yeux. La silhouette n’était visible que brièvement entre les corps agités, mais il nota un détail frappant : au passage, un spadassin lui plaça une cape sur les épaules d’un geste fluide, presque respectueux. La silhouette ajusta la capuche d’un geste rapide et continua sa route, disparaissant presque immédiatement dans un corridor sombre à l’opposé de la salle principale.

« Tu as vu ? » demanda Hurlanc.

Sadric répondit sans détourner les yeux. « Je ne vois que des réponses à chercher. Et il ne me plaît pas de rester sur des questions. »

Le spadassin se tendit imperceptiblement. Ses yeux ne quittaient pas la silhouette qui avançait d’un pas sûr.

« Hurlanc… Elle sait exactement où elle va. »

Hurlanc acquiesça, son regard suivant le mouvement fluide de l’inconnu.

« Si elle nous sème maintenant, nous la perdrons dans les dédales de couloirs. »

Sadric n’attendit pas. D’un pas vif, il s’éloigna du banquet, contournant un groupe d’invités paniqués.

« Je vais à droite. Prends le flanc. »

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Hurlanc posa une main ferme sur l’épaule de Sadric. « Si cette silhouette quitte le palais sans qu’on sache qui elle est, tout cela n’aura été qu’une mascarade à laquelle nous n’aurons rien vu. »

Sadric répondit avec un sourire aiguisé. « Hors de question de passer pour des dadets, suivons l’ombre avant qu’elle ne devienne un spectre. »

Les deux hommes se glissèrent hors de la salle, contournant les invités paniqués et les gardes encore incapables d’organiser une véritable réponse.

Le corridor dans lequel la silhouette avait disparu était long et faiblement éclairé par des lampes tremblantes, projetant des ombres mouvantes sur les murs de pierre. Sadric dégaina sa rapière avec la fluidité de l’habitude, tandis qu’Hurlanc attendait encore de faire de même avec sa lame sinistrement nommée Hurlante.

Ils progressèrent rapidement, mais sans précipitation, leurs regards scrutant chaque recoin.

« Tu entends ça ? » murmura Sadric.

Hurlanc acquiesça. Un froissement discret, un souffle mal étouffé. Le premier spadassin apparut dans une arche à leur droite, une lame courte mais visiblement affûtée à la main.

« Rien de personnel, messieurs, » dit-il, sa voix étouffée par le masque qu’il portait.

Sadric ricana, se plaçant en garde. « Je me sens insulté, tout de même. »

L’affrontement fut bref, le spadassin bien entraîné mais dépassé par la maîtrise de Sadric. Hurlanc, d’un mouvement précis et presque nonchalant, déséquilibra l’homme et le mit à terre. Mais alors qu’il tentait de l’interroger, le spadassin, d’un geste rapide, croqua une capsule qu’il avait dissimulée dans sa manche.

Une mousse noire coula de ses lèvres, et il s’effondra avant de pouvoir prononcer un mot de plus.

Sadric grogna, frustré. « Ils sont prêts à mourir pour garder leur silence. Cela ne promet rien de bon. »

Hurlanc ne répondit pas, Ses yeux, fixés sur le couloir devant eux, semblaient sonder les ombres mouvantes. Puis, d’un geste fluide, il dégaina Hurlante.

La lame émit un gémissement long et strident, un son qui évoquait à la fois le cri de l’acier malmené et le crissement d’une craie contre un tableau. Le bruit s’infiltra dans le silence oppressant, faisant vibrer l’air autour d’eux.

Sadric tressaillit malgré lui. Il connaissait Hurlante depuis des années et avait été témoin de ses effets à maintes reprises, mais jamais il ne s’était habitué à ce son dérangeant, presque vivant.

« Un jour, Hurlanc, il faudra que tu trouves une lame qui n’insulte pas mes oreilles chaque fois que tu la tires, » murmura-t-il, son ton mêlant cynisme et une pointe d’inconfort réel.

Hurlanc esquissa un sourire bref, toujours impassible. « Elle préfère les tympans ennemis, mais elle prend ce qu’elle trouve. »

Sadric secoua légèrement la tête, gardant son regard fixé devant lui. « Tu en parles comme si elle avait une volonté propre. »

Hurlanc ne répondit pas, avançant avec sa lame prête, son silence plus éloquent que n’importe quelle réplique.

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La poursuite continua, chaque tournant révélant une nouvelle embuscade. Les spadassins semblaient s’être préparés à retarder quiconque tenterait de suivre leur maître.

Dans une galerie étroite bordée de statues anciennes, deux assaillants les attendaient dans les ombres. Sadric bondit en avant, sa rapière décrivant un arc éclatant sous la lumière des torches.

« Un après l’autre, messieurs, » dit-il en esquivant une attaque de justesse.

Hurlanc, toujours à ses côtés, para une lame en déviant le coup avec Hurlante. La lame magique, hurlant d’un cri strident à chaque impact, résonna dans l’espace confiné, perturbant même leurs adversaires.

Hurlanc, impassible, fixa le spadassin qui lui faisait face, sa lame toujours vibrante d’un cri métallique. « Dernière chance. Elle te percera les tympans... avant de s’occuper de ton âme. »

Le spadassin hésita un instant, mais le défi brillait dans ses yeux. Il resserra sa prise sur son arme et attaqua.

Hurlanc soupira, presque las. « Ainsi soit-il. »

D’un mouvement précis et implacable, Hurlanc abattit Hurlante. La lame, hurlant une dernière fois, piqua profondément. Le spadassin s’effondra, son corps retombant lourdement sur le sol, mais le cri persista, s’évanouissant lentement dans un silence lourd.

De l’extérieur, rien ne trahissait ce que la lame avait pris, rien d’autre qu’un corps sans vie. Pourtant, Hurlanc, qui connaissait la véritable nature de son arme, sentit l’écho fugace de ce qu’elle venait de dévorer. Une âme, arrachée à son porteur et emportée dans les tréfonds obscurs où Hurlante puisait sa force.

Il demeura immobile un instant, son regard dur fixé sur la dépouille, mais ses pensées dérivaient ailleurs. Une autre âme perdue, un poids de plus à ajouter à une balance qu’il ne contrôlait pas.

Sadric, observant la scène, rompit le silence. « Toujours aussi efficace… et toujours aussi sinistre. »

Hurlanc essuya lentement la lame, ses gestes mécaniques trahissant une habitude pesante. « Ils choisissent leur sort. »

Il leva les yeux, ses traits marqués d’une gravité familière. « Mais ce choix n’empêche pas de regretter ce qui s’égare. Une âme est une âme. »

Sadric ne répondit pas immédiatement, ses sourcils légèrement froncés. Puis il se contenta d’un bref soupir. « Ce n’est pas moi qui irai discuter avec ta lame. »

Hurlanc rengaina Hurlante, dont le murmure s’éteignit dans un dernier soupir métallique. « Moi non plus, » dit-il doucement, presque pour lui-même, avant de se tourner vers le couloir où d’autres ombres attendaient.

Sadric s’élança vers eux, « Ne te formalise pas, ceux-ci sont pour moi, surveille juste mon dos. » 

Sadric vit une ombre bouger sur sa gauche. Sans hésiter, il dégaina, sa rapière sifflant dans l’air.

Le premier spadassin attaqua, une dague fendant l’espace vers la gorge de Sadric. D’un pivot rapide, il esquiva, déviant la lame d’un revers précis avant de riposter. La pointe de sa rapière trouva un espace entre les côtes ennemies.

Derrière lui, un cri de douleur résonna : Hurlanc venait d’abattre un second adversaire d’un coup sec de sa lame.

« Deux autres ! » lança Hurlanc.

Sadric para un nouveau coup, sentit la pression sur sa garde, et recula stratégiquement d’un pas. Il pivota sur lui-même, profitant du mouvement pour fendre l’air en diagonale. L’acier mordit la chair. Le sang coula.

Le dernier spadassin s’effondra, sa dague chutant dans un bruit métallique.

Ainsi, en quelques mouvements précis d’une danse mortelle, Le sire de Souffreprince et Hurlanc avaient mis les spadassins hors d’état de nuire.

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Finalement, ils atteignirent un couloir plongé dans une obscurité presque totale. Sadric ralentit, ses sens en alerte.

« Ils sont parvenus à lui donner assez de temps pour disparaitre, » murmura-t-il.

Hurlanc hocha la tête, son regard scrutant les ténèbres. Mais avant qu’ils ne puissent avancer davantage, un bruit de métal résonna derrière eux.

Les deux hommes se retournèrent, prêts à affronter un nouvel assaut, mais le couloir resta silencieux. Lorsqu’ils se retournèrent à nouveau, la silhouette avait disparu, avalée par une porte dérobée ou un passage secret qu’ils n’avaient pas repéré à temps. Le couloir était vide. Juste un courant d’air froid et un léger bruissement, comme si une porte venait de se refermer.

Sadric s’avança lentement, rapière en main. Il scruta l’ombre mouvante des torches, cherchant un indice, une trace laissée par la silhouette en fuite. Rien. Même la poussière semblait intacte.

Hurlanc renifla, agacé.

« On vient de se faire mener en bateau. »

Sadric fixa les ténèbres devant lui, serra les dents, puis frappa du poing contre la pierre froide.

« Je le retrouverai. Et cette fois, il n’aura pas le temps de disparaître. »

Sadric grogna. « Il joue bien son jeu, celui-là. »

Hurlanc. « Voilà qui a été mené d’une main de maitre, ou d’une main de traitre… »

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En retournant vers la salle principale, Sadric et Hurlanc constatèrent que le chaos avait redoublé. Les invités échangeaient accusations et murmures, des factions commençaient déjà à se former dans les débats animés.

Sadric, essuyant sa lame d’un mouvement rapide, s’adressa à Hurlanc : « Cette silhouette… Il ou elle connaissait bien les lieux. Il doit y avoir une complicité, c’est certain. »

Hurlanc acquiesça, les yeux pensifs. « Et les spadassins… Leur loyauté est trop absolue pour des mercenaires ordinaires. Ils ont été entraînés, conditionnés même. Je pressens quelque chose de plus malsain derrière cela. »

Sadric croisa les bras, son regard se perdant dans la foule agitée. « Nous ne saurons pas qui, pas ce soir. Mais cette histoire est loin d’être terminée. Je dois aller soutenir Renar »

Hurlanc, toujours calme, répondit : « Oui, rentrons dans la salle. Nous avons encore des rôles à jouer. »

Sadric acquiesça. L’ombre avait disparu, mais les intrigues ne faisaient que commencer.

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De retour dans la salle principale, Sadric et Hurlanc constatèrent que le banquet s’était transformé en un champ de tensions à peine voilées. Les invités, regroupés en petits cercles, murmuraient à voix basse, lançant des regards lourds de sous-entendus aux principaux acteurs de cette tragédie.

Au centre de l’attention, Renar tentait de garder contenance. Mais son visage trahissait une douleur sincère, mêlée d’une colère qu’il peinait à contenir. À ses côtés, Ysaria, immobile comme une statue, semblait absorber la tempête avec un calme étrange, presque inquiétant.

Sadric avança vers son fils, s’arrêtant à quelques pas seulement, mais avant qu’il ne puisse dire un mot, Merrill Dunless se redressa, sa voix éclatant dans la salle.

« Cela ne peut pas rester impuni ! » lança-t-il avec une théâtralité calculée. « Lorian Darniel, empoisonné en plein banquet, à la veille d’un mariage censé unir ces maisons. Qui aurait osé une telle infamie ? »

Il parcourut la salle du regard, prenant soin d’insister un instant sur le visage de Renar.

« Une telle audace ne peut venir que d’une rivalité ancestrale, » poursuivit-il, sa voix vibrante d’indignation feinte. « Qui, aurait un intérêt à voir cet accord de paix échouer ? »

Un murmure parcourut l’assemblée. Merrill, satisfait, croisa les bras, attendant la réponse qu’il savait inévitable.

Sadric, toujours immobile, fronça les sourcils. Il connaissait ce jeu. Merrill jouait sur la peur collective, cherchant à détourner les soupçons de sa propre maison en les projetant sur une cible facile.

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Un noble masqué, proche de Merrill, se leva à son tour.

« Ce sont là des accusations graves, Merrill, » dit-il d’une voix mesurée. « Mais n’oublions pas que les Darniel, comme les Etennemare ne sont pas au-dessus de tout soupçon. Lorian était un homme influent, et sa disparition profite à bien des ambitieux. »

Ysaria, jusque-là silencieuse, releva la tête. Sa voix, tranchante comme une lame, coupa net les murmures.

« Ces insinuations sont indignes d’une telle assemblée. Ma famille a tout à perdre de cet événement tragique, et je ne laisserai personne insinuer que nous y avons pris part. »

Ses yeux glissèrent sur Merrill, puis sur les autres nobles. « Quant à vous, Merrill, il est bien facile d’accuser vos rivaux. Mais peut-être devriez-vous commencer par expliquer la présence de certains de vos hommes à ce banquet, des hommes que je ne reconnais pas comme des invités légitimes. »

Le coup porta. Merrill, bien que visiblement pris au dépourvu, sourit avec un calme glacial.

« Vous insinuez que je suis responsable ? Quelle idée absurde. Je n’ai aucun intérêt à voir cette union échouer, bien au contraire. »

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Renar sous pression

Soudain, un autre noble, plus âgé, se leva, son masque retiré, révélant un visage marqué par les ans.

« Et qu’en est-il de Renar Etennemare ? » demanda-t-il, sa voix grave résonnant dans la salle. « Futur époux, héritier d’une lignée contestée. N’aurait-il pas cherché à se débarrasser d’un beau-père encombrant pour asseoir sa propre autorité ? »

La salle se figea. Renar, déjà éprouvé, tourna lentement la tête vers l’orateur, ses yeux étincelant de colère.

« Vous m’accusez, moi, de trahir ma propre belle famille ? » dit-il, sa voix tremblant légèrement. « Vous osez insinuer que j’aurais empoisonné un homme qui m’a accueilli comme un fils ? »

L’homme haussa les épaules. « Je ne fais qu’exprimer ce que d’autres murmurent déjà. Les bâtards, après tout, sont réputés pour leur ambition. »

Sadric, qui était resté silencieux jusque-là, fit un pas en avant, prenant le relais.

« Assez, » dit-il, sa voix coupant à travers les murmures comme un coup de lame.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

Souffreprince eut un sourire froid. Il laissa le silence s’installer avant de répondre, lentement.
« Quelle habileté, Merrill. Vous insinuez sans accuser, vous désignez sans vous mouiller. Une langue affûtée est une arme redoutable… quand on sait la manier. »
Il avança encore, forçant Merrill à soutenir son regard.
« Mais un mot mal placé peut être aussi fatal qu’une lame mal tenue. » Le jeune homme recula légèrement, mais Sadric continua, son ton devenant plus tranchant.

« Renar a montré plus d’honneur ce soir, en restant ici parmi vous, que la plupart d’entre vous n’en verront jamais dans une vie. Alors, à moins que vous ne souhaitiez défendre vos mots par le fer, je vous conseille de les ravaler. »

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Hurlanc, qui avait observé la scène avec son calme habituel, décida d’intervenir.

« Cette pièce de théâtre n’a que trop duré, » dit-il, sa voix pesante. « Nous sommes ici pour découvrir la vérité, pas pour jouer à des jeux d’accusations qui ne mènent nulle part. »

Il se tourna vers Merrill. « Tu as beaucoup parlé, Merrill. Peut-être trop. Si tu es innocent, alors prouve-le en aidant à découvrir qui est coupable. Sinon, tais-toi. »

Puis il se tourna vers l’assemblée. « Quant à vous tous, souvenez-vous que nous avons perdu un homme de valeur ce soir. Il mérite mieux que vos querelles mesquines. Alors je ne veux plus rien entendre. »

La salle retomba dans un silence tendu.

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Alors que les nobles se calmaient, un garde s’approcha de Sadric et Hurlanc, murmurant à voix basse.

« Messieurs, nous avons trouvé une fiole vide près de la table des Etennemare. Elle semble contenir des résidus de poison. »

Sadric fronça les sourcils.

« Où précisément ? »

Le garde hésita. « Juste à côté du siège de Renar. »

Hurlanc serra les mâchoires.

« Voilà une coïncidence bien calculée, » dit-il à voix basse.

Sadric acquiesça. « Trop calculée. Quelqu’un veut que Renar soit accusé. »

Sadric, serrant la garde de sa rapière, regarda Renar.

« Je ne laisserai personne te prendre pour un coupable, fils. Nous trouverons qui a fait cela. »

Hurlanc, toujours calme mais sombre, ajouta : « Et nous découvrirons ce qu’ils cherchaient à accomplir… ou à cacher. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

Guibert Dar-Endal, Prince de Thyr-Kel

Quelques jours avaient passé depuis le banquet tragique, mais les tensions demeuraient palpables dans les rues de Thyr-Kel. Le meurtre de Lorian Etennemare, figure centrale des alliances politiques de la ville, proche du Prince, continuait de faire couler l’encre et d’agiter les cercles aristocratiques.

Le palais du prince Guibert Dar-Endal, perché au sommet de la Cité Haute, dominait la ville comme une sentinelle vigilante. Derrière ses murs austères, un homme tout aussi imposant que ses pierres trônait dans une salle décorée avec sobriété. Contrairement à bien des dynastes, Guibert privilégiait l’efficacité à l’opulence et l’ostentatoire.

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Sadric et Hurlanc furent introduits dans la salle du trône. Guibert, vêtu d’un habit bleu nuit rehaussé de broderies discrètes, les observa avec une intensité calculée. Ses traits, durs et marqués par une discipline de fer, étaient encadrés par des cheveux soigneusement coiffés. Il se tenait droit, une main posée sur l’accoudoir de son fauteuil orné de symboles de justice et de pouvoir.

« Messieurs, » commença-t-il, sa voix profonde résonnant avec autorité. « Je suppose que si vous vous tenez devant moi aujourd’hui, c’est pour défendre la cause de votre protégé, Renar Etennemare. »

Hurlanc s’inclina légèrement, adoptant un ton respectueux.

« Monseigneur, nous souhaitons simplement garantir que la justice soit rendue avec équité. Renar n’est pas coupable, et nous sommes ici pour prouver qu’il est victime d’un piège. »

Guibert croisa les bras, son regard pesant sur eux.

« Victime ou coupable, cela reste à établir. Mais je dois reconnaître que votre réputation vous précède. Votre loyauté envers votre famille et votre habileté dans les affaires délicates me laissent envisager une solution qui pourrait convenir à toutes les parties. »

Il se leva, dominant la pièce par sa stature.

« Renar Etennemare ne sera pas mis sous les verrous, mais il reste sous votre responsabilité directe. Si, à la fin de cette enquête, il est prouvé qu’il a joué un rôle dans cette tragédie, vous porterez une part de sa culpabilité. Acceptez-vous cette condition ? »

Guibert se leva lentement. Son regard d’acier se posa sur Sadric.
« Vous avez servi Thyr-Kel avec honneur, Sadric. Et pourtant, vous vous tenez aujourd’hui devant moi pour défendre un homme dont le nom divise déjà les nobles de cette ville. »

Il marqua une pause, puis ajouta, plus bas : « Ne me forcez pas à choisir entre l’honneur et la stabilité. »

Le silence s’épaissit.
Sadric savait ce que ces mots impliquaient. Guibert ne cherchait pas la vérité. Il cherchait à éviter une guerre civile.

Sadric échangea un regard avec Hurlanc.

« Nous acceptons, » répondit-il fermement.

Guibert hocha la tête, satisfait.

« Très bien. Je vous accorde donc la garde de Renar. Mais sachez ceci : ma patience n’est pas infinie, et ma justice est sans pitié. Si vous échouez à découvrir la vérité, je ferai ce qui s’impose. »

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Guibert fit quelques pas, s’approchant d’une large fenêtre donnant sur la ville.

« Cette cité est un organisme complexe, fragile. Les alliances, les rivalités, les ambitions... tout cela s’imbrique dans un équilibre précaire. Je ne peux tolérer que cet équilibre soit mis en péril par des querelles dynastiques ou des manipulations de bas étage. »

Il se tourna vers eux, son regard brillant d’une détermination féroce.

« Vous n’êtes pas sans savoir que ma politique ne plaît pas à tous. Certains me considèrent comme un intrus, un idéaliste qui s’évertue à changer des traditions vieilles de plusieurs siècles. »

Sadric haussa un sourcil. « Vous parlez de votre autorisation des mariages hors caste ? »

Guibert esquissa un sourire froid.

« Exact. La consanguinité menace nos maisons depuis des générations, et les querelles intestines affaiblissent notre cité. J’ai pris des mesures pour enrayer cela, mais chaque changement a un prix. Mes détracteurs profiteraient volontiers de cette tragédie pour affaiblir mon autorité. »

Hurlanc, toujours attentif, prit la parole.

« Et pensez-vous que ce meurtre soit lié à vos réformes ? »

Guibert marqua une pause, réfléchissant.

« C’est une possibilité. Lorian Etennemare était un homme d’influence. Son alliance avec les Darniel aurait consolidé une base de pouvoir qui, en théorie, m’était favorable. Mais l’ambition ne manque jamais à Thyr-Kel. Certains auraient pu voir en cette union une menace à leurs propres intérêts. »

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Guibert se redressa, ses traits se durcissant.

« C’est pourquoi j’ai ordonné à mes Justiciens d’agir. Ils enquêteront sur toutes les factions, toutes les familles. Nul n’est au-dessus de la loi dans ma cité, pas même les Etennemare ou les Darniel. »

Sadric s’autorisa un sourire discret. « Vos Justiciens sont réputés pour leur efficacité... et leur discrétion. »

Guibert acquiesça.

« Je n’attends pas d’eux qu’ils plaisent, seulement qu’ils découvrent la vérité. Mais leurs actions ne suffiront peut-être pas. Vous avez accès à des cercles que mes hommes ne peuvent atteindre. Profitez de cette liberté pour m’apporter des réponses, et soyez assurés que votre coopération sera récompensée. »

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Alors qu’ils prenaient congé, Guibert ajouta d’une voix calme, mais teintée d’une menace sous-jacente :

« Et souvenez-vous : je ne tolérerai ni échec ni trahison. Nous ne pouvons-nous permettre de perdre cette ville à cause de l’avidité de quelques hommes. Le Prince n’a pas d’amis. Mais Lorian fut ce qui s’en rapprochait le plus. »

Sadric inclina légèrement la tête.

« Vous aurez vos réponses, monseigneur. Et elles viendront plus vite que vous ne le pensez. »

Guibert esquissa un sourire, avant de retourner à sa contemplation de la ville.

---Bas du formulaire

L’Haruspice Déchu

Le chemin qui menait à l’Abîme des Arts était aussi sinueux que les intentions des hommes qui le fréquentaient. Ce quartier, niché sous les arches les plus anciennes de Thyr-Kel, abritait une population bien différente des marchands ou des nobles masqués de la Cité Haute. Ici, les alchimistes expérimentaient sans limite, les invocateurs jouaient avec des forces qu’ils ne maîtrisaient pas, et les artistes, rongés par la corruption, transformaient leurs visions cauchemardesques en créations malsaines. L’endroit idéal pour une noblesse désireuse de s’encanailler ou en recherche d’un remède contre la longévité de l’oncle richissime, tenant les cordons de le bourse familiale…

Renar, marchant en tête, montrait une assurance inhabituelle pour quelqu’un de son rang.

« Tu es sûr de cette piste ? » demanda Sadric, sa main frôlant machinalement la garde de sa rapière.

Renar se retourna légèrement. « J’en ai entendu parler par des hommes qui passent pour fiables dans ce genre d’affaires. Si Alphée ne peut pas nous aider, personne ne le pourra. »

Hurlanc haussa un sourcil. « Je doute que le prix se limite à de l’or. Ces créatures d’ombres exigent souvent des dettes bien plus coûteuses. »

« On s’assurera que notre dette soit payée à notre façon, » répondit Sadric avec un sourire froid. Fils, je suis surpris de te voir aussi à l’aise avec ce milieu, mais je ne poserai aucune question…Pas maintenant. »

Ils s’arrêtèrent devant une bâtisse encastrée entre deux arches massives. Des runes scintillaient faiblement sur ses pierres, et une lumière dorée s’échappait de fenêtres occultées par des rideaux épais.

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Rencontre avec Alphée d’Enthraval

L’intérieur de la demeure était oppressant. L’air, saturé d’encens lourd, portait une odeur de plantes brûlées et de cire fondue. Des étagères croulaient sous des fioles contenant des liquides d’étranges couleurs, et des tableaux aux motifs tourmentés couvraient les murs.

Assis sur un fauteuil recouvert de draperies noires, Alphée d’Enthraval leva lentement les yeux vers eux. Ses iris, d’un or incandescent, semblèrent sonder leurs âmes.

« Eh bien, eh bien… des Etennemare dans mon antre. Quelle ironie. » Sa voix, douce mais déformée par un léger tremblement, résonnait comme un écho dans la pièce.

Hurlanc s’inclina légèrement, mais ses yeux restèrent fixés sur Alphée.

« Nous avons besoin de votre savoir, Alphée. Les rumeurs disent que vous voyez encore les fils du destin. »

Alphée se redressa lentement, dévoilant les stigmates noirs qui parcouraient son cou et ses mains. Des fissures brillaient faiblement, suintant une lumière spectrale qui semblait vouloir s’échapper de son corps. Bien qu’il soit visiblement jeune, probablement moins de trente ans, une étrange intemporalité se dégageait de lui. Son aura, alourdie par les murmures des âmes qu’il portait et par l’éclat sinistre de ses yeux dorés, donnait l’impression qu’il avait vécu bien plus longtemps que ne pouvait le suggérer son apparence.

« Je vois bien plus que cela, » murmura-t-il, un sourire tordu sur les lèvres. « Mais tout a un prix, surtout pour ceux qui se croient au-dessus des lois du destin. »

Sadric avança d’un pas, les mains croisées dans le dos.

« Donne-nous un prix. »

Alphée ricana doucement.

« Oh, un prix… Être banni dans ces bas-fonds est un supplice. Le destin vous place, Etennemare, enfin sur ma route. Si vous voulez mes services, je demande à revenir à la lumière. Faites en sorte que je puisse goûter à nouveau au homard bleu, boire du vin d’or pétillant, et entendre les murmures des intrigues dans les salles de bal. Ramenez-moi là où je mérite d’être, et je vous aiderai. »

Renar hésita, mais Sadric répondit sans détour.

« Tu auras ce que tu veux, si ce que tu nous donnes en échange en vaut la peine. Tu veux la lumière tandis que nous sommes ici pour dissiper les ombres. Nous regardons dans la même direction. »

Un sourire carnassier se dessina sur le visage de l’Haruspice déchu.

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Alphée se leva, sa démarche lente et sinueuse, s’appuyant sur une canne étrange qui attira immédiatement l’attention de Sadric et Hurlanc. En y regardant de plus près, il devint évident qu’il ne s’agissait pas d’une canne ordinaire, mais d’un long os, poli jusqu’à briller d’un éclat ivoirin.

L’origine de l’os était indéchiffrable : trop fin pour appartenir à une créature terrestre commune, mais trop solide pour paraître fragile. Sa surface, vernie et lisse, était gravée de scènes complexes et de symboles occultes qui semblaient danser sous la lumière des flammes vacillantes. Des figures humanoïdes tordues, des spirales enchevêtrées et des runes oubliées racontaient une histoire que seuls les initiés pourraient espérer comprendre.

Sadric plissa les yeux, fasciné malgré lui. « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Alphée sourit doucement, ses doigts effleurant le manche.

« Une relique d’un temps où les mortels osaient encore défier les cieux et creuser dans les ténèbres pour y trouver des réponses. Je doute qu’il reste quelqu’un pour se souvenir de la créature à qui ceci appartenait... et c’est peut-être mieux ainsi. »

Hurlanc, stoïque, observa l’objet avec méfiance.

« Vous semblez vous l’être bien approprié. »

« Disons qu’il est parfois bon d’avoir une aide pour se tenir debout, surtout quand on porte autant de poids invisible, » répondit Alphée, un éclat ambigu dans son regard doré.

Il guida le groupe jusqu’à une pièce obscure où un cercle runique était tracé sur le sol en pierres anciennes. Au centre, un petit bassin rempli d’un liquide écarlate scintillait faiblement. De ci, de là, des tâches de sang séchées.

Voyant le regard du jeune Renar, « Le sang est le fil qui relie toutes choses, » murmura Alphée en traçant des lignes sur le bord du bassin avec une dague ornée de runes. « Par lui, nous voyons les vérités que les vivants cachent et que les morts chuchotent. »

Hurlanc observa avec méfiance, tandis que Sadric, stoïque, scrutait chaque mouvement de l’Haruspice.

Alphée plongea ses mains dans le liquide rouge, et une lumière dorée s’éleva du bassin, illuminant faiblement les runes gravées autour. Ses yeux scintillèrent plus intensément, tandis qu’un murmure presque imperceptible, semblable à un chœur étouffé, emplit la pièce.

Sadric échangea un regard rapide avec Hurlanc, tous deux silencieux mais visiblement sur leurs gardes. Le rituel dégageait une énergie dérangeante, et chaque geste d’Alphée semblait chargé d’une intention inconnue.

L’Haruspice déchu s’arrêta, levant lentement la tête comme s’il écoutait une voix venue d’ailleurs. Il murmura doucement, presque pour lui-même :

« Pour voir clairement, il faut offrir un chemin au sang. Plus ce dernier est récent, mieux c’est. Les filtres permettant de le garder plusieurs jours altèrent les visions. »

Puis, sans précipitation, il se dirigea vers un recoin sombre de la pièce. Là, une cage basse était dissimulée dans l’ombre, ses barreaux de fer rongés par la rouille. Une forme fléchie s’y tenait, à genoux, immobile.

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La lumière dorée du bassin ne révélait qu’un aperçu de l’être enfermé. Sa silhouette était vaguement humanoïde, mais d’une maigreur inquiétante, ses membres allongés, presque disproportionnés. Sa tête, baissée, était enveloppée dans un sac en toile qui dissimulait ses traits. Elle émettait un souffle régulier, à peine audible.

Sadric fronça les sourcils, l’inquiétude perçant à travers son masque de calme.

« Qu’est-ce que c’est ? » murmura-t-il, le ton bas mais tranchant.

Alphée ne répondit pas immédiatement, ouvrant la cage avec une lenteur cérémonieuse.

« Ce qu’il faut, pour vous aider » dit-il enfin, d’un ton dénué de toute émotion.

Renar fit un pas en arrière, son visage pâle.

« Attendez...père, il ne va pas... »

Mais Alphée l’ignora. Il guida la créature hors de la cage. Ses mouvements étaient lents, mécaniques, presque obéissants. Ses pieds nus glissaient sur le sol de pierre, laissant derrière eux des traces à peine perceptibles.

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Alphée conduisit l’être jusqu’à un billot noirci placé à côté du bassin. Il posa une main presque douce sur son épaule, la forçant à se pencher. L’être obéit sans résistance, plaçant sa tête sur le billot, le voile tombant légèrement pour dévoiler une nuque fine et pâle, marquée de petites cicatrices indistinctes.

Hurlanc, resté en retrait, observa la scène avec un calme glacial, mais son regard se durcit.

« Alphée... est-ce vraiment nécessaire ? »

L’Haruspice ne se retourna pas, saisissant une dague fine et ornée de runes luminescentes sur la table à côté.

« Vous voulez des réponses, n’est-ce pas ? Les vérités que je vais déchiffrer ne naissent pas du néant. Elles ont besoin d’un guide, d’un catalyseur. »

La lame scintilla sous la lumière du bassin alors qu’il l’approchait de la gorge de la créature.

Renar détourna les yeux, sa voix tremblante.

« Ce... ce n’est pas humain, n’est-ce pas ? »

Sadric posa une main sur son épaule, le tenant fermement.

« Reste calme, Renar. Ce n’est ni le moment, ni l’endroit. Sans ses réponses, c’est peut-être ta tête qui sera sur un billot d’ici quelques temps… »

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Le geste d’Alphée fut rapide et précis. La dague trancha l’artère carotide de la créature, et un flot de sang sombre, presque noir, s’écoula dans le bassin. Le liquide s’agita immédiatement, absorbant la lumière dorée qui se transforma en une série de motifs lumineux, serpentant comme des veines à la surface.

La créature, toujours silencieuse, s’effondra lentement, son corps inerte glissant du billot. Alphée ne lui accorda qu’un regard avant de tourner son attention vers le bassin, éloignant le corps, du pied.

Sadric, bien que stoïque, serra les poings.

« vous semblez bien à l’aise avec ce genre de pratiques. »

Alphée leva les yeux vers lui, son regard doré brillant d’une intensité presque surnaturelle.

« Si vous craignez de souiller vos âmes, alors vous n’êtes pas prêts à connaître les vérités que vous cherchez. »

Hurlanc, malgré son calme apparent, garda une main posée sur la garde de son épée.

« Cette vérité, elle a intérêt à être à la hauteur du prix. »

Alphée hocha lentement la tête, plongeant ses mains dans le bassin en ébullition. Une lumière intense s’éleva, projetant des ombres tremblantes sur les murs de la pièce.

---

Renar, qui tentait de détourner son attention du corps sans vie, murmura à voix basse :

« C’était... ça semblait obéir, comme si... comme si c’était vide. »

Sadric, toujours attentif, répondit à mi-voix :

Sadric, le regard sombre mais résigné, murmura doucement :

« La vie est remplie de choses qu’on ne peut empêcher, Renar. Parfois, le but compte plus que la méthode pour l’atteindre. Peu de gens respectent vraiment les règles, et si tu es le seul à le faire, tu finiras piétiné. Même si nous ne sommes pas fait pour ce genre de manière, il faut accepter, parfois, de jouer sale. Mais souviens-toi toujours de pourquoi tu le fais, jamais seulement du comment. L’honneur, c’est rare, à donner comme à recevoir. Alors quand ces moments viennent, savoure-les. »

Hurlanc, les yeux fixés sur Alphée, ajouta d’un ton sombre :

« Fini ton œuvre. Nous devons en tirer quelque chose, ou ce sacrifice aura été vain. »

« Les fils du destin sont enchevêtrés, » dit-il d’une voix qui semblait venir d’ailleurs. « Une toile se tisse, et son centre est plus sombre que les ombres elles-mêmes. Quelque chose, ou quelqu’un, veut la chute de la cité. »

Sadric, pragmatique, fronça les sourcils. « Quel rapport avec la mort de Lorian Etennemare ? »

Alphée trembla légèrement, ses mains crispées autour du bassin.

« Il aurait rapidement compris de quoi il retournait. Une vérité qu’on ne peut cacher qu’en le faisant taire à jamais. »

Renar, pâle, s’approcha.

« Qui est responsable ? »

Alphée détourna lentement les yeux.

« Je ne peux pas encore le dire. Les fils sont trop nombreux. Mais sachez ceci : les Dunless sont mêlés à cette toile, et leur implication n’est qu’une façade. Derrière eux, il y a… autre chose. Quelque chose qui ne devrait pas exister. »

Hurlanc croisa les bras.

Alphée acquiesça lentement, comme s’il se répondait, « Un Obscurant. Ce que je vois est vrai, cette créature a déjà pris pied dans la cité. Ça s’est glissé parmi les citoyens, et sa toile s’étend. »

---

Sadric serra la garde de sa rapière, son expression sombre.

« Pourquoi maintenant ? Pourquoi tuer Lorian et risquer de dévoiler ses plans ? »

Alphée soupira, épuisé par le rituel.

« Parce qu’il aurait découvert la vérité. Cet Obscurant, n’est pas ce qu’elle prétend être. Ça porte un masque parmi les masques. Quelqu’un... ou quelque chose, a usurpé une identité. Lorian aurait pu exposer cela. »

Renar, le regard trouble, murmura :

« Ma fiancée... Ysaria... »

Sadric posa une main ferme sur son épaule.

« Ne tire pas de conclusions trop hâtives. Nous avons encore beaucoup à découvrir. »

Alphée, épuisé mais toujours lucide, ajouta :

« Prenez garde. Les ombres ne sont jamais seules. Si vous voulez sauver cette cité, commencez par briser les fils de la toile. Trouvez les complices, les pions, alors il sera temps de remonter jusqu’à celui qui tient le fil. »

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Alors qu’ils quittaient la demeure d’Alphée, les murmures des bas-fonds semblaient plus lourds que jamais. Le mystère qui entourait la mort de Lorian Etennemare n’était que la surface d’un complot bien plus vaste, mêlant la pègre, la Maison Dunless, et une force obscure tapie dans l’ombre.

Sadric marcha en tête, son regard fixé sur l’horizon.

« C’est un début. Nous avons au moins une piste à remonter. »

Hurlanc acquiesça, son expression grave.

« Mais désormais nous naviguerons sur les eaux scabreuses des arts éphémères. »

Renar, silencieux, suivit, ses pensées embrouillées par le doute et l’appréhension.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

Mariage

Le Palais des Ombres était un lieu à la fois sacré et inquiétant. Son nom, murmuré dans les couloirs de la Maison Etennemare, évoquait à la fois une puissance ancienne et des mystères qu’on préférait ne pas trop explorer. La relique qu’il abritait, un phylactère lumineux, était une source de fascination et d’envie. Capable, selon les rumeurs, de restaurer l’influence perdue de la Dynaste Darniel, cet artefact détenait un pouvoir redoutable : celui de protéger ses détenteurs des machinations, des jalousies, mais aussi, s’il tombait entre de mauvaises mains, de renverser un Prince et bouleverser l’équilibre fragile de Thyr-Kel. Gardé sous une vigilance constante dans les profondeurs du Palais des Ombres, il attisait autant les convoitises que les craintes.

Dans l’ombre de ces intrigues, l’Obscurant qui avait pris la place dans la cité avançait ses pions.

---

Les appartements du jeune couple étaient un joyau dans les hauteurs de Thyr-Kel. Hérités de la Maison Darniel, ils témoignaient du raffinement et de l’histoire de cette lignée. Les murs, ornés de fresques délicates et de boiseries finement sculptées, évoquaient un passé glorieux.

Une vaste terrasse s’ouvrait sur le vide, offrant une vue imprenable sur la baie en contrebas. C’était un luxe rare à Thyr-Kel, une ville où le ciel bleu était presque un mythe pour ceux qui vivaient dans les bas-fonds. Le vent, froid mais pur, portait avec lui un parfum d’altitude qui contrastait avec l’atmosphère lourde de la ville.

Renar, assis dans un fauteuil près de la cheminée, semblait inquiet.

« Père, cette situation devient insupportable. Chaque regard, chaque mot dans les couloirs, tout me rappelle que je suis suspecté. »

Sadric se retourna lentement, son regard pénétrant mais apaisant.

« Renar, écoute-moi bien. Le pire que tu puisses faire maintenant, c’est de réagir à leurs insinuations. Reste en retrait. Fais profil bas. »

Renar hocha la tête, mais ses poings serrés trahissaient son agitation.

« Et Ysaria ? Elle ressent tout ça aussi. Elle essaie de paraître forte, mais je vois bien qu’elle souffre. »

Sadric s’approcha et posa une main ferme sur son épaule.

« Alors veille sur elle. Réconforte-la. Montre-lui que tu es à ses côtés, quoi qu’il arrive. Elle est ta meilleure alliée dans tout cela. Le rôle d’un époux est d’être le premier bouclier de son épouse. Surtout si son père n’est plus là. »

Renar releva la tête, ses traits se détendant légèrement.

« Je lui dirai que nous enquêtons. Avec toi et Hurlanc, nous découvrirons la vérité. »

Sadric esquissa un sourire en coin.

« Bonne idée, mais reste vague. Les femmes fortes n’aiment pas qu’on leur mente, mais elles n’ont pas besoin de tout savoir. Et rappelle-toi de cette maxime : L’on dit des femmes qu’elles ne savent pas garder un secret. Je connais à ce titre, beaucoup d’hommes qui sont des femmes… » N’aies confiance ne personne d’autre qu’Hurlanc et moi.

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Ysaria se tenait sur la terrasse, le regard perdu dans l’horizon. Son masque de porcelaine, qui avait orné son visage lors du banquet, reposait sur une petite table à côté d’un verre de vin clair. Sa robe, d’un bleu profond, flottait doucement dans la brise, soulignant la pâleur délicate de son teint.

Son visage semblait figé dans une froideur élégante, mais ses yeux, l’un d’un bleu profond, l’autre tirant sur le vert, laissaient transparaître une profondeur troublante, comme si chacun racontait une vérité différente. Sa bouche, fine et sculptée, semblait en savoir bien plus qu’elle ne le laissait entendre, chaque sourire ou mot soigneusement pesé.

Renar la rejoignit, ses pas discrets sur le parquet ancien.

« Ysaria ? » murmura-t-il.

Elle se retourna, un sourire fragile sur les lèvres.

« Tu es enfin revenu. »

Renar s’approcha, glissant ses bras autour d’elle.

« Comment te sens-tu ? »

Elle hésita, cherchant ses mots.

« Fatiguée. Tout cela est... épuisant. Les regards, les murmures, l’ombre de ce qu’il s’est passé. »

Il hocha la tête, resserrant légèrement son étreinte.

« Je sais. Mais nous trouverons les réponses. Mon père, Hurlanc et moi, ne laisserons personne salir ton nom ou le mien. »

Ysaria leva les yeux vers lui, son regard brillant d’une émotion contenue.

« Je ne m’inquiète pas pour moi, Renar. Je m’inquiète pour toi. Ce poids que tu portes, ces doutes... tu mérites mieux que ça. »

Il lui caressa doucement la joue, son sourire se faisant plus tendre.

« Je ne veux pas mieux que toi. Tant que tu es là, je peux tout supporter. »

Elle baissa légèrement la tête, émue, puis se tourna de nouveau vers la vue.

« Parfois, je regarde ce ciel, et je me dis que nous sommes peut-être les seuls à pouvoir encore voir cette lumière. Est-ce une bénédiction, ou une malédiction ? »

Renar resta silencieux un instant, réfléchissant à ses mots.

« Peut-être les deux. Mais tant qu’on peut la voir, on doit se battre pour qu’elle reste là. C’est un cadeau, offert avec la jalousie des autres, en prime. »

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Ysaria sourit doucement, mais quelque chose dans ses yeux semblait troublé, comme un secret qu’elle ne pouvait partager. Ses doigts effleurèrent la balustrade de pierre, et pour un instant, son regard se perdit dans le vide.

Renar, ne percevant rien d’étrange, se retourna vers l’intérieur.

« Viens. Il fait froid ici. Et je suis sûr que tu n’as pas mangé. »

Ysaria acquiesça lentement, mais avant de le suivre, elle murmura, presque imperceptiblement :

« Oui, il faut garder des forces. Le pire pourrait encore nous surprendre. »

Ses mots se perdirent dans le vent, alors qu’elle rejoignait son époux, un sourire apaisé sur les lèvres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 4

Le Tournoi des Dynastes

Le manoir de Sadric, niché dans les brumes de la périphérie de Thyr-Kel, était silencieux. Le maître des lieux avait désiré être seul ce soir et par conséquent, avait congédié ses gens.

Une lumière vacillante, émanant du chandelier posé sur la table, jetait des ombres mouvantes sur son visage.

Avant qu’il ne puisse ranger son assiette, un bruit sourd retentit à la porte. Sadric leva les yeux, une main instinctivement posée sur la garde de sa rapière.

La porte du manoir s’ouvrit brusquement, et Alphée d’Enthraval entra sans attendre d’y être invité. Sa longue silhouette, appuyée sur sa canne osseuse, se fondait presque dans les ombres de l’entrée. Derrière lui, un messager nerveux, vêtu aux couleurs des Etennemare, hésitait à franchir le seuil. Alphée, d’un geste impatient de la main, le congédia.

« Vous êtes inutile à présent. Retournez d’où vous venez. »

Le messager s’éclipsa sans demander son reste.

Sadric, debout près de la table, fronça les sourcils en observant la scène.

« C’est vous, Alphée, qui vous amusez à détourner mes messages maintenant ? »

Alphée referma la porte derrière lui, un sourire fin aux lèvres.

« Ne soyez pas si prompt à juger, Souffreprince. Ce n’est pas comme si j’avais ouvert une lettre d’amour. » Il brandit le parchemin scellé. « Voici votre invitation officielle. Je me suis permis de la livrer moi-même. Au vu de notre accord, je me sens comme qui dirait… un peu lié à vous et à votre fils. »

Sadric, méfiant, prit le document et brisa le sceau. Tandis qu’il lisait, Alphée s’avança lentement dans la pièce, sa canne résonnant sur le sol de pierre.

« Alors ? Une convocation au tournoi, n’est-ce pas ? » demanda Alphée, son ton empreint d’une ironie glacée.

Sadric plia le parchemin, son expression se durcissant.

« Vous savez déjà ce que c’est, n’est-ce pas ? »

Alphée haussa les épaules.

« Bien sûr. Ce tournoi n’est qu’un écran de fumée. Un prétexte pour que les dynastes règlent leurs comptes sous couvert de rendre hommage à un défunt. »

---

Sadric posa le parchemin sur la table et croisa les bras.

« Vous n’êtes pas venu uniquement pour jouer les messagers. Alors, dites ce que vous avez à dire. »

Alphée s’arrêta près de la cheminée, observant les flammes avec un regard absent.

« Votre fils. » Il tourna lentement la tête vers Sadric, ses yeux dorés brillant dans la pénombre. « S’il participe aux Duels devant les Hiérarques, il mourra. »

Le silence qui suivit était presque palpable. Sadric fixa Alphée, son regard dur.

« Vous en êtes certain ? »

Alphée se détourna des flammes et posa sa canne sur la table, traçant distraitement les gravures avec ses doigts.

« Aussi certain que je peux l’être. J’ai vu une silhouette dans l’ombre, une lame invisible, et votre fils tombant avant même de comprendre ce qui l’a frappé. Une vision trop claire pour être ignorée. »

Sadric serra les dents, son visage se fermant.

« Alors il n’y participera pas. De plus, cela fait des générations avant ma naissance que Thyr-Kel n’a plus organisé de Tournois devant les Hiérarques. Les Dynastes les jugeaient comme potentiellement trop dangereux pour leurs positions. »

Alphée haussa légèrement un sourcil, un sourire ironique jouant sur ses lèvres.

« Oh, c’est vrai… Toutefois vous connaissez votre fils, il voudra participer. Vous savez aussi bien que moi que Renar est trop fier pour reculer. Il a été nourri des idéaux que vous feignez de mépriser. L’honneur, l’intégrité... »

Sadric détourna les yeux, fixant les flammes à son tour.

« Et que me conseillez-vous, alors ? Le laisser se jeter dans la gueule du loup ? »

Alphée secoua lentement la tête.

« Non. Je vous l’ai dit, Renar à mon futur dans sa main. Vous allez participer. Prenez sa place, défendez son honneur, comme le permet l’usage. Après tout, c’est pour cela que vous êtes encore là, n’est-ce pas ? »

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Alphée s’assit, sa posture détendue contrastant avec l’atmosphère tendue.

« Votre détermination est admirable. Mais dites-moi... Pourquoi personne ne remet en question que Renar soit un Etennemare ? »

Sadric haussa un sourcil, son regard s’assombrissant.

« Parce que cela arrange tout le monde. Virginia Etennemare savait que son mari préférait les garçons d’écurie aux devoirs conjugaux. Elle n’avait aucun intérêt à attendre un miracle. J’étais là. Nous nous plaisions. »

Alphée esquissa un sourire énigmatique.

« Et Briant Etennemare n’a jamais protesté ? »

Sadric sourit froidement.

« Briant aimait Virginia, mais pas comme un mari aime sa femme. Il voulait un héritier, elle voulait un enfant. Je leur ai donné ce qu’ils voulaient. Le reste n’a jamais eu d’importance. »

Alphée inclina légèrement la tête, son sourire s’effaçant.

« Et Virginia ? »

Sadric, pour la première fois, détourna les yeux.

« Sa santé fragile l’a menée dans un monastère du Rédempteur Gabriel. Elle cherchait la paix. Je pense qu’elle l’a trouvée. »

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Alphée observa Sadric un instant avant de se lever, fixant les flammes.

« Un choix intéressant. Le culte du Rédempteur prêche la justice et le pardon, des concepts presque étranges dans une cité comme Thyr-Kel. »

Sadric hocha la tête.

« Virginia croyait encore que ce monde pouvait être juste. Elle a toujours été meilleure que nous autres. »

Alphée esquissa un sourire.

« Admirable. Mais nous savons tous deux que la justice est souvent une illusion. On pourrait se laisser à dire qu’elle a bafoué le serment d’épouse en vous ouvrant sa couche. »

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Sadric se redressa, son regard dur et déterminé.

« Le chapitre sur Dame Virginia est désormais clos, sans quoi, c’est votre ventre que j’ouvrirai ici. Reprenons… si quelqu’un tente tuer mon fils dans ce tournoi, il devra d’abord passer par moi. Je participerai en tant que son champion. »

Alphée inclina légèrement la tête, son sourire revenant.

« C’est un choix risqué. Mais je m’en mêlerai aussi. Je veille toujours sur mes investissements. »

Sadric esquissa un sourire cynique.

« Veillez autant que vous voulez, Alphée. Moi, je veille sur mon fils. »

Alphée se tourna vers la porte, sa canne émettant un léger grincement.

« Préparez-vous, Souffreprince. Ce tournoi ne sera pas qu’une épreuve de force. C’est une danse sur un fil, et la chute sera fatale pour certains. »

Sadric acquiesça doucement, déjà perdu dans ses pensées, mais il répondit avec cynisme, « J’ai trente-huit ans, là où dans ma profession, même pour les meilleurs, passer les trentaine est gage de sagesse… »

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De retour en ville, Sadric, le pas rapide et le regard dur, traversa les couloirs sinueux du palais Etennemare. Le marbre sombre renvoyait son reflet à peine éclairé par les torches, accentuant la tension dans ses traits. Lorsqu’il atteignit les appartements de Hurlanc, il frappa deux fois, sans attendre d’être invité.

Hurlanc ouvrit, vêtu d’une tunique bleu nuit sobre mais élégante. Il haussa un sourcil en voyant son cousin entrer sans cérémonie.

« Eh bien, Sadric, tu sembles préoccupé. »

Sadric passa une main sur son crâne rasé, un tic qui trahissait son agacement.

« J’ai reçu une visite d’Alphée. »

Hurlanc referma la porte et se tourna vers lui, l’expression neutre mais attentive.

« Cela promet d’être captivant. Que t’a-t-il dit ? »

Sadric s’approcha d’une table et posa les mains à plat sur le bois poli.

« Il m’a montré la vérité derrière le tournoi. C’est un nid de vipères, Hurlanc, et Renar est leur cible. Alphée a vu une lame invisible frapper mon fils. Une vision claire, trop claire pour être ignorée. »

Hurlanc demeura silencieux un moment, ses yeux fixant Sadric comme pour sonder ses intentions. Puis il hocha lentement la tête.

« Et que proposes-tu ? »

Sadric redressa la tête, son regard brillant d’une détermination glaciale.

« Je serai son champion. S’il y a des traîtres dans ce tournoi, ils devront d’abord m’affronter. »

Hurlanc esquissa un léger sourire.

« Toujours prompt à jouer les boucliers. Mais sois prudent, Sadric. Ton fils a besoin de toi vivant, pas glorieux et mort. »

Sadric fronça les sourcils.

« Je suis conscient des risques. Mais je ne resterai pas les bras croisés pendant qu’on tente de le tuer. »

Hurlanc posa une main ferme sur l’épaule de Sadric.

« Alors nous veillerons tous les deux. Je m’assurerai que rien ne l’atteigne en dehors de l’arène. »

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Ils trouvèrent Renar dans la bibliothèque du palais, penché sur un ouvrage épais. À leur entrée, le jeune homme releva la tête, surpris mais souriant.

« Père. Hurlanc. Vous avez l’air graves. Qu’y a-t-il ? »

Sadric avança, s’asseyant en face de lui.

« Renar, écoute-moi attentivement. Ce tournoi... Ce n’est pas qu’une célébration en ton honneur. Il y a des forces à l’œuvre, des forces qui veulent te voir mort. »

Renar écarquilla les yeux.

« Mort ? Mais pourquoi ? »

Hurlanc répondit, son ton calme mais tranchant.

« Parce que tu es l’héritier d’une maison puissante, et que ton mariage tisse des liens que certains trouvent menaçants. Les Dunless, peut-être d’autres. Peu importe qui, ils ont des raisons suffisantes. »

Sadric continua.

« Alphée a eu une vision. Une lame invisible, un coup fatal. C’est pourquoi je serai ton champion. »

Renar se leva brusquement.

« Mon père, je ne peux pas vous demander cela. C’est mon combat, mon honneur en jeu. »

Sadric se redressa à son tour, le dominant légèrement.

« Tu ne me demandes rien, Renar. Mais si je peux empêcher ta mort, je le ferai. Ne t’oppose pas à cela. »

Renar fixa son père, une lutte interne visible dans ses yeux. Finalement, il baissa la tête, vaincu par la logique et l’amour.

« Très bien. Mais sachez que je n’oublierai jamais ce que vous faites pour moi. »

Hurlanc ajouta, un sourire discret sur les lèvres.

« Et moi, je veillerai sur toi en dehors de l’arène. Personne ne touchera à un cheveu de ta tête. »

Renar s’éloigna légèrement, le regard perdu dans le vide. Une part de lui ne pouvait s’empêcher de penser qu’on le tenait à l’écart, comme on le ferait avec un enfant qu’on juge trop jeune pour comprendre les enjeux des adultes.

 

 

 

Chapitre 5

La Mêlée dans l'Ombre des Hiérarques

Le champ de bataille improvisé s’ouvrait au cœur de Thyr-Kel, sur l’immense place pavée dominée par la majestueuse façade de la Bibliothèque légendaire. Ses tours, ornées de gargouilles torturées et de vitraux énigmatiques, semblaient observer le tournoi avec une indifférence glaciale. Les fresques sculptées sur les murs racontaient des récits oubliés, mêlant grandeur et décadence, et les gradins disposés autour de l’arène brillaient sous les reflets des lampes enchantées suspendues à des arches gothiques.

Des nobles masqués occupaient les meilleurs sièges, leurs rires et murmures se mêlant à l’excitation palpable de la foule. Par leurs voiles de satin et leurs masques bigarrés, ils portaient les couleurs et blasons de leurs familles, affichant leur rang avec une arrogance non dissimulée.

Sadric se tenait dans l’arène, son regard analysant rapidement le terrain. Le cercle pavé de l’arène était balisé par des cordes noires rehaussées de motifs d’argent, tandis que le sol portait encore les marques des précédentes mêlées : taches sombres incrustées dans la pierre, traces de combat laissées comme des cicatrices.

À ses côtés, Hurlanc observait les participants d’un œil attentif, sa main effleurant distraitement la garde d’Hurlante. Il sentait que cette dernière attendait la moindre occasion pour espérer pouvoir se sustenter.

« Restez près de Sadric, » murmura-t-il aux hommes d’armes portant les couleurs des Etennemare. « Si une lame s’égare vers son dos, vous intervenez. Mais faites-le discrètement. Il ne doit pas soupçonner que vous veillez sur lui. »

Un jeune chevalier hésita, jetant un regard inquiet vers Sadric.

« Et s’il s’en rend compte ? » demanda-t-il, la voix teintée d’appréhension.

Hurlanc répondit avec un sourire glacé.

« Alors priez pour qu’il ait quelque chose de plus urgent à gérer. »

Sadric, absorbé dans ses pensées, n’entendit rien de leur échange. Ses mains glissèrent sur le pommeau de sa rapière, ajustant son bouclier d’un geste précis. Autour de lui, près de trente participants prenaient place, leurs armures éraflées et leurs armes émoussées cachant mal leur détermination.

Ils disent les armes émoussées. Mon cul… n’aies confiance en personne, mon vieux.

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Le cor retentit, son souffle grave traversant la place comme un présage. La mêlée éclata dans un tumulte de cris et de métal frappant le métal. Les participants, équipés d’un plastron, d’un gambison rembourré, d’un heaume rudimentaire protégeant à peine le visage, et parfois de gantelets pour les mains, étaient loin de porter le matériel de guerre véritable. Ainsi, cela laissait la possibilité au publique d’assister à de graves blessures…

Sadric ne chercha pas l’affrontement immédiat. Il glissa entre les premiers échanges, sa posture fluide trahissant l’expérience d’un homme qui savait lire le chaos. Deux adversaires s’élancèrent vers lui, leurs épées s’abattant en arcs brutaux.

Il leva son bouclier, déviant la première attaque, et contre-attaqua avec une fente rapide qui fit reculer le plus proche. Le second tenta un coup latéral, mais Sadric pivota, esquivant de justesse avant de riposter par un coup au flanc.

« Pas mal pour un vieillard, » grogna l’un des hommes en essuyant le sang qui coulait de son nez après un coup de bouclier bien placé.

Sadric lui adressa un sourire carnassier.

« Pas mal pour quelqu’un qui va manger la poussière. Première leçon, garçon… l’équilibre »

Il feinta, déséquilibrant son adversaire avant de lui donner un coup vif dans la jambe. L’homme s’effondra avec un juron.

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Quelques minutes suffirent à Sadric pour repérer l’anomalie. Une lame censée être émoussée fendit l’air, laissant une estafilade sur la joue d’un combattant proche. Une autre brilla sous la lumière des torches, son tranchant bien trop affûté pour respecter les règles.

Un frisson de méfiance traversa sa colonne tandis qu’il se félicitait de sa décision concernant la mise à l’écart de Renar.

Des tricheurs. Bien sûr.

Une lame en question fendit l’air près de lui, effleurant sa joue et laissant une fine coupure. Sadric pivota, désarmant son assaillant, un représentant des Sangrâl, d’un mouvement sec.

« Sale chien, » murmura-t-il avant de frapper l’homme au poignet et de lui donner un coup de coude bien appuyé dans la gorge.

Il sentit alors une douleur sourde à son flanc. Un autre adversaire venait d’essayer un coup de poignard. Sadric réagit instantanément, frappant l’homme à l’entrejambe avec un genou, le pliant en deux sous la douleur. Profitant de l’ouverture, il abattit sa rapière avec précision, la plongeant dans la botte de l’assaillant. Le fer transperça le cuir et la chair, arrachant un hurlement rauque. L’homme s’effondra, incapable de tenir debout, sa jambe désormais inutilisable.

Le tumulte continuait autour de lui, mais Sadric restait lucide, esquivant, ripostant, usant de techniques parfois douteuses pour s’assurer de rester debout. Le fracas du métal s’entrechoquait dans un vacarme assourdissant.
Quelqu’un hurla derrière lui, un cri brutal vite étouffé.
Des silhouettes s’effondraient sous les coups, d’autres bondissaient hors de portée.
Sadric pivota juste à temps pour éviter une lame fendant l’air à quelques centimètres de son visage.

Une table bascula, projetant des coupes et des mets au sol.
Les tapis, autrefois immaculés, se couvraient d’un mélange poisseux de vin et de sang.

 

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Alors que les combattants tombaient un à un, Sadric sentit sa colère monter. Le jeu de dupes, les armes truquées, les nobles qui applaudissaient depuis leurs gradins dorés... Tout cela réveillait une rage qu’il avait longtemps enfouie. Le fracas des armes résonnait dans l’arène, un tumulte de métal et de cris.
Sadric évita un coup de justesse, sentant la pointe d’une dague effleurer son flanc.
Un homme tomba près de lui, la gorge ouverte, éclaboussant le sol d’un sang noirâtre.

Il pivota, frappa du pommeau un adversaire trop proche, et recula instinctivement.
Quelqu’un lui rentra dedans, un combattant à moitié conscient qui s’écroula dans un gémissement.

Le chaos régnait. La poussière, soulevée par les pas précipités, brouillait la vision.

Cet événement, censé être un hommage aux Héliarques, était devenu le théâtre d’infamies et de calculs indignes. Ce qui aurait dû être une épreuve d’honneur, une célébration de valeurs anciennes, était souillé par la bassesse des Dynastes, leur soif de pouvoir éclipsant la noblesse de la mêlée.

Bientôt, seuls trois hommes restèrent debout : Sadric, un jeune chevalier Etennemare à l’allure nerveuse, et un vétéran vêtu des couleurs de la Maison Sangrâl.

Sadric soutint son regard.
Il voyait le doute dans les yeux du jeune homme. L’envie d’attaquer. L’hésitation de frapper un vétéran.

Autrefois, il l’aurait défié. Autrefois, il aurait voulu prouver sa valeur.
Mais aujourd’hui, il jouait pour Renar. Reléguant son propre orgueil.

Il abaissa sa rapière.
« Fais-toi plaisir, gamin. »

Le jeune homme hésita un instant, puis se lança. L’affrontement fut court mais intense. Le chevalier esquiva une attaque brutale du vétéran avant de le désarmer et de l’envoyer à genoux avec un coup précis, lui appuyant la pointe de son épée sur la gorge.

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Le cor annonça la fin de la mêlée. Le chevalier Etennemare, haletant mais victorieux, s’approcha de Sadric, l’émotion brillant dans ses yeux.

« Maître Souffreprince. Cette victoire, je vous la dois. »

Sadric essuya le sang sur son front d’un geste rapide, son ton brusque.

« Tu la dois à ton entraînement. Pas à moi. Je n’ai rien fait. »

Le jeune homme insista, son regard plein de gratitude.

« Vous vous êtes retiré. Vous m’avez laissé cette chance. Je vous en serai toujours reconnaissant. »

Sadric haussa un sourcil, un rictus fatigué sur les lèvres.

« Garde tes dédicaces. Un jour, quelqu’un fera pour toi ce que j’ai fait aujourd’hui. N’oublie pas de lui rendre la pareille. »

Le chevalier inclina la tête gravement, tandis que Sadric se détournait pour rejoindre Hurlanc, qui l’attendait à l’ombre des gradins.

« Pas trop cabossé ? » demanda Hurlanc avec un sourire en coin.

Sadric essuya une autre coupure, le regard dur.

« Juste assez pour me rappeler pourquoi je déteste ce genre de spectacle. »

Hurlanc éclata d’un rire bref.

« Et pourtant, tu y excelles toujours. »

Sadric grogna, mais un sourire léger effleura ses lèvres.

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La poussière de l’arène retombait doucement alors que la joute touchait à sa fin. Des éclats d’applaudissements, timides au début, se transformèrent en un tonnerre de cris. Le vainqueur, un jeune chevalier d’une dynaste mineure, De Noyers, levait sa lance vers le ciel dans une posture triomphante. Sadric, appuyé contre un muret à l’écart, observait d’un œil distrait.

« Une victoire qui leur montera à la tête, » murmura Hurlanc en s’approchant, Hurlante rengainée mais toujours présent par son aura magique.

Sadric haussa un sourcil.

« Tant mieux pour eux. Ils ne savent pas encore ce que ça coûte de se hisser en haut. »

Il se détourna de la joute, son attention se reportant sur le cercle intérieur de l’arène. Les duels allaient commencer.

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Le premier nom appelé était celui de Vahrin Dominitien, un colosse vêtu d’une armure austère, ornée seulement du symbole solaire gravé sur son plastron. Les Dominitien étaient connus pour leur fanatisme : protecteurs des vestiges des Héliarques, ils se considéraient comme les gardiens de la Pureté Lumineuse. Sous leurs masques de fer, leurs visages mutilés témoignaient d’un rituel ancestral exigeant que chaque guerrier abandonne les apparences pour prouver sa dévotion.

Sadric s’avança dans l’arène, dégainant sa rapière avec une fluidité mesurée. Vahrin le jaugea, immobile, avant de lever son arme, une lame droite et large.

« Vous ne méritez pas cet honneur, Souffreprince, » déclara Vahrin, sa voix résonnant sous son masque comme un écho funeste.

Sadric sourit légèrement, ajustant sa garde.

« On ne se connait même pas… Je suis sûr que vous vous en consolerez rapidement. Allez, viens donc grand imbécile. »

Le duel débuta, le Dominitien chargeant son adversaire. Si Vahrin possédait une force brute et une discipline implacable, il manquait de souplesse face à l’expérience de Sadric. Le Dominitien attaqua avec une série de coups puissants, mais Sadric esquiva chaque assaut avec une économie de mouvements presque insolente.

Une ouverture se présenta. Sadric frappa, désarmant Vahrin d’un mouvement précis avant de pointer sa rapière sur la gorge exposée de son adversaire.

« Honneur ou non, vous êtes au tapis, » dit Sadric, reculant avec un salut moqueur.

Il entendit l’autre au sol, le maudire ainsi que des promesses de vengeances.

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Le nom suivant fit grincer les dents de plusieurs spectateurs : Kardak Sangrâl. Les Sangrâl, descendants d’une lignée sulfureuse, étaient réputés, jadis, pour leur brutalité et leur capacité à transcender les limites humaines grâce à des pactes interdits. Kardak, massif et enveloppé dans un manteau sombre, avançait comme un prédateur traquant sa proie.

Quelques instants plus tôt, sous la toile de sa tente, une femme vêtue de robes sombres et ornée de colliers d’ivoire lui avait tendu une petite fiole contenant un liquide ambré.

« Bois, et tu sentiras la force des ancêtres dans tes veines, » avait-elle murmuré d’une voix rauque, ses yeux brillant d’un éclat malsain.

Sans hésiter, les remords ne faisant pas partie de son univers, Kardak avait avalé le contenu d’un trait, serrant les dents alors qu’une chaleur brûlante envahissait son corps. Il avait ressenti son cœur s’emballer, ses muscles se tendre comme s’ils étaient faits de fer, et une clarté brutale s’imposer dans son esprit.

Lorsqu’il sortit enfin de la tente, Sadric perçu comme une alerte qui lui était familière.

Sous sa tunique, le fragment de phylactère lumineux pendait à son cou, suspendu à une chaîne discrète. Le bijou, un éclat cristallin irisé, commença à vibrer doucement, émettant une chaleur ténue que Sadric ressentit immédiatement.

Au fil des années, il avait appris à écouter cette relique héritée d’un passé lointain. Ce n’était pas une alarme bruyante, mais une sensation subtile, un avertissement diffus qui se manifestait lorsqu’une trahison ou un coup du sort se préparait directement contre lui.

Instinctivement, sa main effleura le pendentif sous le tissu, comme pour confirmer son intuition. C’est alors qu’il concentra son regard sur les yeux du Sangrâl et comprit que quelque chose d’inhabituel et de dangereux se dissimulait derrière cet éclat étrange.

Le colosse avançait désormais avec une énergie presque surnaturelle, ses mouvements empreints d’une précision et d’une agressivité décuplées.

Les reflets rosés dans ses yeux trahissaient la prise d’une potion altérant ses capacités.

« Intéressant, » murmura Sadric pour lui-même, ses doigts se resserrant légèrement sur la garde de sa rapière.

Le combat débuta avec une violence fulgurante. Kardak attaquait sans répit, ses mouvements trop rapides et trop précis pour être naturels. Sadric para plusieurs coups, mais l’impact de chaque assaut résonnait jusque dans ses os.

Une force et une vitesse augmentées. Décidément je  ne jouent jamais à armes égales....

Sadric pivota, feinta, et observa, ses mouvements mesurés contrastant avec les assauts furieux de Kardak. Le Sangrâl, dopé par sa potion, lançait des coups aussi brutaux qu’imprécis, sa force excessive créant des ouvertures que Sadric attendait avec une patience glaciale.

Lors d’une attaque particulièrement brutale, Kardak abattit son épée avec toute sa puissance, espérant briser la garde de son adversaire. Sadric esquiva de justesse, le souffle de la lame effleurant son épaule, et fit un pas fluide sur le côté. Dans ce mouvement précis, il planta fermement son pied arrière pour pivoter, tournant son corps avec une rapidité calculée.

Le Sangrâl, déséquilibré par son propre élan, laissa son flanc droit exposé. Sadric, en un éclair, avança en demi-pas, sa rapière traçant un arc rapide et serré. Ce fut une botte dite de l’hirondelle inversée, une technique, rare, consistant à passer sous la garde de l’adversaire en étant très près de lui, frappant à une vitesse telle qu’il ne restait pas le temps de réagir.

La lame transperça la gorge de Kardak, s’enfonçant profondément avec un craquement sinistre. Le colosse s’immobilisa, ses yeux s’écarquillant alors que le sang s’échappait de sa blessure. Sa main trembla, cherchant vainement à agripper l’arme qui scellait son destin.

Kardak tomba lourdement au sol, entraînant Sadric dans sa chute, la rapière toujours logée dans sa trachée. Un silence pesant s’abattit sur l’arène.

Sadric se redressa, essoufflé mais implacable. Il s’épousseta puis, doucement, posa un pied sur la poitrine inerte de son adversaire. Le silence était absolu.
Kardak, réduit à un pantin brisé, gisait sur le sol, les doigts crispés dans un dernier réflexe de survie.
Un filet de sang s’échappait de sa bouche entrouverte.

Sadric releva lentement la tête.
Le regard figé des nobles, l’horreur muette dans leurs yeux, le poids du moment suspendu.

Puis, seulement alors, quelqu’un tapa dans ses mains.
Un son isolé, presque incongru.

Un autre suivit. Puis un autre.
Bientôt, une ovation monta, hésitante, mêlée d’effroi et d’admiration.

Sa main agrippa la garde de sa rapière, et, avec un effort sec, il tira l’arme, la libérant dans un bruit humide.

Un filet de sang éclaboussa ses bottes alors qu’il essuyait la lame d’un geste nonchalant. Son regard se posa sur les gradins, un mélange de défi et de mépris dans les yeux.

« Vous jouez sale, » murmura-t-il à l’intention des spectateurs silencieux, sa voix à peine audible mais chargée de reproches. « Mais rappelez-vous que je joue mieux. »

 Il rengaina sa rapière dans un chuintement métallique.
Puis il balaya les gradins du regard, s’attardant sur chaque noble qui osait encore soutenir son regard.

« Continuez donc votre mascarade. Empoisonnez, trichez, complotez. »
Un rictus tordit ses lèvres.
« Mais souvenez-vous : je suis meilleur à ce jeu. »

 

Le silence oppressant qui avait envahi l’arène commença à se fissurer, d’abord par des murmures, puis par le frémissement d’applaudissements hésitants. La surprise passée, le public, horrifié mais irrésistiblement fasciné, se laissa emporter par une ovation.

Malgré la brutalité de la scène et la mort qui avait scellé le duel, il y avait dans cette démonstration une maîtrise et une puissance qui forçaient le respect.

Sadric rengaina lentement sa rapière, son regard glacial balayant les gradins. Il n’y avait ni triomphe ni satisfaction dans son attitude, seulement un avertissement silencieux adressé à tous ceux qui auraient pu douter de ses capacités ou de sa détermination.

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Le sang encore frais sur le sol semblait dissuader d’autres combattants. Les noms suivants furent appelés, mais aucun ne se présenta dans l’arène.

Hurlanc rejoignit Sadric, un sourire en coin.

« Eh bien, il semble que personne n’ait envie de finir comme ce Sangrâl. »

Sadric ne répondit pas immédiatement, ses yeux revenant vers les gradins où Renar se tenait. Le jeune homme, immobile, observait son père avec une expression indéchiffrable.

Il ne cligna même pas des yeux.
Sa mâchoire était crispée, et dans son regard, une tempête silencieuse.

Ce n’était plus le père qu’il connaissait.
C’était autre chose.
Une force implacable, une légende vivante qui venait d’écrire un nouveau chapitre dans le sang.

Quelque chose en lui se tordit. Un frisson d’admiration. De peur, peut-être.
Ou simplement la réalisation que, quoi qu’il fasse, il lui faudrait un jour marcher dans ces pas.

 

« J’espère qu’il comprend, » murmura Sadric, presque pour lui-même.

Hurlanc inclina légèrement la tête.

« Il comprendra. Peut-être pas aujourd’hui, mais il comprendra. Tu es le meilleur exemple qu’il puisse avoir. »

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Sadric s’installa près d’Hurlanc, ajustant maladroitement les sangles de son plastron. L’équipement lui semblait, étonnamment, un peu moins bien ajusté qu’autrefois, comme si les quelques kilos pris au fil des années rendaient son port plus contraignant.

Avec un soupir à peine audible, il relâcha légèrement les courroies, se permettant un confort que son ego aurait refusé une décennie plus tôt.

Il observa distraitement les derniers duels, mais sans réel intérêt, son esprit étant ailleurs. Ses yeux revenaient sans cesse sur Renar dans les gradins, scrutant avec soin le moindre mouvement suspect autour de son fils.

 Le dernier combat marqua la fin officielle du tournoi. Les spectateurs, bien que marqués par la violence, applaudirent avec ferveur, saluant la bravoure et la cruauté qui avaient marqué l’événement.

Sadric, fatigué mais impassible, se leva.

« C’est fini pour aujourd’hui. Mais la vraie bataille n’a pas commencé. »

Hurlanc hocha la tête, son regard se perdant dans les ombres qui s’allongeaient sur l’arène.

La musique s’éleva doucement dans l’air, un murmure mélodieux qui flottait au-dessus du champ pavé, où les braves avaient saigné quelques temps plus tôt. Par tradition, les gradins s’étaient vidés, les spectateurs rejoignant les larges tentes voisines pour les banquets. Sur la place principale, les lanternes enchantées diffusaient une lumière vacillante, jetant des ombres mouvantes sur les façades baroques et les colonnes ornées.

Sadric, encore marqué par la mêlée et quelques douleurs habituelles, observait à distance la danse qui s’ouvrait. La fatigue alourdissait ses membres, mais il ne laissa rien paraître.

Hurlanc, en retrait près de la bordure de l’arène, scrutait les mouvements de la foule avec une attention discrète. Il ne faisait jamais confiance aux moments trop calmes, et ce soir n’échappait pas à la règle.

« On devrait ramener Renar, » dit-il à Sadric, son ton bas mais ferme.

Sadric hocha la tête.

« Il est là avec Ysaria. Qu’ils profitent un peu avant que le monde ne leur tombe sur la tête. »

Mais son regard se posa sur Renar et Ysaria, au centre de la place. Sa main effleura machinalement le pendentif …

---

Les lanternes vacillèrent soudainement.
Sadric fronça les sourcils. L’air avait changé, comme si quelque chose pesait sur la place.
Ce n’était ni le vent ni un caprice des flammes. C’était autre chose.

Un frisson lui remonta l’échine. Son instinct, affûté par des années de combats et de traquenards, lui soufflait que quelque chose n’allait pas.
L’expérience lui avait appris que ce genre de silence n’annonçait jamais rien de bon.

Puis il les vit.
Trois hommes. Immobiles dans la foule, trop raides, trop disciplinés. Ils attendaient.

Son regard croisa celui de Hurlanc, qui hocha imperceptiblement la tête.

Il y eut un éclat métallique.
Une silhouette masquée jaillit de l’ombre, lame au clair.
Sadric réagit aussitôt.

Les premiers mouvements furent subtils : des silhouettes glissant parmi les convives, des mouvements non adaptés à une fête, une tension presque imperceptible. Puis tout éclata en un instant.

Les premiers mouvements furent subtils : des silhouettes glissant parmi les convives, des mouvements non adaptés à une fête, une tension presque imperceptible. Puis tout éclata en un instant.

Trois hommes, armés de dagues et de gantelets renforcés, surgirent des ombres. L’un d’eux attrapa Ysaria par le bras, la tirant brusquement hors de la foule.

« Non ! » cria Renar en se précipitant vers elle, mais deux autres spadassins se placèrent sur son chemin.

Hurlanc bondit immédiatement, tirant Hurlante de son fourreau. Le cri strident de la lame résonna, glaçant le sang des convives qui s’éloignèrent précipitamment.

« Touchez-le, et je vous arrache votre âme, je suis celui qu’on nomme le Seigneur des Hurlements » déclara-t-il d’un ton glacé.

L’un des spadassins éclata de rire, mais il n’eut pas le temps de finir : Hurlante trancha net, sa lame déchirant l’air et la chair avec une précision implacable. Le fanfaron se retrouva rapidement au sol, à se vider de son sang.

Cependant, leur nombre semblait croître. À chaque assaillant abattu, deux autres surgissaient des ombres.

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Alors que Renar se battait désespérément de son côté contre deux adversaires, une silhouette familière émergea de l’obscurité : Alphée d’Enthraval.

« Décidément, vous avez l’art d’attirer les ennuis, jeune Etennemare. » lança-t-il en s’approchant, sa canne frappant le pavé avec une régularité sinistre.

À ses côtés marchait une figure encapuchonnée, son manteau ample dissimulant son corps. Quelque chose d’étrange dans sa posture, une asymétrie presque imperceptible, suffisait à troubler ceux qui le regardaient.

« Occupe-toi des brutes, » ordonna Alphée à son compagnon, sa voix empreinte d’une autorité tranquille.

La silhouette acquiesça d’un simple mouvement de tête, s’avançant avec une fluidité presque inhumaine. Lorsqu’un spadassin tenta de l’attaquer, le manteau se déploya légèrement, révélant un bras anormalement long, qui se scinda en trois tentacules distincts. Chacun se termina par une sorte de bouche sinistre, dentée et grouillante.

Un cri s’étouffa dans la gorge du spadassin lorsque les tentacules se refermèrent sur lui, le soulevant comme une poupée de chiffon avant de le jeter violemment au sol. L’horreur se lut en un instant sur les assaillants.

Hurlanc, occupé à repousser deux adversaires, jeta un coup d’œil.

« Qui est-ce ? » lança-t-il entre deux coups d’épée.

« Pas de panique, C’est un ami, » répondit Alphée avec un sourire énigmatique et satisfait.

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Malgré l’intervention d’Alphée et de son allié, les spadassins parvinrent à isoler puis à emmener Ysaria, la tirant vers une calèche qui attendait à l’écart. Sadric arriva juste à temps pour voir la porte claquer, la calèche disparaissant dans les ruelles sombres de Thyr-Kel. Ceci fait, il occis deux spadassins qui l’empêchaient de poursuivre à pied la calèche, avant d’hurler « C’est pas vrai, les enfants de salope ! »

Renar, le visage marqué par la peur et la colère, se précipita vers Sadric.

« Il faut la retrouver ! » cria-t-il, sa voix brisée.

Sadric, tendant une main vers  son fils.

« Calme toi, on la retrouvera. Je te le promets. »

Renar hocha la tête, mais son regard restait fixé sur l’obscurité, où sa femme avait disparu.

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Lorsque le dernier spadassin git au sol, l’arène était jonchée de corps. Sadric, Hurlanc, Alphée et leur étrange allié se tenaient au centre de la place, épuisés mais debout.

Sadric se tourna vers Alphée, essuyant le sang sur son front.

« Tu as encore le don d’arriver au bon moment. »

Alphée haussa les épaules, son ton faussement léger.

« L’intuition et sentir les chose à venir est mon fond de commerce… si je n’avais pas senti ce complot poindre, je ferais mieux d’aller récolter des navets. »

Sadric jeta un regard à l’homme encapuchonné, dont le bras déformé se dissimulait à nouveau sous son manteau.

« Et lui ? Qui est-ce ? »

L’homme baissa sa capuche, révélant un visage humain, presque banal, mais marqué par une expression de fatigue éternelle.

« On m’appelle Horvath, » dit-il d’une voix rauque, presque distante. « Je travaille pour Alphée, à l’occasion. »

Sadric observa un instant le manteau de Horvath, où la forme de son bras semblait légèrement trop longue et mouvante sous le tissu.

« Bien. Si tu peux nous aider à retrouver Ysaria, je te dois une faveur. »

Horvath inclina la tête sans un mot.

Hurlanc rengaina Hurlante, dont le murmure métallique s’éteignit dans un soupir.

« La question est : qui les a envoyés ? Et pourquoi maintenant ? »

Alphée leva un sourcil, sa voix lourde de sous-entendus.

« Les réponses se présenterons de pair avec les ennuis proportionnels à leurs révélations »

Sadric soupira, ses yeux se posant sur Renar, toujours figé dans un mélange de colère et de désespoir.

« Il va falloir faire. Parce que je ne laisserai pas ces chiens garder ma brue. Je n’ai aucun problème de conscience à mettre en terre tous ceux qui se mettront sur mon chemin. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 6

Revendications

La lumière mourante du jour s’infiltrait dans les interstices des lourds rideaux du manoir de Sadric, créant des rayures dorées sur le sol de pierre. Renar se tenait au centre de la pièce, ses épaules tendues et son visage fermé, tenant un parchemin roulé entre ses doigts. Il le déroula lentement et le posa sur la table, ses gestes mesurés dégageant une tension presque palpable.

« Ils exigent la relique des Etennemare. »

Les mots tombèrent comme une lame, tranchant le silence oppressant de la salle.

Sadric, adossé à une vieille chaise sculptée, fronça les sourcils en entendant son fils. Il se pencha pour attraper le parchemin et l’examina d’un regard acéré. Les lettres étaient nettes, gravées avec une précision presque arrogante, comme si le simple choix des mots suffisait à imposer leur menace.

Hurlanc, posté près de l’âtre où un feu crépitait faiblement, posa un regard interrogateur sur Renar.
« Et ils précisent quoi, exactement ? »

Renar se contenta de hocher la tête vers le parchemin. Sadric, après avoir lu, le posa sur la table avec une expression d’agacement contrôlé.
« Ils veulent la relique en échange d’Ysana. Aucun détail sur la remise ou sur ce qu’ils comptent faire ensuite. Classique. »

Hurlanc détourna les yeux vers les flammes. « Classique, oui. Et totalement idiot de notre part si nous leur donnons. Une fois qu’ils ont la relique, ils n’auront aucune raison de laisser Ysana en vie, ni de s’encombrer de témoins gênants. »

Renar serra les poings.
« Et si nous ne faisons rien, elle est condamnée de toute façon. Que proposez-vous ? Que je reste ici à attendre un miracle ? »

La colère perçait dans sa voix, mais Sadric resta calme. Il croisa les bras, fixant son fils avec l’autorité tranquille d’un homme qui avait vu bien plus de ces situations qu’il n’aurait voulu.
« Ce qu’on propose, c’est de ne pas tomber tête baissée dans leur piège. Ils espèrent que tu cèdes à la panique. Ils veulent que tu leur apportes exactement ce dont ils ont besoin. »

Renar haussa les épaules, ses yeux brûlant d’impatience. « Alors quoi ? Nous restons là à débattre pendant qu’ils la tuent ? »

Sadric soupira et s’appuya sur la table, ses doigts tapotant nerveusement le bois usé. Avant qu’il ne puisse répondre, Alphée se redressa dans l’ombre. Son éclat doré dans les yeux semblait plus lumineux, plus incisif.

« La relique n’est pas qu’un objet. Elle est une clé. Une porte vers des vérités que peu sont prêts à affronter. Si nous la récupérons, certaines réponses viendront à nous. Des réponses que vous aurez besoin d’entendre avant de décider quoi en faire. »

Hurlanc, toujours tourné vers l’âtre, murmura :
« La relique est aussi une cible. Et les Etennemare... ma famille... ne pardonneront jamais à ceux qui la dérobent. »

Sadric se tourna vers lui. « Nous ne la volons pas, Hurlanc. Nous l’empruntons. Pour la rendre ensuite. »

Hurlanc eut un rire bref, sans joie.
« Appelle cela comme tu veux, Sadric. Une trahison reste une trahison. »

Sadric s’approcha de son vieil ami, posant une main ferme sur son épaule. « Hurlanc, tu as toujours fait ce qu’il fallait pour protéger ceux qui comptent. Aujourd’hui, Renar compte sur nous. Cette relique peut sauver Ysana et empêcher une catastrophe. Si nous échouons, il n’y aura plus de maison Etennemare à défendre. »

Hurlanc ferma les yeux un instant, puis se retourna lentement.
« Très bien. Mais sache une chose : je ne fais pas cela pour moi. Je le fais pour vous deux. Et pour elle. »

Alphée, un sourire énigmatique aux lèvres, observa l’échange en silence, ses pensées semblant ailleurs.

---

La tension dans la pièce se dissipa légèrement, laissant place à une réflexion intense. Alphée, dont l’ombre semblait presque s’étirer anormalement sous la lumière des chandelles, traça un itinéraire sur un parchemin déplié.

« Voici le Palais de l’Anthémion, le cœur même de la Dynaste Etennemare. La relique est gardée dans la crypte des Venins séculaires, avec tous les secrets Etennemare. L’endroit accessible par une seule  galerie directe, bien gardée je suppose. Les gardes y sont nombreux, donc il faudra faire preuve de discrétion. »

Sadric examina le tracé, mémorisant chaque détour.
« Et si nous tombons sur des gardes ? »

Hurlanc haussa un sourcil. « Alors nous faisons ce que nous avons toujours fait. Mais discrètement. Pas de morts inutiles. Je refuse de verser le sang de mes propres hommes. »

Sadric opina du chef. « Entendu. On avance comme des ombres, sans alerter les murs. Alphée, tu sembles savoir comment on atteindre cette relique. Des suggestions ?? »

Alphée caressa distraitement le manche de sa canne, un sourire mince se dessinant sur son visage. Il regarda ses interlocuteurs dans les yeux, « Je tirerai sur les liens du destin de manière à ce que ce dernier soit des plus favorables pour nous. Amis regardez-moi… » d’une main, il indiqua les marques sur son cou et son visage, avant de reprendre « Je tiens vraiment, comme je vous l’ai, dit à retrouver la lumière. Ce genre de travail ne s’accompli pas sans de sévères contreparties, pour un Haruspice ou un Tisseur d’Échos. J’en suis la preuve vivante. Alors, pour le peu d’années qu’il me restera, je souhaite les passer dans le luxe. Je compte sur vous les Etennemare. »

Renar comprenant le moment solennel « Je vous le promets, vous serez reconnu à nouveau. »

Alphée acquiesça, satisfait.

---

Lorsque la nuit fut tombée, le groupe quitta le manoir de Sadric, vêtu de noir, les visages masqués. Sadric n’avait jamais compris le plaisir qu’avaient les gens à porter cela, particulièrement lorsqu’ils n’y étaient pas obligés. Les rues de Thyr-Kel étaient silencieuses, à peine troublées par le bruissement du vent entre les tours et les ponts suspendus.

Hurlanc avançait en tête, guidant le groupe à travers des ruelles et des passages oubliés. La tension montait à chaque pas, mais aucun d’entre eux ne laissait paraître son anxiété.

« Sadric, » murmura Hurlanc en jetant un regard en arrière, « es-tu sûr de cela ? »

Sadric, un rictus discret sur les lèvres, répondit à voix basse :
« Plus sûr que je ne l’ai jamais été. »

Le Palais de l’Anthémion se dressait dans la pénombre comme une silhouette monumentale, presque irréelle. Ses tours noires semblaient absorber la lumière de la lune, et ses flèches se perdaient dans les nuages bas. Ce lieu, sanctuaire de la puissance des Etennemare, était à la fois un symbole de leur grandeur et un avertissement pour quiconque osait défier leur autorité.

Sadric et ses compagnons approchèrent discrètement, suivant une allée bordée de gargouilles effritées. Leurs pas résonnaient faiblement sur le pavé humide, absorbés par le poids des murs immenses.

« La galerie est là-bas, » murmura Alphée, désignant une arche ornée de reliefs en forme de serpents entrelacés.

Hurlanc fronça les sourcils. « Les reliefs du Serment. Toute personne entrant par cette galerie est supposée avoir prêté allégeance aux Etennemare. Ironique, non ? »

Sadric ne répondit pas. Il glissa une main sur son pendentif, le fragment de relique pendu à son cou. Une chaleur subtile irradia du cristal, comme un avertissement silencieux.

« Renar l’a fait. Et moi également, il y presque vingt ans. Déride-toi mon vieux. Savoure le piquant du moment. La poésie de l’ironie. »

Hurlanc lui répondit d’une moue peu convaincue.

---

Deux hommes en armure légère montaient la garde près de l’entrée. Leurs casques, ornés du sigil des Etennemare, reflétaient faiblement les lumières tremblantes des lanternes enchantées accrochées aux murs.

« Ils ne doivent pas nous voir, » souffla Hurlanc.

Sadric jeta un regard rapide autour de lui. « Alphée, tu peux les distraire ? »

Alphée fit un signe discret à son compagnon, énigmatique, Horvath, enveloppée dans un manteau épais qui dissimulait son apparence singulière. Sans un mot, ce dernier leva son bras gauche, qui se métamorphosa en un mouvement étrange et organique. Les appendices semblables à des tentacules semblèrent se désolidariser les uns des autres, dans un bruit de succion humide, s’enroulant autour du cou d’un garde surpris. D’un geste sec, il projeta l’homme en arrière, le faisant percuter violemment son camarade. Les deux gardes s’effondrèrent dans un bruit sourd, inertes.

Un sourire énigmatique étira les lèvres d’Alphée.

Il fit un signe de la main, et le groupe s’enfonça alors dans la galerie, leurs silhouettes disparaissant dans les sous-sols.

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Le silence était total, à peine troublé par le bruit distant de l’eau s’égouttant le long des murs de pierre. Alphée guidait le groupe avec une assurance déconcertante, s’arrêtant parfois pour poser une main sur les murs, comme s’il écoutait des murmures inaudibles.

« Nous sommes proches, » dit-il à voix basse.

La crypte se révéla au détour d’un couloir étroit, lourdement ombragé, où le silence n'était interrompu que par le craquement des torches murales. Avant d’atteindre son entrée, le groupe s’arrêta net devant une salle voûtée : la pièce servait de poste de garde.

Six hommes, attablés autour d’un repas frugal, riaient et plaisantaient à voix basse, inconscients du danger qui rôdait à leur porte. Une vieille lanterne suspendue au plafond projetait des ombres dansantes sur les murs, rendant la scène presque pittoresque, si ce n’était les lances et les boucliers appuyés contre les râteliers.

Alphée plissa les yeux et plongea une main experte dans sa besace, en sortant une petite fiole en verre contenant un liquide iridescent. Il fit signe à ses compagnons de reculer légèrement.

« Laissez-moi leur offrir une distraction, » murmura-t-il avec un sourire sibyllin, « Non létal » ajouta-t-il à l’attention d’Hurlanc.

Il lança la fiole au centre de la pièce. Lorsqu’elle se brisa contre le sol, une épaisse fumée grise s’enroula rapidement autour des gardes, s’insinuant comme une vague vivante.

« Qu’est-ce que… ?! » s’exclama l’un d’eux, se levant précipitamment.

Les autres attrapèrent leurs armes en tâtonnant, leurs yeux incapables de percer l’épais brouillard.

« Là-bas ! Non, ici ! » hurla un autre, frappant au hasard dans le vide.

Alors que le chaos s’emparait d’eux, Alphée sortit une seconde fiole, légèrement plus grande, remplie d’un liquide d’un vert profond.

« Reculez davantage, » murmura-t-il à ses alliés en brisant délicatement le flacon à ses pieds.

Un gaz lourd et silencieux se répandit rapidement. Les gardes, encore englués dans la confusion, commencèrent à chanceler, leurs gestes devenant de plus en plus lents. L’un d’eux tenta de parler, mais sa voix s’éteignit en un gargouillis. Quelques secondes plus tard, tous s’effondrèrent, plongés dans un sommeil profond.

Alphée fit un pas en avant, observant les corps inertes avec satisfaction.
« Voilà une intervention propre et silencieuse. »

Sadric, toujours méfiant, s’approcha des gardes inconscients. Il récupéra leurs armes avec précision, les alignant méthodiquement contre un mur.

« On ne leur laisse rien qui puisse leur servir si jamais ils se réveillent avant l’heure, » grommela Hurlanc tout en leur attachant les mains et les pieds avec une corde trouvée près de la table.

Alphée, qui surveillait l’entrée de la crypte, jeta un regard derrière lui. « Alors ? »

Sadric ajusta son plastron et se tourna vers le groupe.
« Ils ne bougeront pas avant un moment. Avançons. »

Dans un silence presque total, ils pénétrèrent enfin dans le couloir menant à la crypte, leurs silhouettes disparaissant dans les ombres mouvantes.

Une porte massive, incrustée de runes luminescentes, en bloquait l’accès. Les gravures scintillaient d’un bleu spectral, projetant des motifs mouvants sur le sol.

Hurlanc s’approcha, inspectant les runes avec une expression mêlant fascination et appréhension. « Elles répondent au sang des Etennemare. Si nous ne voulons pas déclencher une alarme, il faut que je les active. »

Il sortit une dague de sa ceinture et entailla légèrement son petit doigt. Une goutte de sang coula sur l’une des runes, qui s’illumina instantanément. La porte s’ouvrit lentement, un grincement sourd résonnant dans le couloir.

« Parfait maintenant la Dynaste saura qu’elle a été trahie par l’un des siens. » Grommela-t-il.

---

La pièce qui s’étendait devant eux était plongée dans une lumière diffuse, émise par un piédestal central. Sur celui-ci reposait la relique : un fragment de cristal lumineux, sculpté de manière irrégulière, comme un éclat d’étoile brisée.

Sadric sentit une chaleur émaner de son pendentif, une vibration familière mais amplifiée, presque oppressante. Il s’avança lentement, sur ses gardes, ses yeux rivés sur la relique. Il s’en saisit et un frisson glacé remonta le long de son échine. Le médaillon suspendu à son cou se mit soudain à vibrer, émettant une lumière vacillante qui ondulait autour de la relique comme une danse hypnotique. À son tour, la relique réagit, irradiant un éclat argenté, et une étrange résonance s’installa entre les deux objets, comme s’ils se reconnaissaient.

La lumière s’intensifia, devenant presque aveuglante, et la relique sembla s’animer, flottant un instant dans l’air. Sadric, d’un réflexe instinctif, tira Rancune de son fourreau, pensant se protéger. Mais au lieu de frapper, la lumière de la relique s’élança, se répartissant directement sur la longueur de la lame.

Une onde vibratoire parcourut cette dernière, et un éclat aveuglant emplit la pièce. Lorsque la lumière se dissipa, Rancune n’était plus la même. Son acier, autrefois terne, brillait d’un éclat spectral, et des inscriptions dorées, délicates et mouvantes, semblaient se dessiner à la surface de la rapière, comme une écriture vivante.

Sadric, surpris, serra la garde de son arme, sentant un changement subtil dans son équilibre. Rancune était devenue à la fois plus légère et plus lourde, comme si une volonté propre y avait été insufflée. Une vision fugace traversa son esprit : des silhouettes éthérées, des murmures anciens, des fragments de batailles oubliées.

Hurlanc s’avança, les traits figés entre la fascination et la prudence.
« Une relique qui choisit de fusionner avec une arme… Voilà une chose que je n’avais jamais vue. »

Sadric leva un regard sombre vers lui, testant la nouvelle vivacité de la rapière d’un mouvement rapide.
« Ce n’était pas mon choix, Qu’est-ce que ça signifie ?» grogna-t-il.

Alphée, qui observait en silence depuis l’ombre, laissa échapper un léger rire.
« Ce n’est jamais le choix du porteur. Mais les reliques t’ont reconnu. Cette lame est désormais bien plus qu’une arme. Elle porte un fragment de la lumière des Héliarques. »

Sadric fronça les sourcils, jaugeant les inscriptions dorées qui s’effaçaient et réapparaissaient comme une flamme vacillante.
« Oui, mais concrètement ? »

Alphée s’approcha lentement, ses doigts effleurant l’air autour de la rapière sans oser la toucher.
« Cela signifie que tu portes une arme unique, mais aussi un fardeau. Cette lumière attire les ténèbres, Sadric. Les forces obscures te verront, et elles viendront pour toi. Le destin semble t’avoir choisi pour une raison que lui seul connait. »

Sadric abaissa légèrement Rancune, ses yeux fixant la lame comme s’il la voyait pour la première fois.
« Qu’elles viennent. Je suis prêt. »

Hurlanc posa une main lourde sur l’épaule de Sadric, brisant le moment.
« Espérons que cette arme sera aussi efficace que ce que promet son éclat. Nous aurons besoin de tout ce que nous pouvons obtenir. »

Hurlanc, visiblement troublé, murmura : « Cela va compliquer les choses. Nous venons de voler l’un des trésors les plus précieux des Etennemare. Et maintenant, il est littéralement attaché à toi. »

« Ouais, ça serait difficile de nier mon implication… »

---

Le groupe repartit rapidement, sachant que leur intrusion serait bientôt découverte. Les couloirs du Palais de l’Anthémion semblaient plus sombres qu’à leur arrivée, les ombres paraissant s’étirer pour les retenir.

Sadric avançait en tête, le pendentif brillant faiblement sous sa chemise. Chaque pas semblait alourdir le poids de cette mission qui leur réserverait encore de nombreuses surprises.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 7

Retrouvailles

La lumière mourante du jour teintait le ciel de pourpre tandis que le groupe se rassemblait dans une petite clairière à quelques lieux de Thyr-Kel, en bordure de Mortelune, une région cruelle et hostile, où même les arbres semblaient veiller, menaçants. Sadric s’accroupit près de Renar, son expression grave, et vérifia les sangles du plastron lourd que portait son fils pour la première fois.

« Trop lâche, ici. Ça ne tiendra pas au premier choc, » dit-il, dans une attitude très paternelle, tirant fermement sur une courroie.

Renar fronça les sourcils, mal à l’aise sous le poids du métal et la vigilance de son père.

« Je peux le faire seul, tu sais. »

Sadric redressa la tête, un éclat amusé dans ses yeux fatigués.

« Ça, je n’en doute pas. Mais à cheval, tu ne veux pas que cette pièce tourne sur toi comme un tonneau, crois-moi. »

À quelques pas de là, Hurlanc ajustait calmement ses gantelets, son visage marqué par une concentration presque méditative. Contrairement à Renar, les deux vétérans paraissaient presque désinvoltes dans leur préparation. Ce calme impressionnait le jeune homme autant qu’il l’agaçait.

« Comment faites-vous pour rester aussi... tranquilles ? » finit-il par demander.

Hurlanc, sans lever les yeux de ses doigts, répondit avec un demi-sourire :
« Ce n’est pas du calme, c’est de l’habitude. La peur ne disparaît pas, elle s’apprivoise. Ce n’est pas la première fois qu’on court au-devant de la mort. »

Sadric, en relevant, passa une main sur l’épaule de son fils.
« Tiens voilà une astuce…Quand tu n’as pas l’habitude, tu fais semblant. Même les plus dangereux croient en ce qu’ils voient. »

---

Non loin, Horvath observait silencieusement la scène, sa silhouette massive enveloppée dans un manteau sombre. L’obscurité de la forêt semblait se confondre sur lui, accentuant la singularité inquiétante de sa présence. Il décrocha une hache de sa ceinture et l’inspecta soigneusement.

Sadric s’approcha, brisant le silence.
« Tu es prêt ? »

Horvath hocha la tête sans un mot.

Renar, intrigué, s’approcha à son tour, observant les mouvements précis et méticuleux du mercenaire.
« Pourquoi t’as choisi cette vie de mercenaire. C’est bien ce que tu es, Horvath, un mercenaire ? »

Horvath, pour une fois, releva la tête, ses yeux gris brillant d’une lueur distante.
« Si on veut. Parce que je n’en ai pas eu le choix. Quand on naît comme moi, avec... ceci, » dit-il en désignant son bras dissimulé sous une cape épaisse, « les choix sont faits pour toi. Mais je peux choisir de qui je suis l’allié. Aujourd’hui, c’est vous. Ainsi, je pourrai indirectement nuire à ceux qui m’ont condamné à ce triste destin avant même ma naissance. »

Sadric lui lança un regard curieux mais n’insista pas.

Encore et toujours la vengeance. Ce monde n’est décidément bon qu’à cela… Tu parles, vieux fou. Toi-même, tu as nommé ton arme Rancune.

---

Alors que les derniers préparatifs se terminaient, Alphée émergea, presqu’en titubant, des ombres. Son visage avait perdu sa couleur, ses traits tirés par une fatigue visible. Ses cheveux, désormais parsemés de mèches argentées, semblaient ternis par le poids des Arts Éphémères qu’il venait de manipuler.

« Tu as vu quelque chose ? » demanda Sadric en s’approchant.

Alphée hocha la tête, mais sa voix était rauque, presque chuchotée.
« Oui. Et cela m’a coûté. »

Hurlanc croisa les bras, attentif.
« En effet… Alors, où devons-nous aller ? »

Alphée inspira profondément, comme pour retrouver un peu de force.
« Au promontoire des Ombres Voilées, à l’ancien monastère... Là où la mer heurte les falaises, et où les anciens Héliarques murmuraient à l’aube du monde. C’est là qu’elle est cachée. »

Sadric échangea un regard avec Hurlanc avant de déclarer :
« Alors, en route. »

---

Le groupe s’ébranla à mesure que la nuit tombait, les ombres semblaient s’allonger et danser autour d’eux, des murmures indistincts s’élevant parfois du vent.

La région, marquée par des années de légendes et de terreurs, vivait dans la psyché de ceux qui l’arpentaient. Renar tenait sa monture d’une main ferme, mais son regard ne cessait de scruter les alentours.

« Les nuits ici sont... différentes, » murmura-t-il.

Hurlanc, à ses côtés, acquiesça.

« Tu es bien loin du confort de la cité, dans lequel tu es né… Ici c’est la dure réalité de l’existence. » lança son père.
« Chaque bruit est un avertissement. Mais ne t’arrête jamais à écouter trop longtemps. »

« Pars du principe qu’ici, la vie est impitoyable » ajouta Horvath.

---

Le promontoire apparut à l’horizon, dans les relents mourant de la lumière diurne. Ses ruines se dessinant en silhouette contre un ciel d’encre. L’entrée, gardée par une dizaine d’hommes, était bien éclairée, leur donnant une vue parfaite sur les environs.

« Hurlanc, ton avis ? » demanda Sadric.

Hurlanc observa un instant, puis répondit :
« Diviser et détourner. Horvath, tu prends le flanc droit. Alphée, ta magie pour les distraire. Renar, reste près de ton père. »

Alphée sortit une fiole de sa besace, ses doigts tremblants trahissant sa fatigue.
« Faites attention, cette fois je ne pourrai pas tenir longtemps. Il n’y aura qu’un feu d’artifice… Je le réserve pour le bon moment. »

Sadric serra la garde de Rancune, ressentant la familiarité de son poids... et la vibration nouvelle qui l’habitait. L’arme, autrefois extension docile de son bras, semblait désormais vibrer d’une présence subtile, presque organique. Il fronça les sourcils, troublé par cette impression fugace mais insistante : Rancune vivait.

C’était à peine perceptible, mais Sadric, homme attentif aux détails, ne pouvait ignorer ce souffle ténu, comme un murmure enfermé dans l’acier. Ce n’était pas une voix, pas encore, mais quelque chose de latent, comme une conscience endormie, à la frontière entre l’éveil et le silence.

Il leva légèrement la lame, la faisant miroiter à la lumière diffuse. À cet instant, une sensation étrange lui parcourut le bras, comme un courant électrique. Une impulsion qui ne venait pas de lui. Était-ce une alerte ? Une curiosité ?

Rancune semblait lui répondre, timidement mais sûrement. Pas encore une véritable volonté, mais une sorte d’instinct primaire, tâtonnant dans une existence naissante. Sadric inspira profondément, prenant conscience que cette fusion, bien que terriblement puissante, le liait à quelque chose qu’il ne maîtrisait pas.

Un frisson remonta dans sa colonne. Était-ce un don ? Un fardeau ? Peut-être les deux. Mais il lui fallait comprendre cette symbiose naissante avant qu’elle ne se retourne contre lui.

Il abaissa la lame, fixant son reflet fragmenté dans l’acier vibrant.
« Alors, tu te réveilles ? » murmura-t-il doucement, presque pour lui-même, comme on parle à un animal farouche.
Mais l’arme resta silencieuse, luisant d’une lumière intérieure qui semblait dire : Pas encore. Mais bientôt.

Sadric observa un instant la lame, sentant le frisson ténu de sa nouvelle énergie, puis haussa les épaules.
« Tant que tu passes la garde et trouves la cible, ça suffira pour les heures à venir, » murmura-t-il, presque à lui-même, son ton mêlant pragmatisme et un soupçon d’ironie.

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Une lune gibbeuse couvrait d’une lueur sépulcrale Mortelune, plongeant les lieux dans une obscurité menaçante. Le groupe approchait du cœur du sanctuaire, un bâtiment massif de pierre noire, ses murs marqués de gravures obscures et de symboles impossibles à déchiffrer. À l’intérieur, des échos résonnaient, un mélange de murmures inhumains et de pas disciplinés. Les défenseurs, une troupe de guerriers en armures sombres et d’étranges silhouettes en robes, attendaient.

Hurlanc jeta un regard à Sadric, ses traits fermes trahissant une tension qu’il maîtrisait pourtant.
« Cela va chauffer. Prêt à tester les caprices de ta nouvelle amie ? »
Sadric esquissa un sourire ironique, posant une main sur la garde de Rancune.
« Contrairement à ta précieuse Hurlante, elle ne se plaint pas à chaque vibration. Peut-être que c’est son maître qui manque un peu de poigne ? »

Hurlanc haussa un sourcil, un éclat moqueur dans les yeux.
«  Fais attention, Sadric. Une lame trop docile peut devenir faible. »

Sadric ricana, « Pas Rancune… » mais son attention glissait déjà vers les ombres mouvantes autour d’eux.

Hurlanc haussa un sourcil, un éclat amusé dans son regard.

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La troupe se présenta à l’ennemi, en semblant sortir de la nuit. Ce premier effet de surprise avantagea Sadric et les siens.

Le combat éclata avec une violence fulgurante.

Les défenseurs surgissaient du bâtiment, leurs armes étincelant dans la lumière pâle des torches. Sadric bondit en avant, Rancune jaillissant de son fourreau. Dès le premier impact, il ressentit une force inhabituelle, presque vivante, dans sa lame. À chaque coup, un arc de lumière éthérée suivait sa trajectoire, frappant avec une précision surnaturelle. Chaque mouvement semblait tirer la nouvelle conscience de son sommeil.

L’un des guerriers adverses, une montagne d’acier et de muscles, s’élança vers lui. Sadric para une frappe verticale d’un mouvement sûr, et dans le même geste, pivota pour placer une estoc éclair dans une faille de l’armure. L’éclat lumineux jaillit de Rancune avec une fulgurance spectrale, une onde vibrante qui sembla traverser l'air comme une lame invisible. Lorsqu’elle atteignit l’homme, l’impact fut brutal. Le souffle du coup paru non seulement frapper sa chair mais aussi se propager à l’intérieur, ébranlant ses organes et vidant son regard en une fraction de seconde. Il fut projeté en arrière, son torse se creusant légèrement sous l'effet invisible, et s'effondra sans un cri, comme si l'onde elle-même avait effacé toute vie en lui.

Rancune chuchotait presque à Sadric, comme une conscience naissante, lui soufflant des ouvertures et des failles qu’il n’aurait jamais remarquées autrement. Une nouvelle alchimie naissait.

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Hurlanc, de son côté, laissait libre cours à une rare fureur. D’un geste précis, il avait tiré Hurlante de son fourreau, et la lame emplissait l’air de son cri strident. Les ennemis autour de lui hésitèrent un instant, perturbés par ce son qui semblait ronger leur esprit. Mais Hurlanc ne leur laissa aucun répit.

D’un revers brutal, il fendit l’air et envoya bouler l’un des assaillants contre un pilier, avant de l’achever d’une seconde passe mortelle.

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Alphée, en retrait, profitait de ne pas avoir d’adversaire directe pour retrouver quelques forces, sa canne gravée vibrant légèrement sous son poids.

Horvath, toujours en retrait derrière Sadric et Hurlanc, gardait un œil sur Renar, comme le lui avait demandé Alphée, assénant de violents coups avec son bras monstrueux. Ses appendices serpentaient avec une rapidité surnaturelle, leurs extrémités en forme de bouches hérissées de dents acérées comme des aiguilles. Chaque claquement résonnait avec une précision terrifiante, désarmant les guerriers en un éclair, projetant certains au sol avec une force brutale, tandis que d'autres étaient étranglés sans pitié, leur souffle se coupant sous l'étreinte implacable de ces tentacules cauchemardesques.

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Cet affrontement les conduisit devant une porte massive ornée de glyphes scintillants. Elle s’ouvrit dans un grondement sourd, dévoilant une salle immense et oppressante, baignée d’une lumière rougeâtre.

Au centre, sur un trône d’obsidienne, se tenait quelque chose.

Sa silhouette avait muté, des membres démesurés et des excroissances abyssales jaillissant de son corps. Ses yeux étaient deux puits insondables, suintant une lueur malveillante. Ce corps sans forme définitive, paraissent en évolution permanente. Avec un effort visible, les contours de la monstruosité commencèrent à s’affiner, se contractant lentement, sculptant une figure vaguement humaine. Les excroissances se rétractèrent, les membres s’ajustèrent, et l’apparence familière d’Ysana émergea, bien que grotesquement altérée, comme une caricature d’elle-même.

Ou plutôt, ce qui avait été Ysana.

Renar fit un pas en avant, sa voix tremblante.
« Ysana… ? » murmura Renar, sous le choc, tandis que son épée glissait de ses doigts tremblants pour heurter le sol avec un bruit sourd.

Sans hésiter, Sadric s’empara de l’arme, la plaçant fermement dans la main de son fils.

« Renar ! Reprends-toi. Ce n’est pas le moment de vaciller. Garde les idées claires, ou tu ne survivras pas à ce qui vient. »

Ce qui ressemblait à Ysana tourna lentement la tête, un sourire cruel déformant ce qui restait de son visage.
« Renar… Pauvre, pauvre Renar. Elle est morte, ton Ysana. La veille de vos épousailles. Elle a cédé sa place pour que je vive ici… parmi vous. »

La voix était éthérée, et son échos malsain provoquait la chair de poule. Renar recula, une douleur indicible mêlée à de l’incompréhension sur son visage. Sadric posa une main ferme sur son épaule, ses yeux fixant l’horreur devant eux.
« Alors, c’est toi. L’Obscurant qu’Alphée avait évoqué. »

La créature éclata d’un rire glaçant, un son qui semblait venir des tréfonds d’un abîme sans fin. Autour d’elle, ses tentacules ondulaient, vivant d’une volonté propre, effleurant le sol avec une lenteur sinistre avant de se tendre brusquement comme des prédateurs en chasse. Malgré une silhouette vaguement humaine qui semblait hésiter entre stabilité et métamorphose, elle n’évoquait rien de mortel.

Seul le visage, imitant étrangement les traits d’Ysana, parvenait à se maintenir avec une précision terrifiante, comme une mascarade figée au milieu du chaos informe. Cette dissonance grotesque rendait la scène d’autant plus horrifique, un mélange abject d’humanité perdue et d’horreur abyssale. Autour d’elle, ses tentacules ondulaient dans une harmonie inquiétante. Son rire, sans vie, s’éteignit, remplacé par une voix qui, bien qu’elle portât encore une inflexion vaguement humaine, résonnait avec des échos éthérés dissonants, comme si plusieurs âmes parlaient à travers elle.

« Vous vous demandez comment j’en suis arrivée là, n’est-ce pas ? » Ses lèvres, imitant les traits d’Ysana, s'étirèrent en un sourire distordu, terriblement faux. « Ce n’est pas si compliqué, Renar. Les nobles et chers Dynastes ont toujours aimé jouer avec le feu. Ils m’ont offerte, à travers des pactes insensés, bien plus qu’une simple opportunité : un chemin vers la puissance absolue. »

Elle fit un pas en avant, son corps grotesque se réajustant dans un frisson presque liquide, ses tentacules rétractés partiellement sous les boursouflures de sa silhouette. La lumière vacillante de la pièce dansait sur sa forme abyssale, accentuant l’horreur qu’elle inspirait.

« Tout a commencé avec un rêve de grandeur... et une peur bien plus grande. Ces Dynastes, avec leur orgueil et leur avidité, craignaient que le Prince ne resserre son emprise sur eux. Alors, ils ont cherché une arme. Pas une armée, ni des intrigues de cour. Non, quelque chose de plus ancien, de plus profond. Ils m’ont trouvée. Ou plutôt, j’ai laissé une partie de moi se révéler à eux. »

Renar serrait son arme, ses mains tremblant malgré les efforts qu’il faisait pour ne pas céder. Sadric, silencieux, observait, les mâchoires serrées, tentant de contenir la fureur qui bouillait en lui.

La créature tourna lentement son regard abyssal vers Sadric, un éclat moqueur dans ce qu’elle tentait de faire passer pour des yeux.

« Oh, vous seriez surpris de voir jusqu’où vont leurs sacrifices pour le pouvoir. Ils m’ont invoquée, offert des vies, des reliques, ton épouse et même leurs propres âmes fragmentées. Tout cela pour que je puisse devenir une arme vivante. Une Obscurante capable de renverser les Héliarques eux-mêmes si besoin. »

La créature ricana, une note métallique résonnant dans sa gorge.

« Et pour cela, il fallait un hôte. Une enveloppe charnelle suffisamment forte pour contenir ma vraie nature. » Elle se tourna vers Renar, son visage imitant Ysana brillant d’une malveillance cruelle. « Elle était parfaite, ta douce Ysana. Tellement aimée, tellement pure. Cela a facilité ma tâche. Sa chair a accueilli mon essence, son âme a servi de pont pour m’ancrer ici. Elle a crié, bien sûr. Mais cela n’a pas duré. Je n’ai qu’un regret, j’aurais aimé voir à quoi aurait ressemblé notre enfant. »

Renar, dévasté, recula d’un pas, le souffle court. La tête lui tournait. Sadric posa une main ferme sur son épaule, l’incitant à rester debout malgré le choc.

« Ils voulaient que je renverse le Prince. Que je réduise en cendres son autorité, que je remplace son règne par une ère où ces Dynastes régneraient sans partage. Mais leur ambition était si petite comparée à ce que je peux accomplir. »

Elle leva une extrémité déformée, des doigts se ramifiant brièvement en appendices translucides avant de reprendre une apparence vaguement humaine.

« Car désormais, c’est leur âme à tous qui me nourrit. Leurs pactes m’ont donné leur sang, leur volonté, leurs secrets. Ils rêvaient de me contrôler... » Sa voix s'assombrit, un grondement profond traversant la pièce. « ...mais c’est moi le marionnettiste. »

Sadric laissa échapper un rire amer. « Comme toujours. Les Dynastes veulent manipuler les forces qu’ils ne comprennent pas... et voilà ce qui arrive. »

La créature inclina la tête, presque amusée. « Tu n’as pas tort, Souffreprince. Mais cette fois, ils ne sont pas les seuls à payer le prix. Toute cette cité – et toi avec – m’appartient déjà. Il suffit d’attendre que mon influence parachève son œuvre. »

Elle tendit un tentacule vers Renar, sans pour autant l’atteindre, comme si elle cherchait à le provoquer.

« Quant à toi, mon cher époux... » Sa voix s’adoucit, un venin déguisé en tendresse. « Regarde-moi bien. Je suis tout ce qu’il te reste de ton Ysana. Il n’y a pas de retour en arrière. Tu peux m’accepter comme je suis et restez à moi... ou mourir comme elle. »

La tension dans la pièce était insupportable. Sadric raffermit sa prise sur Rancune, sentant une vibration monter dans l’arme, presque comme si elle réagissait à l’abomination devant eux.

Hurlanc fit un pas en avant, tenant Hurlante avec une détermination glaciale. « Nous verrons bien à qui appartient cette cité, monstre. Mais ce ne sera pas toi.  Sur le sang d’Etennemare, je me dresserai sur ta route, abomination ! »

Dès lors le combat semblait inévitable, mais une chose était sûre : cette chose était le résultat des ambitions démesurées des Dynastes, un cauchemar vivant, nourri par des pactes et des trahisons, prêt à engloutir Thyr-Kel dans les ténèbres et avec elle, ses citoyens.
« Oui. Et grâce à votre intervention, je suis plus forte que jamais. De plus, vous avez porté la relique des Etennemare jusqu’à moi. »

Sadric, impassible, leva lentement Rancune. La lame, désormais auréolée d'une lumière spectrale, vibra dans l'air, projetant de subtils arcs d'énergie luminescente. Le regard acéré, il fixa l'Obscurant.

« Vous parlez de cette relique, mais il semblerait qu'elle ait choisi un autre chemin. Elle est bien là... mais elle a changé et je ne suis pas prêteur. »

La créature inclina la tête, ses yeux abyssaux se plissant dans une expression ambiguë de perplexité et d’inquiétude. Ses tentacules frémirent légèrement, comme si un instinct profond la mettait en alerte.

« Non… » murmura-t-elle, sa voix ondulant entre un ton grave et un souffle guttural. Elle plongea son regard sur Sadric, ou plutôt sur le pendentif qui brillait faiblement autour de son cou, et sur la rapière qui émettait une lueur mystérieuse. « Ce n’est pas… ce n’était pas prévu. Ces artefacts… Ils ne devaient pas s’unir… ni se lier à toi. »

Un doute, presque palpable, passa sur son visage. Pour la première fois, son assurance abyssale semblait vaciller, remplacée par une tension sourde.

« Qu’es-tu ? » souffla-t-elle, son regard oscillant entre le pendentif et la lame, une noirceur d'interrogation voilant ses traits déformés. « Comment as-tu pu... ? »

Sadric haussa légèrement les épaules, une étincelle d’ironie dans ses yeux, malgré la gravité de la situation.

« Moi ? Rien de plus qu’un vieux père, fatigué des jeux des Dynastes et des monstres. Mais vous avez raison sur un point : la relique ne suit plus vos plans. Et si je dois être le caillou dans votre sablier, alors je vous conseille de vous y habituer. »

La créature grogna, un mélange de rage et de frustration. Ses tentacules se recroquevillèrent un instant avant de s’étendre à nouveau, plus menaçantes, comme si elle cherchait à se convaincre qu’elle conservait l’avantage. Mais le doute s’était insinué dans chaque fibre de son être. La lumière émanant de Sadric était un rappel cruel que certaines forces échappaient même aux plans les plus méticuleux.Haut du formulaireBas du formulaire

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Retraite Stratégique : Une Décision Douloureuse

Alphée s’approcha discrètement de Hurlanc, sa voix un murmure, à peine perceptible au milieu d’un tumulte invisible. Ce n’était pas un bruit commun, mais une résonance abyssale émanant de la créature. Les vibrations, comme un chant dissonant venu d’un autre plan, emplissaient l’air d’une tension oppressante. Elles semblaient s’insinuer dans les esprits, alourdissant les pensées et affaiblissant la concentration.

« Nous devons partir. L’Obscurant vacille, mais ce n’est pas une faiblesse définitive. Si nous restons, nous risquons tout perdre. La créature est déstabilisée... C’est une opportunité pour plus tard, pas un moment de triomphe. »

Hurlanc, bien qu’ébranlé par cette proposition, hocha lentement la tête. Il savait qu’Alphée avait raison.

« Retirerons-nous, maintenant ! Et Sadric ? » demanda-t-il, jetant un regard vers son ami, toujours figé dans une posture de défi, prêt à en découdre.

« Surtout Sadric, » répondit Alphée, ses yeux brillants de la fatigue accumulée par ses récentes prestations. « Il est l’élément clé. La relique et lui sont liés. Nous avons besoin de temps pour comprendre cela. L’Obscurant le sait. Le spectre de la déconfiture la ronge déjà. C’est cette incertitude qui nous offrira un répit. »

Hurlanc acquiesça, puis se tourna vers Renar, reprenant quelques couleurs. Sadric lui parlait avec intensité, mais l’effondrement émotionnel de Renar se lisait dans chaque trait de son visage. Hurlanc posa ses mains fermes sur l’épaule du père comme du fils.

« Renar, Sadric, écoutez-moi. Il n’y a rien à faire ici, pas maintenant. vous devez quitter cet endroit. Vous êtes l’avenir de cette lutte, mais il faut vivre pour la mener. »

Renar releva les yeux, confus, mais hocha la tête, sa respiration encore saccadée.

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Non loin, Horvath avait observé la scène avec un mélange de calme et d’introspection. Le lien ténu qui l’unissait à l’Obscurant et au plan d’où elle émanait était palpable dans l’air lourd de la salle. Il ressentait une attraction étrange, presque magnétique, mais il la repoussa avec une détermination farouche.

Je ne suis pas à eux. Je ne leur appartiens pas. Ce monde est mien. C’est ici que je combats, ici que je trouve ma place.

Cette pensée devint une ancre, un pilier d’humanité au sein de son essence altérée. Horvath savait qu’il était différent, une aberration née de pactes et de manipulations obscures. Mais il refusait de se définir par ces origines. Cela ne déterminerait pas qui il était. Il serra son arme, la tension de ses doigts traduisant une détermination farouche, son regard fixant la créature avec une intensité presque palpable.

Du coin de l’œil, il observa Sadric et Renar. La manière dont le père veillait sur son fils, même dans cette situation désespérée, touchait quelque chose en lui. Sadric, ce vétéran rude et pragmatique, n’avait pas hésité à ramasser l’arme tombée de Renar pour la lui remettre avec un rappel ferme mais paternel. Depuis le début il voyait là un lien fort, un amour inébranlable qui ne se disait pas mais se ressentait dans chaque geste.

Horvath, qui n’avait jamais connu une telle chose, sentit une étrange chaleur monter en lui. Il n’avait jamais eu de père, à peine un semblant de mère. Pas un mot gentil, pas une main tendue. Et pourtant, ces humains, si fragiles et pourtant si obstinés, l’avaient accepté comme il était. Sadric n’avait pas lancé une seule remarque désobligeante sur son bras monstrueux ou sur sa nature hybride. Hurlanc l’avait accueilli dans leur groupe sans réserve. Renar, lui, semblait simplement le voir comme un allié. Rien de plus, rien de moins.

Ces hommes l’avaient traité comme une personne, sans mépris, sans dégoût. Pas de regards furtifs ou d’écarts instinctifs. Juste une reconnaissance honnête de sa valeur. Cette simplicité, cette humanité, lui donnait envie de se battre. Non pour lui, mais pour eux.

Il planta un pied fermement dans le sol, une résolution nouvelle éclatant dans ses yeux. Ces hommes comptaient pour lui. Il leur rendrait cet honneur, ce respect, coûte que coûte.

Hurlanc harangua ses compagnons, qui ne semblaient pas prêt à reculer d’un pas.

« Sadric, c’est fini pour aujourd’hui, » dit Hurlanc avec fermeté. « La bataille d’esprit est gagnée. Nous viendrons pour vaincre la prochaine fois !»

Sadric le fixa un instant, ses yeux brûlant d’une colère froide. Il regarda sa rapière, dont la lame luisait faiblement, comme un rappel silencieux de son nouveau pouvoir. Puis, il tourna les talons.

« Très bien, » grogna-t-il, sa voix rauque. « Mais je te jure, Hurlanc, la prochaine fois, je ne reculerai pas tant que cette chose perdurera dans ce monde. »

Avec un geste rapide, il attrapa le bras de Renar et l’entraîna à sa suite, vers la sortie. Alphée fit un signe à Horvath, qui couvrit leur retraite, ses appendices monstrueux se rétractant dans un murmure sinistre.

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Que c’était-il passé ? La créature, toujours figée dans cette forme hybride entre humanité et abomination, observait leur départ avec des yeux perçants. Sa façade d’assurance s’écaillait sous l’effet des interrogations nouvelles. La relique... La lumière qu’elle percevait en Sadric... Ce n’était pas prévu. Ce détail échappait à ses calculs méticuleux.

Elle murmura, presque pour elle-même : « Qui est-il ? »

Désormais, la  créature frustrée, enfermée dans ses propres incertitudes et prisonnière de ses plans en suspens, éprouvait ni plus ni moins que de la peur…

 

Fin de la première partie.Bas du formulaire

 

Seconde partie

 

 

L’ultime conquête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 8

La Ville en Crise

La salle de conseil princière, nichée au cœur du Château d'Ambre, brillait d'une lumière diffuse, projetée par des lustres de cristal noir. Sadric, Hurlanc, Renar et Alphée étaient introduits sous le regard suspicieux des gardes du Prince. Horvath avait insister pour rester aux abords de la demeure princière. Ce suzerain se tenait près de l'une des hautes fenêtres en ogive, son manteau pourpre et d’ambre drapé sur ses épaules, observant Thyr-Kel qui s'étalait en contrebas.

Guibert Dar-Endal, le Prince de la Thyr-Kel, se retourna lentement pour faire face à ses invités. Grand et imposant, il portait une armure d’apparat sobre mais élégante, symbole de son autorité et de sa volonté inflexible. Ses yeux d’un gris acier scrutaient chaque visage avec une intensité presque insoutenable.

« Sadric Souffreprince, » dit-il d’un ton grave. « Si vous venez jusqu’à moi, c’est que vous avez des réponses à m’apporter. »

Sadric s’inclina légèrement, son visage marqué par la fatigue mais aussi par une détermination implacable.
« Votre Altesse, ce que je vais vous dire dépassera l’entendement. Nous avons découvert une menace qui ne concerne pas seulement le mort de Sire  Lorian Darniel ou votre trône, mais l’essence même de cette notre cité princière. »

Renar fit un pas en avant, sa voix tremblant légèrement. « Mon épouse… n’était plus elle-même. Un être Obscurant a pris sa place, après l’avoir purement supprimée.  La créature a joué de corruption parmi les  âmes, s’insinuant parmi les Dynastes de Thyr-Kel.  Cette chose cherche à subjuguer la cité entière. Votre rôle ainsi que votre vie sont directement menacés. »

Hurlanc s’avança d’un pas, sa stature noble projetant une aura résolue sur la salle où le prince tenait conseil. Il inclina légèrement la tête, un signe de respect tempéré par l’urgence de la situation.

« Mon Prince, avant que vous ne portiez de jugement, permettez-moi de vous présenter Alphée d’Enthraval. Cet homme, bien que déchu de son rang parmi les Etennemare, possède des dons que peu peuvent égaler. Ses visions, ses connaissances des Échos, et son lien unique avec les forces du destin font de lui un atout primordial. Sans son intervention, nous n’aurions pas découvert la menace qui plane sur notre cité. »

Guibert arqua un sourcil, croisant les bras tout en observant Alphée avec une méfiance calculée. « Un atout, dites-vous ? »

Alphée, l’air grave, brisa le silence :
« Je vais de ce pas vous livrer des détails que personnes n’avait encore. Le meurtre de Lorian Darniel n’était en rien un acte  opportuniste. La veille, la vraie Ysana a été éliminée, un sacrifice orchestré pour que l’Obscurant prenne sa place. Mais son père… » Il marqua une pause, son regard se perdant dans le vide. « Lui, il aurait su. Trop de choses. Il connaissait sa fille comme personne. Une intonation différente dans sa voix, un geste déplacé, un regard... Il aurait compris. »

Sadric hocha lentement la tête, la mâchoire crispée.
« Alors ils ont dû s’assurer qu’il ne poserait aucune question. Sa mort était nécessaire pour que cette… chose puisse usurper Ysana sans être démasquée. »

Hurlanc, le front plissé, ajouta d’un ton froid :
« Cela explique pourquoi tout a été si précipité. Ils ne pouvaient pas se permettre d’attendre. Et la douleur du deuil rendit les autres aveugles… Renar le premier. »

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Hurlanc ne cilla pas, sa voix basse mais ferme. « Voyez Altesse, C’est bel et bien un atout, sire. Car il est le seul ici qui puisse comprendre les subtilités de l’ennemi que nous affrontons. Ses méthodes peuvent paraître peu orthodoxes, mais elles nous ont déjà évité une destruction certaine. Si nous voulons déjouer les plans de l’Obscurant, nous aurons besoin de lui. »

Guibert fronça les sourcils, son regard se tournant vers Alphée. « Et vous, Haruspice déchu, confirmez-vous toutes ces déclarations ? »

Alphée s’avança, la fatigue pesant sur ses épaules. « Mon prince, ce que ces hommes rapportent est la triste vérité. Les fils du destin tissés autour de votre trône sont enchevêtrés de ténèbres. Cet Obscurant, à la manœuvre, ne se contente pas de manipuler les esprits. Elle agit déjà à travers eux. Le temps ne sera pas en notre faveur, votre altesse. »

Guibert croisa les bras, un silence pesant s’installant dans la pièce. « Des preuves. Avez-vous des preuves pour accuser mes nobles ? »

Hurlanc, jusque-là calme, posa une main ferme sur la table de conseil, le bois lourd résonnant légèrement sous la pression. Ses yeux balayèrent les visages tendus des conseillers et du Prince.

« Les preuves sont dans la ville, » dit-il d’une voix grave. « Les forces de l’Obscurant agissent déjà, cachés de tous : il y a fort à parier que certains des administrateurs sont séquestrés écartés de leurs postes clés., ou que des guildes sont sous pression. Si par chance ce n’est pas le cas, ça viendra très vite, de manière à paralyser votre pouvoir. »

Le Prince Guibert inspira profondément, croisant les bras tout en réfléchissant. « Si ce que vous dites est vrai, alors il ne s’agit pas seulement d’une rébellion. C’est une guerre civile qui se prépare. »

Avant qu’il ne puisse poursuivre, les portes du conseil s’ouvrirent avec fracas. Un messager entra en trombe, le visage rougi par l’effort, un parchemin roulé à la main. Il s’agenouilla rapidement devant le Prince, tendant le message.

« Votre Altesse ! Les nouvelles sont graves. Des hommes armés, sous les couleurs des plus grandes Dynastes, ont levé leurs forces contre les symboles de votre pouvoir. »

Un silence lourd s’abattit dans la salle. Les conseillers tournèrent à l’unisson leurs regards vers Hurlanc, comme s’ils s’attendaient à ce qu’il ait la solution miracle.

« Parlez, » ordonna Guibert, tendant une main impatiente pour saisir le parchemin.

Le messager se redressa légèrement, sa voix tremblante mais déterminée. « La Bibliothèque de Thyr-Kel est tombée. Les insurgés l’ont prise d’assaut il y a peu, et les bannières princières qui flottaient sur ses tours ont été arrachées et jetées au sol. »

Un murmure horrifié parcourut l’assemblée.

« La Bibliothèque, » murmura un conseiller, le visage blême. « Symbole du savoir et de la sagesse de notre cité… Un tel acte… »

Guibert froissa le parchemin dans sa main, ses yeux brillant d’une colère contenue. « Un crime de lèse-majesté. Ils osent souiller nos symboles ? Je leur répondrai d’une main de fer à ces traitres ! Scribe ! prends notes de mes mots officiels, il n’y aura aucun pardon ! »

Hurlanc serra les poings, son visage de marbre. « Ce n’est pas qu’une insulte, Votre Altesse. C’est un défi clair. Ils veulent la cité, et ils n’hésiteront pas à la plonger dans le chaos pour l’obtenir. »

Sadric, adossé à un pilier, observa calmement, sa voix rauque brisant le tumulte. « La Bibliothèque n’est pas qu’un symbole. Si l’Obscurant ou ses alliés contrôlent ce lieu, ils s’en serviront pour asseoir leur domination, non seulement sur la cité, mais sur son histoire. Sur son âme. »

Le Prince fixa un point invisible devant lui, ses mâchoires serrées. « Alors il n’y a plus de doute. Nous sommes en guerre. »

---

Quelques heures plus tard, aux premières lueurs de l’aube, les cloches de Thyr-Kel retentirent, annonçant une proclamation princière. Guibert, entouré de ses conseillers et de ses gardes d’élite, se tenait à cheval devant la grande place centrale. Une foule inquiète et disparate s’était rassemblée, des murmures effrayés montant comme une marée.

« Habitants de Thyr-Kel, » commença-t-il d’une voix qui résonna au-dessus du tumulte. « Une ombre plane sur notre cité. Une menace insidieuse s’est glissée parmi nous, corrompant des âmes, manipulant nos lois, et conspirant pour détruire ce que nous avons construit. »

Il parcourut l’assemblée du regard, ses traits durs empreints de gravité.
« Je ne resterai pas les bras croisés. Je refuse que ma cité devienne un nid de serpents et une fosse aux ténèbres. Je vais protéger ce peuple. Je ramènerai la lumière, quel qu’en soit le prix. »

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La lueur des torches dansait sur les façades baroques de Thyr-Kel, mais ce n’était pas la lumière rassurante des veilles habituelles. Partout, les ombres s’étiraient, épaissies par la fumée qui s’élevait en volutes sombres des premiers incendies. Le tumulte résonnait dans les rues pavées, criant de chaos, de métal frappant contre le métal, de vies brisées.

Guibert Dar-Endal se tenait sur le balcon du Palais Ambre, observant la ville qu’il avait juré de protéger. Son visage, d’ordinaire impassible, était marqué par une gravité rare. À ses côtés, Hurlanc, Sadric et Alphée attendaient, leurs regards tendus se posant tour à tour sur les quartiers en proie à la guerre.

« Les conjurés occupent la Banque Princière, » annonça un messager essoufflé, s’inclinant profondément devant le Prince.

Guibert serra les poings, ses yeux brillant d’une colère froide. « Ces chiens tiennent maintenant le cœur même de notre économie Thyr-Kel. Mais ils n’auront pas ma cité. »

Hurlanc prit la parole, posant calmement une main sur la carte étalée devant eux. « Votre Altesse, nous avons encore des positions stratégiques sous contrôle. Mais ces rebelles ne reculeront devant rien. Ils brûleront tout s’il le faut. »

Sadric, son plastron légèrement cabossé après un combat récent, grogna. « Ce n’est plus une bataille, c’est une boucherie. Ils veulent vous amener à combattre en ville. Ne leur donner pas gain de cause. »

Hurlanc releva la tête. « Alors nous devons trouver une autre voie. » Puis, se tournant vers Alphée, « Ton opinion ? »

« Prince, Vous devez quitter la ville pour mieux y revenir.  Voilà ce que le destin attend de vous. »

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Les premiers combats éclatèrent à l’aube, lorsque des escouades princières tentèrent de repousser les forces conjurées de la Place des Héliarques. Les soldats fidèles au Prince, bien équipés et entraînés, luttaient avec courage. Mais les conjurés, sous couvert des forces mêlant des créatures abyssales alliées des Dynastes félons, utilisèrent une stratégie brutale : incendier les bâtiments autour des positions princières, forçant les soldats à battre en retraite ou à mourir dans des flammes dévorantes.

Sadric et Hurlanc se trouvaient en première ligne, repoussant une vague d’insurgés.

« Encore un de ces maudites créatures, » cracha Hurlanc, abattant un guerrier à l’apparence grotesque, moitié homme, moitié autre chose. Hurlante poussa un cri strident en traversant la chair. Sadric, à ses côtés, esquiva une lame maladroite avant de contre-attaquer avec Rancune, sa rapière distillant un éclat lumineux à chaque coup porté, faisant hésiter plus d’une fois les suppôt abyssaux.

« Ces abominations ne viennent pas que des Sangrâl, » fit remarquer Sadric en frappant un second adversaire. « D’autres Dynastes financent à leurs manières ces pactes obscures. »

Hurlanc acquiesça sombrement. « Je ne pensais pas voir ça un jour. Leur audace dépasse l’entendement. »

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Malgré les efforts acharnés de ses troupes, le Prince et ses stratèges réalisèrent qu’ils ne pouvaient gagner cette bataille sans détruire la ville elle-même. En fin de journée, Guibert monta sur une estrade improvisée au centre d’une place encore sous son contrôle. Sa voix résonna, grave et autoritaire, à travers la foule de citoyens apeurés et de soldats épuisés.

« Gens de Thyr-Kel, je suis votre Prince. Je suis celui qui a juré de protéger cette cité et son peuple. Aujourd’hui, des traîtres et des monstres souillent nos rues, brûlent nos maisons et profanent nos symboles. Ils vous diront que je suis parti, que je vous abandonne. Mais ne croyez pas leurs mensonges. Je me retire non pour fuir, mais pour préparer notre vengeance. »

Il marqua une pause, regardant la foule dans les yeux. « Je reviendrai. Et lorsque je le ferai, Thyr-Kel sera libre. Mais pour cela, je dois préserver ce qu’il reste. À mes fidèles, suivez-moi.  Ceux qui ne le peuvent, mettez-vous en sécurité. À mes ennemis, tremblez. »

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Dans la nuit, les troupes princières commencèrent leur retraite organisée. Guibert et ses généraux établirent une ligne de défense pour couvrir la sortie des civils qui voulaient suivre le Prince. Les conjurés, occupés à consolider leurs gains, n’attaquèrent pas immédiatement, permettant au Prince de quitter la ville avec l’essentiel de ses forces intactes.

Sadric chevauchait près de Guibert, son fils Renar à ses côtés. Le jeune homme semblait troublé par la décision.

« Nous abandonnons ? » murmura Renar.

Sadric lui jeta un regard sévère. « On préserve. Ce que ton Prince fait, c’est sauver ce qui peut l’être pour pouvoir le reprendre plus tard. »

Guibert, ayant entendu, se tourna vers eux. « Sadric a raison. Un trône peut être reconstruit. Une ville réduite en cendres, non. »

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En dehors des murs, Guibert fit établir un camp fortifié, à quelques kilomètres de sa capitale, bloquant les routes commerciales et les approvisionnements. Ainsi que le trafic fluvial de Thyr-Kel, tomba rapidement entre les mains du Prince. La ville sombra peu à peu dans le chaos, tandis que les conjurés se disputaient le contrôle des quartiers. Les denrées saisies – notamment les luxueuses épices, les vins d’or pétillant et les mets raffinés qui constituaient l’orgueil des grandes Maisons – ne furent pas entreposées pour le simple plaisir des soldats du Prince. Guibert, dans un geste calculé autant que généreux, ordonna que ces richesses soient distribuées en priorité aux civils qui avaient suivi leur souverain dans l’exil. Ces familles modestes, ayant fui la cité pour échapper à la violence des conjurés, mais également pour montrer leur loyauté à leur souverain, furent installées dans les abris précaires du camp princier.

Ainsi, au cœur de ce siège improvisé, les réfugiés connurent un contraste poignant avec leurs souffrances récentes. Autour des grandes tables dressées à l'air libre, des enfants goûtaient pour la première fois au miel des monts d'Azur ou aux douceurs délicatement parfumées de safran importé. Des mères, leurs joues creusées par l’inquiétude, savouraient avec incrédulité des plats qu’elles n’auraient jamais imaginé effleurer. Les éclats de rires et d’émerveillement transformaient les repas en un miracle inattendu.

Sadric, observant une famille partager un pain moelleux garni de noix précieuses, esquissa un sourire cynique. « Le luxe, partagé comme un simple repas de fête… Voilà qui est ironique. Ces mêmes denrées qui maintenaient leur domination nourrissent aujourd’hui ceux qu’elles écrasaient. »

Guibert, à ses côtés, répliqua calmement : « Ils doivent comprendre que leur Prince ne les abandonne pas, même en exil. Chaque bouchée renforce leur foi en notre cause. Et cela donne à nos ennemis un message clair : leur opulence ne leur appartient plus. Nous les tenons. »

Cette politique, calculée avec soin, avait un effet double. D’un côté, elle resserrait les liens entre le Prince et ses partisans. De l’autre, elle rongeait l’orgueil des conjurés, incapables de s’assurer la loyauté des habitants restés dans la ville. Car, pendant que les nobles conjurés continuaient de se quereller pour préserver leurs privilèges dans une cité assiégée, ceux qui avaient fui sous la bannière princière goûtaient aux délices de leurs tables.

Une ironie amère, mais puissante.Haut du formulaireBas du formulaire

À l’extérieur, le Prince planifiait sa riposte avec Sadric, Hurlanc et Alphée. Le poids de la guerre pesait sur leurs épaules, mais ils savaient que reprendre la ville se ferait immanquablement au prix de pertes, mais calculées...

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Dans les jours qui suivirent, Renar s’avança vers la grande tente du conseil, le visage grave mais résolu. Les gardes en factions, le laissèrent pénétrer, après accord du sénéchal. Les murmures se turent alors qu’il atteignait le centre de la tente, son regard se posant directement sur le Prince. Guibert Dar-Endal, en pleine discussion avec ses conseillers, leva les yeux, intrigué.

« Que puis-je pour toi, jeune Etennemare ? » demanda-t-il, sa voix aussi mesurée qu’un sabre prêt à frapper.

Renar s’agenouilla respectueusement avant de se redresser. « Votre Altesse, je viens humblement vous proposer une solution à laquelle nous n’avons peut-être pas encore songé. Une alliance qui pourrait permettre de faire basculer le cours de cette guerre en notre faveur. »

Guibert échangea un regard rapide avec Hurlanc et Sadric, présents à ses côtés. « Une alliance ? Continue. »

Renar inspira profondément, cherchant ses mots. « Le Culte de Gabriel. » La salle se figea, l’atmosphère s’alourdissant de méfiance.

Un conseiller plus âgé, au visage marqué par les batailles, fronça les sourcils. « Ces illuminés ? Ceux qui prétendent être le miroir des Héliarques ? Tu parles d’une hérésie, jeune homme. »

Renar serra les poings, mais Sadric intervint avant qu’il ne réponde. « Laissez-le parler. Il est un homme, jeune, mais censé, je veux l’écouter. » Le conseilla baissa la tête, honteux.

Le Prince acquiesça. « Je t’écoute. »

Renar s’humecta les lèvres. « Ce culte, bien que méconnu et souvent ridiculisé, représente une force potentielle. Leur doctrine est en opposition directe avec celle des Obscurants. Ils honorent les Héliarques, mais uniquement pour ce qu’ils représentaient avant leur chute dans l’arrogance et les excès. Gabriel, leur Rédempteur, incarne l’idée d’un équilibre retrouvé, d’une lumière purificatrice face aux ténèbres. »

Hurlanc plissa les yeux, sceptique. « Et tu penses réellement que ces prêtres, reclus dans leurs monastères, pourraient faire la différence contre une armée corrompue avec à sa tête un Obscurant ? »

Renar tourna la tête vers lui, déterminé. « Oui. Leur foi et leur discipline ne sont pas à sous-estimer. J’ai appris que leur ordre comprend des guerriers sacrés, formés non seulement à la prière, mais aussi au combat. Ils seraient des alliés précieux. »

Guibert posa un doigt sur ses lèvres, pensif. « Pourquoi n’en avons-nous jamais entendu parler comme d’une force réelle ? Demandez à n’importe qui ce qu’il sait sur cet ordre religieux et personne n’est capable d’en dire tant de chose que toi. D’où as-tu appris tout cela ?»

« Ma mère a embrassé cette religion et vie désormais recluse dans un monastère. Nous avons une correspondance soutenue, depuis des année et c’est ainsi que j’ai eu le loisir d’en apprendre autant à ce sujet. »

Le Prince avait cet air calculateur, celui du stratège qui commence à comprendre comment imbriquer les pièces pour obtenir non seulement une victoire, mais aussi un équilibre durable, où chaque allié trouve sa place dans le nouvel ordre qu’il entrevoit. « Ces religieux sont en effet bien secrets. Mais cela a joué contre eux, concernant l’expansion et la popularité de leur culte. »

Oui, votre Altesse. C’est pour cela que peu de gens les connaissent vraiment ou les prennent au sérieux. Mais dans notre cas j’estime que c’est justement là, notre chance. » répondit Renar. « Leur présence est discrète. Ils ne cherchent ni pouvoir ni influence. Mais si Votre Altesse leur tendait la main… »

Le Prince appréciait la manière dont le jeune Etennemare réfléchissait, «  en leur offrant un rôle légitime dans notre cité, ils pourraient nous prêter main forte... »

Le Prince, après un long silence, finit par hocher la tête. « Soit. Je vous mandate, Hurlanc, Sadric et toi pour établir le contact. Mais sache une chose, Renar. Si tu échoues, nous aurons perdu un temps précieux. Je compte sur toi et c’est pour cette raison que tu prendras la tête de cette mission. »

Renar s’inclina profondément. « Je ne vous décevrai pas, Sire. »

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Quelques heures plus tard, le trio chevauchait vers le monastère niché dans les hauteurs du massif montagneux de Mortelune. La route était escarpée, bordée de falaises vertigineuses et de forêts épaisses. Les lieux semblaient baignés d’une lumière étrange, presque irréelle.

Après une pause de quelques heures, il repartirent. La lumière du matin baignait Saint-Cœur-de-Gabriel, l’imposant monastère niché au creux d’une vallée verdoyante. Les pierres de son édifice, anciennes et veines de quartz brillant, captaient les rayons du soleil levant, diffusant une douce lueur dorée. Un silence solennel régnait, ponctué par le chant lointain des cloches et le bruit des pas des moines qui allaient et venaient dans les cours.

Renar, Sadric et Hurlanc franchirent la porte monumentale, une arche gravée de symboles lumineux évoquant la rédemption et la lumière. À leur approche, une jeune sœur vint à leur rencontre, son visage serein encadré par une chevelure courte, à l’exception d’une longue tresse qui descendant plus bas que son dos, et qui à ce titre était nouée autour de sa taille.

« Bienvenue en ces lieux. Que puis-je pour vous ? » demanda-t-elle d’une voix douce.

Renar s’inclina légèrement. « Nous venons voir Virginia Etennemare. C’est… ma mère. »

La sœur, bien que surprise, esquissa un sourire bienveillant et fit un signe pour qu’ils la suivent. À l’intérieur, le monastère se révélait encore plus impressionnant. Les murs, ornés de fresques représentant Gabriel et ses enseignements, vibraient d’une énergie apaisante. Les dalles du sol, usées par les pas des fidèles, semblaient murmurer des prières anciennes. L’air était chargé de l’arôme de la cire et des herbes sacrées brûlant dans des encensoirs.

« Ces lieux sont… différents, » murmura Hurlanc en observant les voûtes hautes. Même Sadric, peu enclin à s’émerveiller, ne pouvait nier la sérénité imposante du lieu.

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Un quart d’heure plus tard, Sœur Virginia apparut dans une cour pavée, entourée de rosiers sauvages. Ses traits étaient marqués par le temps, et par une vie plus rude que dans la cité mais sa sérénité et son sourire doux illuminaient son visage. Elle portait l’habit des sœurs de Gabriel : une longue tunique d’un blanc éclatant, ornée de broderies dorées représentant des motifs de lumière ascendante, comme des rayons jaillissant vers le ciel. À ses poignets, des manches larges bordées d’un fil d’or témoignaient de l’humilité et de la pureté prônées par l’ordre. Une ceinture dorée, sobre mais élégante, retenait la tunique à sa taille, tandis qu’une tresse de ses cheveux, soigneusement entretenue, tombait de l’arrière de son crâne en cascade le long de son dos, symbole de sa dévotion et de son lien à la vie.

Son regard s’illumina en apercevant Renar, une chaleur bienveillante dissipant l’austérité de son visage marqué par les années et les prières.

« Renar… » souffla-t-elle en écartant les bras.

Le jeune homme accourut, la serrant dans ses bras avec une émotion palpable. « Mère. »

Virginia ferma les yeux, savourant cet instant. « Je savais que tu viendrais un de ces jours. »

En retrait, Sadric observait la scène avec une expression indéchiffrable, bien qu’un observateur attentif aurait pu percevoir une pointe de mélancolie dans ses yeux. Hurlanc, lui, échangea un signe de tête respectueux avec un moine qui les invita à patienter un moment.

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Après quelques instants de retrouvailles entre Renar et Virginia, celle-ci posa son regard sur Sadric. « Sadric… Approche, je te prie. »

Hésitant, le bretteur s’avança. Il semblait presque mal à l’aise dans cette ambiance sacrée. Ses tripes se nouaient.   « Virginia, je ne voulais pas… troubler ce moment. »

Un sourire tendre se dessina sur les lèvres de la femme. « Tu ne troubles rien. Tu as autant ta place ici que lui. Après tout, c’est ton amour qui a fait germer notre fils. »

Ces mots touchèrent Sadric, qui baissa brièvement la tête. Virginia, émue, posa une main légère sur son bras. « Tu es resté le même. Toujours en retrait pour mieux veiller sur les autres. »

« C’est tout ce que je sais faire, » répondit-il avec un sourire en coin.

Virginia s’approcha davantage, son regard devenant plus intense. « Alors fais ce que tu sais faire. Protège-le, Sadric. S’il faut mourir pour lui, fais-le. »

Sadric, qui avait toujours cette aura de défi, ne broncha pas. « C’est déjà acté, Virginia. Depuis le premier jour où je l’ai vu. »

Un éclat de reconnaissance traversa le visage de la mère. Elle serra brièvement la main de Sadric avant de murmurer, presque pour elle-même : « Je t’aime toujours, Sadric… »

L’homme, incapable de répondre immédiatement, esquissa un sourire triste, la gorge nouée « Je sais. Moi aussi. »

Un instant de silence flotta entre eux, chargé d’un respect mutuel et d’un passé qu’ils partageaient encore dans le secret de leurs cœurs.

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Le Père Prieur arriva peu après, guidant le groupe vers la salle de conseil. Virginia, après avoir embrassé une dernière fois son fils, se retira avec la grâce sereine d’une femme en paix avec elle-même. Renar, bien qu’apaisé par cette longue rencontre, portait encore sur ses épaules le poids de la mission qui les attendait.

Sadric, pour sa part, resta silencieux, mais dans son cœur, une promesse résonnait, claire et indéfectible.Haut du formulaireBas du formulaire

 

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Dans la grande salle du monastère, éclairée par des vitraux projetant des jeux de lumière mouvante sur les murs de pierre, le Père Prieur se tenait avec une posture droite et imposante, malgré la simplicité de son habit. Une longue robe pourpre et ivoire bordée de fils dorés, tissés avec des motifs rappelant des flammes montantes, enveloppait sa silhouette. Sa barbe blanche, soigneusement taillée, encadrait un visage grave, marqué par des années de méditation et de prière évoquait un certain détachement par rapport au monde extérieur. Ses yeux, d’un gris perçant, semblaient sonder jusqu’à l’âme de ceux qui se tenaient devant lui.

Lorsqu’il prit la parole, sa voix résonna doucement, mais avec une autorité indéniable :
« Vous demandez beaucoup. » Son regard passa de Renar à Sadric et Hurlanc, lentement, pesant chaque mot. « Nous ne combattons pas pour des Dynastes ni pour des terres. Le combat est une corruption si elle ne sert pas une lumière véritable. »

Sadric, toujours en retrait, croisa les bras, l’ombre d’un sourire désabusé flottant sur ses lèvres. Hurlanc garda son silence, observant le Père Prieur comme on jauge un adversaire avant une joute verbale.

Renar, lui, s’avança légèrement, son ton respectueux mais pressant :
« Ce n’est pas une question de terres ni même de Dynastes. La lumière que vous défendez, vacille. Si Thyr-Kel tombe, ce ne seront pas seulement ses murs ou ses dirigeants qui s’effondreront. Ce sera une défaite pour toute la lumière que Gabriel enseigne. »

Le Prieur pencha la tête, un sourire pincé, presque cynique, apparaissant brièvement sur son visage.
« Thyr-Kel, une lumière ? Allons, jeune homme, cette ville n’a jamais été autre chose qu’une ombre, un dédale de trahisons et de luxure. Pourquoi devrions-nous consacrer notre foi à un endroit si perdu ? Pourquoi aider le Prince des dynastes à retrouver son trône ? »

Ce fut Sadric qui répondit, avançant d’un pas, sa voix grave brisant l’hésitation qui planait dans la pièce :
« Alors combattez pour y apporter la lumière. Cette ombre dont vous parlez est sur le point de devenir un abîme. Un Obscurant est installé et soutenu dans les murs de Thyr-Kel. Si vous ne faites rien, ces ténèbres avaleront tout ce qui reste de bon, avant de se propager. Vous croyez que Gabriel aurait simplement tourné le dos en attendant que tout s’effondre ? »

Les mots frappèrent comme des coups de marteau. Le Père Prieur resta immobile un instant, ses sourcils froncés, ses traits marqués par une lutte intérieure. Mais peu à peu, son regard s’adoucit à mesure qu’il fixait Sadric, comme un juge évaluant une vérité.

« Ce n’est pas à Thyr-Kel que la lumière brille le plus, je vous l’accorde, » reprit Sadric, son ton s’adoucissant légèrement. « Elle vacille, elle hésite, mais elle est toujours là. Gabriel l’a compris. Il a tendu la main à ceux qui se débattaient dans leurs propres ténèbres, même aux âmes les plus perdues. Si vous ne le faites pas maintenant, quand le ferez-vous ? »

Le Père Prieur baissa légèrement la tête, réfléchissant intensément. Ses mains, jointes derrière son dos, se crispèrent un instant avant de se détendre. Il se tourna légèrement vers les vitraux, où la lumière dorée projetait une scène presque céleste sur le sol. La tension dans la pièce sembla se dissiper lorsque sa voix s’éleva à nouveau, cette fois empreinte d’une résolution naissante.

« Gabriel enseigne la compassion. Mais aussi la lutte contre l’injustice. Un Obscurant marchant librement au milieu des hommes ? Cela, nous ne pouvons le tolérer. Vous soulevez un point essentiel. La lumière ne peut briller si nous ne l’entretenons pas. Thyr-Kel n’est pas parfaite, mais elle est un foyer, un refuge pour de nombreux innocents. Elle ne doit pas devenir leur tombeau. »

Renar, en avant, s’empressa de soutenir ses paroles :
« Pour saluer votre aide, j’ai ici un document, marqué du sceau du Prince, qui stipule que le Culte de Gabriel sera non seulement le bienvenu dans la cité, mais qu’il bénéficiera des mêmes droits, de la même influence que les cultes déjà présents. Les fidèles seront sous la protection du Prince. Il a à cœur de nettoyer la cité. »

Le Prieur fixa Renar avec une intensité croissante. La mention de l’Obscurant et la corruption qu’il portait sembla peser lourd sur ses épaules. Il inclina légèrement la tête, fermant les yeux un instant comme pour rassembler ses pensées.

« Gabriel ne détournerait pas le regard face à un tel mal. Votre Prince montre de la sagesse en tendant la main à notre culte. Et nous ne pouvons-nous dérober devant une telle menace. Je rassemblerai nos frères et nos champions. Que la lumière guide nos lames et nos prières. Vous aurez notre aide. »

Il se redressa, ses yeux brillant d’une conviction profonde.
« Préparez-vous. Nous ne combattrons pas pour un trône, mais pour les âmes de ceux qui peuplent cette cité. Nous affronterons les ténèbres, et ensemble, nous rallumerons la lumière. »

Sadric croisa les bras, un rictus approbateur flottant sur ses lèvres. Hurlanc, toujours calme, hocha la tête en silence. Renar, lui, sentit une bouffée d’espoir gonfler en lui. Une alliance sacrée venait de naître, prête à affronter les ombres grandissantes. « C’est l’espoir que quelque chose de meilleur peut encore naître. »

Sadric hocha la tête alors que le Père Prieur achevait son discours. Il fit une révérence rapide, puis sortit prestement de la salle.

Depuis un moment déjà, le médaillon autour de son cou semblait en ébullition. Une chaleur étrange s’en dégageait, pulsant contre sa peau comme un second cœur. Sadric avait pris sur lui de l’ignorer, mais maintenant que l’assemblée touchait à sa fin, il devait trouver un peu d’air.

Dehors, la lumière déclinante caressait les jardins du monastère, où le calme régnait en maître. Sadric passa une main sur sa nuque, cherchant à apaiser cette énergie vibrante qui l’habitait. C’est alors qu’il aperçut un religieux, assis sur un banc, l’air paisible, mais avec un regard perçant qui semblait sonder jusqu’à l’âme.

L’homme, vêtu d’une tunique blanche ornée de broderies dorées, leva les yeux vers lui.
« Vous portez quelque chose de rare, » dit-il d’une voix calme mais lourde de sens. « Une partie des Phylactères lumineux, si je ne m’abuse. »

Sadric s’immobilisa, son regard se durcissant légèrement.
« Vous êtes observateur, prêtre. Mais cela ne regarde toutefois que moi. »

Le prêtre hocha la tête, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres.
« Peut-être. Mais savez-vous ce que cela signifie ? »

Sadric croisa les bras, gardant une distance prudente.
« Pas encore. Mais j’imagine que vous allez me le dire. »

Le prêtre se leva lentement, ses gestes mesurés comme s’il portait lui-même un poids invisible.
« Les Phylactères lumineux sont des fragments du pouvoir des Héliarques, des vestiges d’un héritage divin et d’une époque révolue. Ce que vous portez vous lie à cette lumière ancienne. Cela pourrait faire de vous un champion de leur héritage. Et si l’on se place sur un plan plus terrestre, indirectement, un champion du Rédempteur Gabriel. »

Sadric ricana légèrement, son ton teinté de cynisme.
« Champion ? Ce n’est pas exactement le mot qui me vient à l’esprit. On dirait plutôt une chaîne que je n’ai pas choisie. »

Le prêtre le regarda avec bienveillance.
« Peut-être. Mais cette chaîne pourrait être une force, si vous en comprenez le pouvoir et la raison pour laquelle elle vous a choisi. Rien n’est dû au hasard, Sadric de Souffreprince. Vous êtes lié à une lumière que les ténèbres craignent. Cela, vous ne pouvez l’ignorer. »

Avant que Sadric ne puisse répondre, il aperçut Virginia à quelques pas, marchant lentement vers un bâtiment adjacent. Ses mains étaient jointes en une prière silencieuse, son visage apaisé éclairé par les derniers rayons du soleil.

Il se tourna vers le prêtre, inclina légèrement la tête en signe de respect.
« Merci pour vos sages paroles. Mais je dois aller parler à quelqu’un. »

Sadric s’approcha de Virginia, son pas mesuré, presque hésitant. Elle s’arrêta en le voyant approcher, une lueur douce dans les yeux, un sourire timide effleurant ses lèvres.

« Tu ne pouvais pas partir sans me voir une dernière fois, n’est-ce pas ? » murmura-t-elle, sa voix empreinte d’une tendresse retenue.

Sadric s’arrêta à quelques pas, l’observant comme s’il cherchait à graver chaque détail d’elle dans sa mémoire.
« J’ignorais si j’en avais le droit, » répondit-il enfin, sa voix un mélange de gravité et de chaleur.

Virginia haussa légèrement les épaules, avançant à son tour. Ses doigts trouvèrent naturellement son bras, comme si des années ne s’étaient jamais écoulées.
« Tu n’es pas homme à demander la permission, Sadric. Pas à moi. »

Un silence fragile s’installa, brisé seulement par le vent doux qui faisait danser les pans dorés de son habit. Sadric baissa les yeux, ses mots pesant dans sa gorge.
« Ce que tu as fait… Pour Renar, pour moi, pour tout ce que nous étions… Ça n’a pas été vain. Je veux que tu le saches. » Virginia baissa les yeux un instant, une ombre de tristesse mêlée de paix traversant son visage.

« Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour qu’il ait un avenir, » murmura-t-elle, sa voix presque inaudible, comme une confession à peine formulée.

Elle lui adressa un sourire, cette fois teinté d’un éclat mélancolique.
« Ce que nous étions, Sadric, c’était du courage volé à l’incertitude. Et Renar est le plus beau souvenir de ces moments. Il a ton feu, tu sais. Protège-le. »

Sadric posa une main sur celle qu’elle avait placée sur son bras. Son regard, habituellement dur, s’adoucit alors qu’il lui promettait :
« Rien ne lui arrivera. Pas tant que je tiendrai debout. Et peut-être même après. »

Virginia inclina légèrement la tête, émue par cette promesse. Mais au fond de ses yeux brillait une tendresse qu’elle ne pouvait dissimuler.
« Si les Dieux nous le permettent… Peut-être qu’un jour, nous nous reverrons, toi et moi. Quand tout cela sera terminé. »

Sadric esquissa un sourire, un vrai, rare et sincère.
« Si le destin n’est pas trop cruel, peut-être. Mais pour l’instant, reste ici. Reste en sécurité. »

Ils restèrent ainsi un moment, comme figés dans le temps, avant qu’elle ne lâche doucement son bras et ne recule d’un pas.

À cet instant, Hurlanc et Renar sortirent de la salle. Hurlanc aperçut Sadric, ses traits légèrement marqués par une émotion rare. Il comprit immédiatement ce qu’il se passait. Un adieu. Cela lui évoqua d’autres adieux, les siens. Il y avait bien longtemps. Il refoula ses souvenirs, conscient qu’il ne pouvait se permettre de s’y attarder.

Renar s’avança vers sa mère et l’étreignit, ses bras entourant cette femme qui, malgré sa fragilité apparente, avait tant accompli pour lui.
« Prends soin de toi, mère. Je reviendrai te voir. »

Virginia sourit et posa une main sur la joue de son fils.
« Tu es mon étoile, Renar. Va, et brille. »

Elle regarda le trio s’éloigner, sa silhouette se dessinant dans la lumière tamisée des jardins. Sadric se retourna une dernière fois, leurs regards se croisant une fraction de seconde, avant qu’il ne rejoigne ses compagnons.

Et ainsi, ils quittèrent le monastère, emportant avec eux, en plus de l’aide demandée, la bénédiction muette de cette femme qui, dans sa simplicité, incarnait une force et une lumière qu’ils n’oublieraient jamais.

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Quelques jours plus tard, le Père Prieur et un émissaire se rendirent au camp du Prince. Après de longues discussions, Guibert fit un geste historique : il offrit au culte un espace dédié dans Thyr-Kel, garantissant, comme annoncé, sa reconnaissance et sa protection.

Lorsqu’il annonça cette décision à ses conseillers, Guibert résuma : « Ce n’est pas une simple alliance militaire. C’est un symbole. La lumière renaîtra durablement de cette union. »

 

 

 

 

Chapitre 9

Le Culte Mobilise ses Champions

Le camp princier, installé à l’orée de l’immense plaine battue par des vents froids, bourdonnait d’une activité nerveuse. Les soldats préparaient leurs armes, vérifiaient leurs équipements, et renforçaient les défenses, conscients que chaque heure gagnée avant l’inévitable affrontement était précieuse. Pourtant, ce jour-là, une rumeur parcourait les rangs : quelque chose approchait.

Hurlanc se tenait à côté de Sadric, les bras croisés, observant l’horizon avec une intensité silencieuse.
« Des renforts, tu crois ? » demanda Sadric, ajustant la garde de Rancune.
Hurlanc haussa les épaules. « Si c’est ceux qu’on attend, ils ne passent pas inaperçus. »

Et en effet, au loin, une silhouette émergeait à l’horizon. Deux points lumineux brillaient dans le ciel, grossissant à mesure qu’ils s’approchaient. Les soldats cessèrent progressivement leurs tâches, leurs regards tournés vers ces étranges formes.

« Des navires volants, » murmura un officier à côté d’eux, incrédule. « Par tous les Héliarques… »

Les deux navires se dévoilèrent enfin sous le regard médusé de la troupe. Majestueux et imposants, leurs coques dorées scintillaient sous la lumière du soleil déclinant. Leurs voiles, brodées de symboles sacrés et de motifs baroques, captaient chaque rayon pour projeter une lumière presque irréelle. Une aura palpable, empreinte de solennité, semblait émaner de ces machines célestes.

Les navires ralentirent leur descente, se stabilisant au-dessus d’une espace dégagée non loin du camp. De puissantes lueurs jaillirent sous leurs coques, projetant des colonnes de lumière sur le sol en une sorte de cérémonie silencieuse. Lorsque les lumières s’éteignirent, des silhouettes commencèrent à descendre.

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L’arrivée des Gabriélites

Renar se fraya un chemin parmi les soldats pour mieux voir, suivi de près par Hurlanc et Sadric. Il n’avait jamais vu de navires pareils, ni de tels hommes.

Les Gabriélites descendirent des navires dans un silence presque solennel. Leurs rangs étaient parfaitement alignés, chaque pas mesuré et empreint de discipline. Leur armure, fidèle à l’image noble et sacrée des Gabriélites, mêlait des plaques d’acier poli à des ornements dorés finement ciselés, chaque détail respirant une dévotion inflexible et un artisanat exceptionnel. Les capes pourpres, riches et profondes, bordées de fils d’or étincelants, flottaient gracieusement derrière eux, évoquant une aura solennelle et imposante. Sous leurs capuches pourpres, les Gabriélites portaient une cagoule de maille fine, formant un masque intégral qui ne laissait visibles que leurs yeux. Le métal sombre et lustré de cette protection semblait absorber la lumière environnante, ajoutant une aura de mystère à ces guerriers sacrés.

Les ouvertures réduites, soigneusement taillées pour encadrer leur regard, conféraient à chacun une expression impénétrable, presque inhumaine, renforçant l’impression qu’ils étaient des instruments de justice divine, plus que de simples hommes. Cette cagoule, à la fois symbole de modestie et de discipline, supprimait toute individualité apparente, sublimant leur appartenance au Culte et leur dévotion à Gabriel.

Leur présence imposante, amplifiée par cette esthétique majestueuse, incarnait l’équilibre parfait entre le rôle de guerrier et celui de serviteur spirituel, en parfaite harmonie avec les valeurs de leur culte.

Un homme, visiblement leur capitaine, s’avança, tenant un bâton orné d’un cristal doré brillant doucement dans l’obscurité croissante. Il inclina légèrement la tête en direction de Guibert, qui venait de rejoindre les rangs pour les accueillir.

« Nous sommes les Gabriélites, envoyés par le Rédempteur en réponse à votre appel, » déclara-t-il d’une voix grave mais chaleureuse.

Renar, fasciné, observa ces guerriers qui semblaient presque irréels. Ils incarnaient à la fois la sérénité d’une foi absolue et la puissance d’une armée disciplinée.

Autour d’eux, un silence presque religieux s’était installé.
Même les soldats les plus aguerris, ceux qui avaient connu la guerre et vu les pires horreurs, semblaient hésiter à respirer trop fort.

Les Gabriélites ne marchaient pas. Ils avançaient comme une seule entité, chaque pas résonnant avec une synchronisation parfaite.
Leur discipline n’était pas seulement militaire, elle relevait d’un ordre supérieur.

Guibert Dar-Endal, pourtant maître de Thyr-Kel, resta figé une fraction de seconde avant de s’avancer pour les accueillir.
Sadric, quant à lui, garda les bras croisés, mais son regard analysait chaque détail.
Ce n’étaient pas de simples soldats.
Ils étaient des symboles. Des âmes incarnées dans l’acier et la foi.

« Voilà une belle vision, » murmura Renar pour lui-même, incapable de détourner son regard.

Sadric, toujours pragmatique, nota la lueur dans les yeux de son fils.
« Tu sembles admirer ces hommes, » dit-il d’un ton neutre.
Renar répondit sans détour : « Ils sont différents. Pas corrompus. On pourrait penser qu’ils ne sont pas concernés par les enjeux du pouvoir. Ils représentent quelque chose de… pur. »

Sadric fronça légèrement les sourcils, mais n’ajouta rien.

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En retrait, Alphée observait l’arrivée avec un intérêt calculé. Ses doigts jouaient distraitement avec une de ses fioles, mais son esprit était ailleurs. Les Gabriélites, malgré leur allure impressionnante, ne lui inspiraient qu’un respect mêlé de méfiance.

« Des hommes de foi, mais pas aveugles, » murmura-t-il, presque pour lui-même.

Il sentait déjà leurs regards peser sur lui. Les Gabriélites, bien que méfiants envers les Haruspices et les Tisseurs de Destin n’avaient pas exprimé encore de désapprobation ouverte. Pourtant, Alphée savait qu’il marchait sur une corde raide.

L’un des Gabriélites, un jeune homme au visage sévère, s’arrêta non loin de lui, les yeux fixés sur ses mouvements. Alphée sourit légèrement, inclinant la tête en signe de respect.
« Rassurez-vous, je ne suis qu’un outil dans cette histoire. Rien de plus, rien de moins. »

Le guerrier resta impassible, mais son regard parlait de vigilance.

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Plus tard, dans la grande tente de commandement, Guibert accueillit le capitaine des Gabriélites pour discuter des plans. Sadric, Hurlanc et Renar, conviés, étaient présents, silencieux.

Le capitaine Gabriélite, se tenant droit comme un pilier, écouta calmement les explications de Guibert sur la situation à Thyr-Kel. Lorsque le Prince évoqua la présence de l’Obscurant, une lueur d’indignation traversa ses traits habituellement impassibles.

« Un Obscurant marchant librement parmi les hommes ? » dit-il d’une voix dure. « Voilà un affront, pour n’importe quelle âme saine. Cette corruption ne prospérera pas plus longtemps. Gabriel ne l’aurait jamais permis. »

Hurlanc, croisant les bras, observa la scène avec une certaine satisfaction. « Vous comprenez alors pourquoi votre présence est essentielle dans ce conflit. »

Le capitaine hocha la tête. « Nos armes sont vôtres. Nous bénirons cette terre et repousserons les ténèbres, quoi qu’il en coûte. »

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Alors que la réunion touchait à sa fin, les soldats du camp observaient avec fascination les Gabriélites s’organiser. Leurs prières, murmurées en chœur, résonnaient comme un souffle divin dans la nuit. Leur présence avait apporté un regain de forces morales à l’armée du Prince.

Renar, s’éloignant un peu des tentes, cherchant à chasser des souvenirs douloureux de son Ysana. Il s’arrêta pour observer les navires illuminés. Une étrange paix l’envahit, mêlée d’un sentiment de destinée.

Sadric le rejoignit en silence, posant une main sur son épaule.
« Tu te sens à ta place avec eux, n’est-ce pas ? »

Renar acquiesça doucement. « Peut-être. Je sens… que leurs valeurs me plaisent en tout cas. »

Sadric hocha la tête, réfléchissant un instant avant de répondre.
« C’est une bonne chose de voir la lumière dans leur foi. Mais souviens-toi, Renar… Nous, Thyr-Keliens, ne sommes pas tous à pactiser avec les Obscurants, et notre cité, malgré ses travers, a ses propres valeurs. Celles qui nous ont façonnés. Le culte de Gabriel peut être une aide précieuse, mais ils ne sont pas de Thyr-Kel. Ce n’est pas notre culture, même si nous pouvons respecter leur combat. L’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs. »

Renar resta pensif, observant les Gabriélites en pleine prière.
« Je comprends, père. Rassurez-vous si une décision devait être prise, ce n’est pas le moment. »

Sadric esquissa un sourire, tapotant légèrement l’épaule de son fils avant de s’éloigner.
« Tant que tu restes fidèle à toi-même, Renar, je n’ai rien à redire. »

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Dans l’ombre, Alphée, toujours en retrait, tissait lentement les fils du destin, ses murmures se mêlant au vent. Il sentait que le chemin qui les attendait serait pavé de sacrifices à venir…

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Dans le même temps, la grande salle des Vestiges, demeure ancestrale de la maison Darniel, était plongée dans une lumière tremblante, émanant de braseros disséminés avec négligence. Les murs, autrefois couverts de fresques somptueuses, portaient désormais des marques sombres, comme si la corruption avait infiltré la pierre elle-même.

Dans le même temps, la grande salle des Vestiges, demeure ancestrale de la maison Darniel, était plongée dans une lumière tremblante, émanant de braseros disséminés avec négligence. Les murs, autrefois couverts de fresques somptueuses, portaient désormais des marques sombres, comme si la corruption avait infiltré la pierre elle-même.

Des symboles ésotériques, peints à l’encre noire ou gravés à même la pierre, parsemaient les colonnes et les linteaux. Des cercles rituels, formés de cendres et de sang séché, témoignaient des pratiques interdites menées ici. Certaines statues des anciens Princes avaient été défigurées, leurs visages burinés par d’étranges glyphes, vestiges des dévots de l’Obscurant.

Cette gangrène n’était pas seulement idéologique : elle avait laissé sa marque sur la ville, jusque dans la pierre et les esprits.

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Ysana siégeait au bout de la table d’onyx, entourée de figures masquées. Sa silhouette, vaguement humaine, dégageait une aura qui rendait l’air lourd. Son visage, imitant encore celui de, feu, la jeune héritière Darniel, portait des stigmates : des veines noires s’étendaient jusqu’à ses tempes, et ses yeux brillaient d’une lumière dorée inquiétante, dénuée de toute chaleur.

Les chefs des grandes maisons étaient réunis : les Sangrâl, représentés par Lady Mar Vessa, froide et distante ; les Dunless, avec le rusé Merrill affichant un sourire carnassier ; et les Crokhols, présents par l’austère Sire Palanc, arborant comme toujours, un lourd masque de fer. Quelques autres figures mineures complétaient le cercle.

La réplique d’Ysana se leva, sa voix douce mais porteuse d’une réverbération abyssale :
« Vous savez pourquoi nous sommes ici. Le Prince a trahi sa cité. Il préfère ses soldats et ses étrangers à son propre peuple. Nous devons montrer que Thyr-Kel n’a plus besoin de ce faquin pour survivre. »

Merrill intervint, un rictus au coin des lèvres :
« Les Gabriélites… leur arrivée n’est pas une coïncidence. Leur lumière éclaire nos faiblesses, Ysana. Rester ici, c'est leur offrir la certitude que nous hésitons. Le peuple ne suit pas ceux qui se cachent. »

Lady Mar Vessa, ses doigts ornés de bagues scintillant à la lueur vacillante, répondit sèchement :
« Thyr-Kel ne survivra pas à une bataille rangée, Merrill. Vous rêvez de terrains dégagés ? Le Prince a fortifié ses positions. Nos forces ne tiendront pas, et nous savons que l’Obscurant ne souhaite pas une simple victoire militaire. N’est-ce pas, Dame Ysana ? »

Ysana sourit, dévoilant des dents plus acérées qu’humaines.
« Vous avez raison, Lady Marvessa. Ce n’est pas une bataille que nous voulons gagner. C’est l’âme de Thyr-Kel que nous devons soumettre. Mais pour cela, il nous faut éliminer les obstacles. »

Elle leva une main fine mais déformée, ses doigts semblant s’étirer brièvement dans l’air.
« Sadric de Souffreprince… Hurlanc d’Etennemare… Ils doivent être arrêtés avant qu’ils ne s’approchent davantage. Leur influence sur les forces du Prince est un problème. Ils sont des symboles vivants. Ils donnent de l’espoir là où nous voulons de la soumission. »

Un murmure parcourut la salle. Merrill éclata d’un rire bref.
« Un contrat, alors ? Voilà une tâche qui peut plaire à certains. Je connais quelques experts en la matière. »

Ysana fixa Merrill, et un silence oppressant s’installa. Merrill, un instant, baissa les yeux, mal à l’aise.
« Pas seulement un contrat. Une traque. Ces hommes ne doivent pas voir un autre lever de soleil. »

La discussion glissa sur les Gabriélites, certains manifestant leur scepticisme :
« Ce ne sont que des fanatiques venus d’ailleurs. Leur soit disant lumière ne brille pas assez pour supplanter le faste de Thyr-Kel, » lança un Dominitien avec dédain et arrogance.

Mais Lady Marvessa coupa court à ces bravades.
« Ne les sous-estimez pas ! Leur arrivée a déjà ébranlé nos plans. Si vous croyez qu’ils sont insignifiants, c’est que vous ne comprenez pas ce qu’ils représentent. »

Ysana, impassible, observa l’échange. Ses yeux se plissèrent légèrement, et un éclat de noirceur sembla traverser son regard. Malgré son apparente confiance, quelque chose dans la présence des Gabriélites lui pesait, une appréhension qu’elle peinait à dissimuler.

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Les Répercussions au-delà de Thyr-Kel

Pendant ce temps, les nouvelles des événements de Thyr-Kel parcouraient les routes marchandes et les corridors des grandes maisons d’autres cités majeures.

À Velannis, capitale des Flots Souverains, les dynastes se réunirent en secret pour discuter des rumeurs. Des cultes proches des Obscurants étaient surveillés, et des mesures discrètes prises pour limiter leur influence. À Nerathium, cité des Courants et de l'Équilibre, les seigneurs débattirent de l’opportunité de soutenir le Prince de Thyr-Kel, craignant qu’une victoire des forces obscures ne balaie leur équilibre par effet de dominos.

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La tension montait. Dans les ruelles sombres de Thyr-Kel, les conjurés renforçaient leurs positions, tandis que l’Obscurant manipulait ses pions. À l’extérieur des murs, les forces du Prince se préparaient, épaulées par les Gabriélites. Le champ de bataille semblait inévitable. Alphée, lui-même, la tête dans les fils du destin, ne parvenait pas à voir clairement l’issue à venir.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 10

Vers la  Chute de Thyr-Kel ?

Thyr-Kel, bastion de l’obscurité, se dressait dans un dernier sursaut de résistance, ses murailles noires défiant encore les forces de lumière qui approchaient. La bataille finale allait redéfinir le destin de la cité et de ses occupants, qu’ils soient des défenseurs corrompus ou des innocents pris dans la tourmente.

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La veille de l’assaut, les Gabriélites, fidèles au Culte de la Lumière, organisèrent un rituel. De sourds chants sacrés s’élevèrent dans les campements princiers, entrecoupés de prières destinées à affaiblir les ténèbres qui habitaient encore la cité. Ce rituel appelait à la conversion des âmes égarées, espérant rallumer l’étincelle de lumière chez ceux qui n’étaient pas encore complètement tombés sous l’emprise des Obscurantistes.

Le résultat fut à la fois inattendu et héroïque. De petits groupes, inspirés par l’appel de Gabriel, montant de la plaine jusqu’à la cité, se rassemblèrent dans les ruelles sombres de Thyr-Kel. Contre toute attente, ils prirent les armes et menèrent une opération audacieuse. Dans une dernière manœuvre désespérée, ils parvinrent à ouvrir les portes principales, permettant aux forces du Prince de pénétrer la ville. Ces héros anonymes, connus plus tard sous le nom de Martyrs de Thyr-Kel, périrent dans un carnage sanglant, mais leur sacrifice marqua le début de la chute de la cité.

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« Leurs corps jonchent la pierre froide des remparts, mais leur sacrifice guidera notre chemin, » déclara Hurlanc en menant la charge à travers les portes ouvertes.

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La cité se découpait en trois grandes enceintes. Si la première tomba rapidement sous l’assaut combiné des forces princières et des Gabriélites galvanisés, la seconde opposa une résistance acharnée. Les soldats de l’Obscurant, pris de panique mais résolus à ne pas faillir, se regroupèrent pour défendre chaque mètre de terrain.

Les combats dans cette zone furent d’une rare intensité, opposant des murs de boucliers à des pluies de flèches et de carreaux d’arbalète. Sadric dirigea certaines manœuvres avec une précision clinique, exploitant chaque faille. Mais ce furent les Gabriélites qui, fort d’une motivation ou d’une dévotion surhumaine, réussirent à briser la ligne ennemie.

Au cœur de la mêlée, Renar, fils de Sadric, s’illustra par son courage. « Nous avons traversé pire, Père. Nous allons reprendre la cité, » lança-t-il en se ruant vers une brèche dans la défense ennemie, sa voix résonnant par-dessus le fracas des armes.

Sadric, d'abord concentré sur la bataille, tourna un instant les yeux vers son fils. Renar était couvert de sang – le sien ou celui de ses ennemis, impossible à dire – mais, en cet instant, il n’était plus l’enfant qu’il avait connu. C’était un homme, un guerrier digne de son nom.

Une bouffée de fierté envahit Sadric, inattendue, presque douloureuse dans son intensité. En un éclair, des souvenirs fugaces défilèrent devant ses yeux : Renar tombant maladroitement de son poney lors de sa première tentative, le menton tremblant mais refusant de pleurer. Les longues heures de leurs premiers entraînements à l’arme, le bruit métallique des épées de bois, et cet éclat de détermination dans le regard de l’enfant. Les progrès constants de Renar, observés à distance, souvent avec une réserve forcée, car Sadric, bien qu’il ait fait de son mieux, n’avait jamais pu être le père officiel ». Mais il avait toujours tenté d’être là, même si c’était en marge.

Ces images s’effacèrent aussi vite qu’elles étaient venues, balayées par le cri strident d’un cor ennemi. Sadric reprit pied dans la réalité brutale de la bataille, son cœur pourtant alourdi par une certitude nouvelle. Renar était un homme… et cela rendait son devoir de le protéger encore plus impérieux. Il repartit de plus belle, pour rattraper sa descendance.

Enfin, les portes de la ville haute s’élevèrent devant les assaillants, marquant la dernière étape de leur avancée.

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Sadric, fidèle à la promesse faite à Virginia de protéger leur enfant, profita d’une accalmie dans les affrontements, alors qu’ils approchaient du palais où trônait l’Obscurant, pour demander à Alphée si Renar ne courait aucun danger à s’engager dans la dernière phase du combat. La prophétie que ce dernier, perturbé, délivra était sans équivoque : « Si ton fils pénètre le palais, il ne verra pas l’aube. »

Peiné mais résolu, Sadric trouva un prétexte pour éloigner son fils, le cœur lourd mais guidé par une détermination inébranlable. Tandis que Hurlanc, Horvath et lui s’apprêtaient à emprunter les passages secrets menant au palais des Darniel, il confia à Renar une mission anodine en arrière-garde, masquant son intention véritable.

« Va, vite vérifier que nos lignes tiennent dans la cour basse. Je veux savoir que nous ne laissons rien au hasard, » ordonna-t-il d’un ton ferme, sans laisser place à la contestation.

Renar obéit à contrecœur, l’hésitation visible sur son visage, mais l’autorité de Sadric ne laissait aucune marge pour discuter. Il se détourna, s’engageant vers la cour basse, tandis que son père et ses compagnons disparaissaient dans l’ombre des passages.

Cependant, lorsque Renar revint, bien décidé à rejoindre son père, il trouva l’accès au passage secret menant aux salles principales verrouillée. Il frappa violemment contre le bois épais, ses poings éclatant dans un rythme désespéré.

« Père, ouvrez-moi ! Je peux vous aider ! » cria-t-il, sa voix brisée par la frustration et l’incompréhension.

De l’autre côté de la porte, les cris et le fracas de la bataille résonnaient, portant la terrible musique de l’affrontement final. Sadric, campé dans sa décision, resta sourd aux supplications de son fils. Il savait que céder signifierait condamner Renar à un destin qu’il n’était pas du tout prêt à accepter.

Non loin de là, Alphée, témoin silencieux de la scène, sentit une douleur muette l’envahir. En regardant Renar, il perçut ce que nul autre ne pouvait voir : les fils du destin du jeune Etennemare, tissés avec soin depuis sa naissance, se délitaient à chaque instant. Ils flottaient dans le vide, effilochés, menaçant de disparaître complètement.

Renar, ignorant tout du danger qui pesait sur son avenir, continuait à marteler la porte, un mélange de colère et de désespoir dans chaque coup. Face à l’effondrement imminent de l’avenir de Renar, Alphée sentit qu’il devait intervenir, mais à quel prix ?Haut du formulaireBas du formulaire

L’Haruspice opta pour une décision des plus risquées. Plongeant mentalement dans l’énergie des fils du destin, Alphée ferma les yeux, appelant à lui toutes ses connaissances acquises sur la trame complexe qui liait les âmes au grand dessein. Ses mains, éthérées et presque translucides dans la lumière qui l’entourait, se tendirent dans l’air, cherchant les filaments dorés qui flottaient, arrachés et vacillants. Ces fils volants, détachés du destin de Renar, dansaient de manière erratique, témoins de l’inévitable oubli qui menaçait le jeune homme.

Chaque filament semblait fragile, prêt à disparaître dans le néant. Alphée savait qu’il n’avait pas beaucoup de temps. Sa respiration devint haletante alors qu’il attrapait ces brins lumineux, les rassemblant un à un dans un effort presque désespéré. Sa concentration était totale, chaque geste précis, ses doigts éthérés effleurant l’essence même de l’existence.

« Il y a une force en toi, Renar, une force qui ne demande qu’à être dirigée, une volonté d’accomplir quelque chose » murmura-t-il, les mots comme une prière silencieuse portée par le souffle du destin.

Mais alors qu’il sondait l’âme du jeune homme, Alphée comprit que ces fils, sans ancrage solide, finiraient par se dénouer à nouveau. Il avait besoin d’un point de convergence suffisamment puissant pour les maintenir en place, quelque chose qui pourrait servir de fondation à ce nouveau destin qu’il tissait. Il scruta les potentialités, sondant chaque facette de l’esprit de Renar, et se heurta à une vérité implacable : les attaches naturelles du jeune homme avaient été rompues, et seule une force extérieure pouvait garantir la cohésion de ce qu’il tentait de recréer. Soudain, dans un ultime effort de concentration, Le tisseur de Destin trouva la solution.

Les Gabriélites.

Leur foi, leur cause, leur lumière. Bien qu’artificiel, ce lien semblait être le seul assez robuste pour supporter un destin aussi ébranlé. Alphée hésita une fraction de seconde, conscient que cette décision était risquée, peut-être contre nature. Mais il n’avait pas d’autre choix. Il rassembla les fils brisés et, dans un dernier geste, les fixa à la lumière éclatante de la cause des Gabriélites, forgeant une nouvelle trame où Renar trouverait une place, une mission, et peut-être une rédemption.

Ce fut un acte de pure improvisation, mené avec une foi aveugle dans la résilience de l’âme humaine. La lumière des fils se stabilisa, formant un motif complexe, mais solide. Alphée poussa un soupir de soulagement, son corps tremblant sous l’effort monumental qu’il venait de fournir. Pourtant, une pensée le hantait : quels seraient les effets à long terme de cette décision ? Les verraient-il de son vivant ?

Il jeta un dernier regard à Renar, qui partaient rejoindre le forces Gabriélites, dans leur progression. Ce jeune homme, désormais lié à un chemin qu’il n’avait pas choisi, portait en lui le ciment d’une prochaine aventure, un pont entre le passé chaotique et un avenir incertain. Alphée se demanda si le destin de Renar deviendrait une force motrice pour tous, ou une nouvelle source de déséquilibre. Seul le temps le dirait.

« Tu…tu es maintenant lié à la lumière, Renar. C’est ton salut et ton fardeau... »

Le processus coûta tant à Alphée qu’il sentit ses forces le quitter, chaque filament arraché à la trame du destin semblant emporter avec lui une part de sa vitalité. Ses jambes fléchirent, et il s’effondra lourdement sur les pavés, son corps inerte semblant soudain étranger à l’intensité qui l’animait quelques instants plus tôt. La lueur éthérée qui avait enveloppé ses mains s’éteignit lentement, se dissipant telle une brume matinale sous le soleil.

A quelques rues de lui, la bataille faisait rage, les cris et les fracas des armes se mêlant à la poussière et au sang qui souillaient l’air. Des combattants, amis et ennemis, passaient à côté de sa silhouette étendue sans y prêter attention, trop absorbés par leur lutte pour remarquer ce mage effondré au milieu du chaos. Renar, ignorant encore le sacrifice silencieux qui venait de se produire pour lui, poursuivait sa quête désespérée pour rejoindre son père, d’une manière ou d’une autre.

Alphée restait immobile, ses yeux clos, son souffle si faible qu’il paraissait absent. Était-il vivant ? Était-il parti rejoindre les plans lumineux qu’il avait convoqués ? Ceux qui auraient remarqué la scène auraient vu dans cette immobilité une fin tragique. Pourtant, à ses doigts, une infime vibration persistait, comme un battement presque imperceptible, une trace ténue de vie. Mais cela suffirait-il ?

Le doute planait. Alphée avait-il donné trop de lui-même pour recoudre le destin ? Son sacrifice, s’il en était un, restait suspendu dans l’air lourd de Thyr-Kel, et seul le futur révélerait si ce fil de lumière, tissé dans l’ombre, tenait suffisamment fort pour qu’il puisse un jour rouvrir les yeux.

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Les hommes de confiance de Guibert, Sadric, Hurlanc et Horvath, parvinrent enfin à la salle centrale du palais du Dynaste Darniel. La tension était palpable, chacun retenant son souffle en s’attendant à une horde de gardes pour leur barrer la route. Mais contre toute attente, ils ne trouvèrent aucun soldat pour défendre les lieux. Les couloirs vides résonnaient uniquement de leurs pas précipités. Alors, les murs eux-mêmes semblaient vibrer sous l’énergie résiduelle de ces rituels immondes, comme si la pierre pleurait les âmes sacrifiées pour les convoquer.

« C’est trop calme, » murmura Horvath, scrutant les ombres.
Sadric, ses sens exacerbés par l'adrénaline, ou par autre chose, sentit quelque chose d'anormal. Il leva une main pour signifier l'arrêt. « Ce n’est pas un silence ordinaire... C’est la conscience de quelque chose qui attend de nous chasser. Préparez-vous. »

Ils n’eurent pas à attendre longtemps pour comprendre. Dès qu’ils pénétrèrent dans la grande salle, le sol sembla vibrer sous leurs pieds. Alors que quelques gardes, tremblants, s’étaient éloignés, des formes indistinctes commencèrent à émerger des recoins sombres, leurs contours flous se stabilisant peu à peu. Devant eux se dressaient des engeances abyssales, des créatures invoquées depuis les profondeurs les plus ténébreuses des plans infernaux. Ces entités représentaient les ultimes remparts de l’Obscurant, une défense désespérée mise en œuvre au moment où il avait compris que son règne vacillait. Depuis qu’il avait perçu les reliques sur Sadric, un frisson de crainte avait traversé les abysses. Ces artefacts, brillants d’une lueur immaculée, incarnaient la marque d’un pouvoir capable d’ébranler même les ténèbres les plus anciennes. Conscient que sa survie en dépendait, l’Obscurant avait ordonné des sacrifices sanglants.

Par sa main, les dynastes autrefois dévoués et le sinistre Sangrâl furent offerts en holocauste. Merrill Dunless, Lady Var Messa, et d’autres fidèles, dans leur dernière dévotion, s’étaient vu contraints de verser leur sang pour invoquer des abominations d’un autre monde. Ces engeances, surgies des abysses, n’étaient pas seulement des guerriers : elles étaient la matérialisation de cauchemars plus profonds, nées du désespoir et de la corruption.

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Les engeances abyssales ne perdirent pas de temps. Elles fondirent sur les intrus avec une vitesse et une sauvagerie inhumaines. Sadric dégaina son arme, son instinct de guerrier prenant immédiatement le dessus sur l’analyse. Hurlanc, quant à lui, sentait une étrange tension grandir dans son bras où reposait Hurlante.

« Ces choses… elles ne viennent pas d’ici, » lança Horvath, esquivant une attaque vicieuse qui arracha un éclat de pierre à quelques centimètres de son visage.

Il planta ses pieds au sol, le visage durci, et d’un geste décidé, il arracha son manteau. La pièce de tissu lourd vola dans les airs avant de retomber mollement sur les pavés éclaboussés de sang. Les bras nus d’Horvath se dévoilèrent, mais c’était son bras gauche qui attira tous les regards.

Dans un bruit humide de succion, sa chair sembla se déformer, se scinder comme un fruit trop mûr. Ce qui aurait dû être une aberration s’imposa comme un spectacle de puissance brute. L’appendice grotesque palpitait légèrement, des veines noires et pourpres pulsant d’une énergie sombre. Il dégageait une aura qui semblait avaler la lumière environnante, un contrepoint monstrueux à la lueur des reliques que portait Sadric.

Les gardes survivants, à proximité, qu’ils soient alliés ou ennemis, restaient, d’instinct, frappés par l’effroi. Mais Horvath ne montra aucun signe de gêne ou d’hésitation. Au contraire, un sourire carnassier étira ses lèvres.

« Si ces abominations pensent infliger la souffrance, elles ne savent pas à qui elles ont affaire, » gronda Horvath, sa voix chargée d’une détermination sombre. « Moi qui ai porté la douleur toute ma vie, je vais leur en offrir une leçon qu’elles n’oublieront jamais. »

Et sans attendre, il plongea dans la mêlée, brandissant la masse à ailettes, qui pendait à sa ceinture, dont les contours luisaient des sinistres reflets. L’arme, lourde et menaçante, semblait amplifiée par la fureur qui brûlait dans ses yeux, chaque coup résonnant comme un tonnerre dans l’écho des salles. Sa détermination, alliée à la puissance brute de l’arme, le rendait aussi implacable qu’un ouragan s’abattant sur son adversaire  des abysses. Chaque mouvement de son bras scindé semblait démesuré, les tentacules s’enroulant autour du monstre avec une vigueur implacable. Les extrémités, telles des mâchoires aux crocs acérés, mordaient férocement dans la chair squameuse de l’engeance, la retenant prisonnière. Lorsque l’une des appendices fut brutalement arrachée dans un hurlement strident, un autre jaillit aussitôt, se reformant avec une souplesse effrayante. Profitant de l’immobilisation, Horvath leva sa masse, un cri guttural résonnant de sa gorge, avant de l’abattre avec toute sa force, brisant la créature dans un éclat de ténèbres et de lumière. Ce n’était plus seulement Horvath le guerrier que les engeances affrontaient, mais une incarnation de violence, une force libérée de toute contrainte.

Parallèlement, Hurlanc, pourtant si souvent maître de ses émotions, commençait à céder sous la pression. Les créatures étaient trop puissantes, et leurs mouvements imprévisibles mettaient à mal sa défense. Dans un moment de désespoir calculé, il fit un choix rare et terrifiant. Il planta son regard dans la lame d'Hurlante et pensa :  Toi et moi. Encore une fois. Prenons ce tribut, même si ce ne sont pas de simples vie. Elles sont à toi !

Une onde sombre sembla jaillir de la lame, alors que le hurlement se faisait entendre, plus strident que jamais. Les créatures réagirent comme si une force invisible les attirait. L’arme, presque vivante, vibrait d’un pouvoir sinistre, drainant l’énergie des engeances. Mais utiliser un pouvoir si sombre et infâme eut un prix. Le bras d’Hurlanc, comme s’il avait été pris dans l’étau d’une mâchoire invisible, commença à saigner lentement, le sang perlant entre les jointures de son gantelet. La douleur était vive, une brûlure lancinante qui pulsait à chaque mouvement. Affaibli, son bras d’arme tremblait sous l’effort, rendant chaque geste plus laborieux et compromettant son efficacité dans le combat. Néanmoins, il maintenait encore Hurlante avec détermination, refusant de céder malgré son handicap.

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Sadric, de son côté, se lança dans un duel épique contre une créature aux griffes acérées comme des dagues, ses mouvements empreints d’une précision presque surnaturelle. Chaque coup qu’il portait semblait parfaitement calculé, non par l’habitude d’un spadassin aguerri, mais comme s’il devançait d’un battement de cœur les gestes de son adversaire.

Au fil des échanges, une étrange sérénité l’envahit, mêlée d’un frisson d’appréhension. C’était comme si les fils du destin, habituellement hors de portée, pour lui, murmuraient des vérités invisibles à son oreille. Il savait instinctivement où se trouver, où frapper, esquivant les attaques les plus vicieuses avec une fluidité qui le surprenait lui-même.

Cette anticipation, troublante mais grisante, commença à éveiller en lui une conscience aiguë : ce n’était plus seulement son expérience qui guidait Rancune, mais quelque chose d’autre, une force tapie dans les profondeurs des deux fragments de phylactères lumineux qu’il portait.

Avec cette réalisation, Sadric sentit également une montée d’intensité. Plus il s’impliquait émotionnellement dans le combat, plus la force en lui semblait croître, ses coups gagnant en puissance et en détermination. Mais ce surcroît de force lui coûtait quelque chose. Une fatigue sourde s’insinua en lui, légère d’abord, mais palpable, comme un feu qui brûlait ses réserves sans retenue. Son esprit vacillait, submergé par des résidus d’émotions passées.

Un souvenir fugace traversa alors son esprit, renforçant cette intensité : Virginia, lui demandant de protéger leur fils, et Renar, qu’il avait éloigné de ce chaos pour le préserver. Ces pensées galvanisèrent Sadric, alimentant son lien émotionnel avec les fragments. Pourtant, une autre pensée naquit en parallèle, troublante : cette puissance croissante pourrait tout aussi bien le porter que le détruire.

D’un ultime mouvement fluide, il esquiva une attaque féroce et planta, presque simplement, son épée dans le front de la bête. L’écho d’un hurlement déchirant résonna dans la salle tandis que la créature s’effondrait dans un spasme final. Sadric, haletant, baissa les yeux sur Rancune, qui émettait une lueur ténue.

Pour la première fois, il prit la pleine mesure du fardeau et du don que représentaient les fragments de phylactères lumineux. Ils l’avaient sauvé, mais il comprit que cette force n’était pas sans prix. Il devait apprendre à la maîtriser, ou elle le consumerait.

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Horvath, quant à lui, se battait avec acharnement contre une entité dont l’aura ressemblait étrangement à celle de l’obscure figure qui l’avait jadis tenté. Il sentit une montée de dégoût mêlée de défi, comme s’il affrontait un vestige de ses propres démons. Les griffes de la créature manquèrent de peu son visage, mais il tint bon, résistant à l’envie de céder à la proximité de cette force corruptrice primordiale.
« Pas cette fois, » murmura-t-il avec une froide détermination.

Dans une explosion de violence contrôlée, Horvath porta un coup décisif, abattant son ennemi. Tandis que la créature se dissolvait dans un nuage de cendres, il se redressa, haletant mais victorieux. Enfin, plus résolu que jamais il sentit une paix intérieure et su que la tentation, mais future, avait perdu son emprise sur lui.

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Alors que les dernières engeances retournaient à l’obscurité, les Thyr-Keliens se retrouvèrent au centre de la salle, entourés par un silence écrasant, exception faite de leur respiration haletante. Mais cette victoire n’avait pas été sans coût. Hurlanc, bien qu’encore debout, serrait son bras ensanglanté, une douleur visible tordant ses traits. Il n’avait dû, cette fois, son salut qu’à Hurlante, qui avait exigé de lui un tribut qu’il ne comprenait pas encore pleinement. Sa conscience était ainsi, mortifiée, d’avoir dû céder à pareil recours pour triompher.

Horvath, lui, se redressa, haletant mais victorieux. La créature qu’il avait affrontée s’était dissoute en un nuage de cendres, laissant dans l’air une odeur âcre et tenace. Plus résolu que jamais, il sentit une paix intérieure nouvelle, comme si le combat avait scellé son détachement définitif de l’emprise des abysses.

« C’est fini, nous y sommes presque » murmura Horvath, éreinté et en nage, mais fier à plus d’un titre.

Sadric, toujours porté par l’énergie qui l’avait guidé durant le combat, acquiesça. « Ce n’est qu’un pas de plus. Mais oui, pour l’instant, c’est terminé. »

Cependant, quelque chose n’allait pas. Les trois hommes scrutèrent la salle avec attention, et ce fut Hurlanc qui brisa le silence d’une voix grave : « Où est-il ? »

Une réalisation glaçante les frappa tous simultanément. L’Obscurant n’était pas là. Les créatures abyssales, bien qu’effrayantes, n’avaient été qu’une diversion, un rempart destiné à leur faire perdre un temps précieux.

Sadric s’approcha du trône désert, observant les traces résiduelles d’une énergie sombre. Il plissa les yeux, comme s’il cherchait une réponse dans l’ombre. « Il s’est échappé. Il a foutu le camp... »

Hurlanc, supportant au mieux la douleur, fit un pas en avant, son visage empreint d’un mélange de colère et de mépris. « La fuite, plutôt que la défaite. Quel manque d’honneur... Une mort juste vaut mieux qu’une vie fuyarde. »

Horvath, plus pragmatique, interrogea : « Il est retourné se terrer dans son plan d’origine, n’est-ce pas ? » A ce moment des Gabriélites, accompagnés de Renar, supportant Alphée firent leur entrain, vainqueurs à l’extérieur.

Alphée, visiblement affaibli mais toujours partiellement  lucide, leur répondit faiblement. « Oui… ça a fui. C’est un aveu d’échec pour lui, mais ce n’est pas une défaite complète non plus. Il cherchera à revenir… si nous n’y prenons pas garde. »

Le silence retomba, lourd de frustration et de doutes. La victoire était là, mais elle avait un goût amer. Ce n’était pas la fin. Ce n’était qu’un répit dans une bataille qui, ils le savaient, s’inscrivait dans le conflit séculaire entre deux forces primordiales : l’écho des ténèbres et la lumière. Depuis des éons, ces puissances opposées se disputaient la suprématie sur l’univers, chacune cherchant à plier le destin à sa volonté. Et eux, simples mortels, venaient de jouer leur rôle dans un cycle bien plus vaste qu’ils ne pourraient jamais pleinement comprendre.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 11

Une Nouvelle Ère

La salle du trône du Palais d’Ambre, encore marquée extérieurement par les récents affrontements, accueillait un silence solennel. Le Prince Guibert, en armure cérémonielle, se tenait sur l’estrade surélevée, entouré de conseillers, de juges, et des héros de la cité qui avaient scellé le sort de Thyr-Kel. Face à lui, les Dynastes corrompus, attachés et agenouillés, attendaient leur sentence.

« Vous avez trahi non seulement votre Prince, mais aussi votre cité, » déclara Guibert d’une voix froide et impérieuse. « Les preuves de vos pactes infâmes et de votre corruption sont accablantes. Il n’y a rien à dire pour vous défendre. »

Un murmure traversa l’assemblée, les mots lourds de jugement. Sadric, debout aux côtés de Hurlanc, croisa brièvement le regard du Prince. L’expression de ce dernier était implacable.

Les sentences tombèrent comme des couperets. Les Dynastes, millénaires pour certaines, ayant levé les armes contre le pouvoir furent déchues en un instant. Les chefs de famille furent exécutés pour trahison, aux yeux de tous afin de bien faire passer le message, tandis que leurs héritiers non impliqués furent bannis de Thyr-Kel, dépouillés de tout.

Les richesses saisies furent redistribuées, principalement aux coffres du Prince, mais aussi aux guildes et aux initiatives de reconstruction.

Le Duc de Velbrod tapota du bout des doigts sur l’accoudoir de son siège, sa voix posée mais tranchante.
« Nous parlons de reconstruction, mais avec quels moyens, Votre Altesse ? Nos charges nous permettent de percevoir une part des taxes fluviales et commerciales, mais avec la guerre, les convois se sont fait plus rares. »

Guibert Dar-Endal haussa un sourcil.
« Nos routes sont sécurisées à nouveau. Les marchands reviendront. »

Sadric, jusque-là silencieux, observa le Duc avant d’intervenir.
« Reviendront-ils assez vite ? Thyr-Kel dépend des taxes sur les importations et le commerce fluvial. Si les grandes guildes marchandes estiment que la ville est instable, elles redirigeront leurs routes vers Hélionis ou Bryngard. »

Un murmure parcourut l’assemblée.
Le Duc de Velbrod croisa les bras, lissant d’un geste son manteau brodé.
« C’est déjà le cas. Certains marchands ont contourné nos postes de douane pour éviter de payer les taxes. Moins de taxes payées, moins de revenus pour nous. »

Guibert posa son regard perçant sur lui.
« Et que proposez-vous, Velbrod ? »

Le Duc esquissa un léger sourire.
« Un rappel aux marchands que nos routes restent les plus sûres. Une démonstration de force bien placée, peut-être. »

Hurlanc, amusé, répondit sans se départir de son calme.
« Ou bien une incitation. Une réduction temporaire des taxes pour ceux qui maintiennent leur commerce avec Thyr-Kel, en échange d’un engagement à long terme. »

Guibert réfléchit un instant, son regard s’assombrissant légèrement.
« Moins de taxes maintenant… mais une stabilité commerciale pour l’avenir. »

Velbrod hocha lentement la tête.
« Une main tendue plutôt qu’un poing serré. Intéressant. Mais cela signifie que nous devrons compenser ailleurs. »

Sadric sourit légèrement.
« Les charges des Dynastes ne se limitent pas aux taxes fluviales. Il y a aussi les droits sur les guildes d’artisans et les concessions minières. Peut-être qu’un léger ajustement dans ces secteurs pourrait équilibrer la balance. »

Guibert, après un regard vers son conseiller aux finances, acquiesça, avant de se retourner vers Velbrod.
« Très bien. Nous appliquerons ces mesures au plus tôt.. Mais je veux des rapports précis sur l’évolution du commerce dans les mois à venir. »

Velbrod s’inclina légèrement, un sourire à peine perceptible sur les lèvres.
« Comme toujours, Votre Altesse. »

 

Ensuite, les signes de corruption furent effacés des rues, leurs symboles détruits ou brûlés en place publique.

Dans la foulée, Guibert annonça des réformes drastiques. L’utilisation des Arts Éphémères ne serait pas interdite, mais leur pratique serait plus encadrée et surveillée. Le Prince, fidèle à sa promesse, dévoila les plans de la future Basilique de la Lumière, un temple destiné au Culte de Gabriel le Rédempteur. Ce geste marqua un tournant, affirmant que Thyr-Kel, bien qu’attachée à ses traditions, s’ouvrait à de nouvelles influences.

« Nous construisons pour demain, » déclarait toutefois, en privé, le Prince, « mais jamais au prix de nos fondations. »

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Dans la cour d’honneur du palais, un rassemblement fut organisé pour honorer les vainqueurs. Sadric Souffreprince  et Hurlanc d’Etennemare se tenaient côte à côte, l’un arborant un sourire en coin, l’autre toujours fidèle à sa gravité.

Le Prince s’avança, le silence tombant aussitôt.
« Sadric de Souffreprince, Hurlanc d’Etennemare. Vous avez, par vos actes, non seulement sauvé cette cité, mais également montré ce qu’un véritable serviteur du peuple pouvait accomplir. »

Il tendit deux parchemins ornés de son sceau.
« Par ces décrets, je vous accorde le droit de fonder vos propres Dynastes, et vous attribue le titre de Hauts Spadassins de Thyr-Kel. »

Un murmure parcourut l’assemblée.
Certains nobles échangèrent des regards inquiets. D’autres crispèrent les poings.

Sadric sentit le poids du moment.
Ce n’était pas seulement un honneur. C’était un avertissement, pour l’avenir.

Il y eut un silence tendu, brisé par un applaudissement lent.
Un sourire, sans chaleur.

L’un des Dynastes, le Duc de Velbrod se leva, lissant d’un geste son manteau richement brodé. Son visage affichait une admiration polie, mais ses yeux trahissaient autre chose : une évaluation froide, presque clinique.

« Un choix audacieux, Votre Altesse. »

Il marqua une pause, savourant son effet avant de se tourner vers Sadric.

« Mais après tout, qui d’autre que le Sire de Souffreprince pour manier le fer et le sang, et mériter ce titre ? »

Un léger sourire étira ses lèvres, fugace, insaisissable.
Contrairement à d’autres, Velbrod avait su jouer ses cartes avec prudence.
Il ne s’était jamais exposé frontalement, jamais trop proche des factions déchues, jamais assez loin pour être oublié.

Guibert Dar-Endal ne l’avait encore jamais eu dans son viseur.
Et Velbrod entendait bien que cela reste ainsi.

Sadric esquissa un sourire en recevant le sien, mais ses yeux, bien qu’étincelants de fierté, cherchaient quelqu’un d’autre.

Il trouva Alphée, appuyé discrètement contre une colonne. L’haruspice, fatigué mais toujours digne, Horvath à ses côtés, lui rendit un regard complice. Sadric inclina légèrement la tête, un remerciement muet.

Alors que la foule acclamait les nouveaux Dynastes, Renar s’approcha de son père, pour le féliciter. Sadric, le visage encore marqué par la fatigue des combats, l’écouta en silence.

« Père, » commença Renar, sa voix empreinte de résolution. « Ce combat m’a ouvert les yeux. J’ai trouvé ma place. »

Sadric hocha lentement la tête. « Tiens…laisse-moi deviner. Tu envisagerais de rejoindre les Gabriélites. »

Renar ne chercha pas à nier, se redressant, « Oui. J’ai combattu à leurs côtés, j’ai vu ce qu’ils représentaient. Je sens que c’est ma vocation de marcher à leurs côtés. »

Sadric observa son fils.
Il n’y avait pas d’hésitation dans sa voix, mais il y avait autre chose.
Un doute, enfoui sous la détermination.

« La vocation, hein ? »
Il prit une inspiration, puis secoua la tête.
« Ce n’est pas un choix anodin, Renar. Suivre les Gabriélites, c’est abandonner bien plus que le siège des Etennemare. »

Renar serra les poings.
« Je sais, père. Mais… »
Son regard se perdit un instant.
« Je n’ai jamais ressenti ça avant. Cette certitude. Ce besoin d’être utile, d’avoir un but clair. »

Sadric se radoucit légèrement.
« Alors assure-toi que cette certitude t’appartient, et qu’elle n’est pas imposée par la ferveur d’un instant. »

 

Sadric le regarda longuement, avant de poser une main ferme sur son épaule. « Si c’est ce que ton cœur te dicte, alors suis ce chemin. Mais souviens-toi : où que tu ailles, tu seras toujours mon fils. »

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Sadric, désormais chef de sa propre maison, choisit de garder son patronyme de naissance, Souffreprince, pour honorer les épreuves traversées et la grandeur atteinte. Lors de la cérémonie, il invita Alphée et Horvath à le rejoindre.

« Laissez-le passé à ses ruines, » déclara Sadric. « Rejoignez-moi. Ensemble, nous construirons quelque chose de nouveau. Et toi, Horvath, désormais plus personne ne te manquera de respect. »

Alphée, surpris mais touché, accepta. A compter de ce jour, il porterait le nom Alphée d’Enthraval, de la Dynaste de Souffreprince.

Sadric s’approcha de lui, et dans un geste rare, posa une main sur son épaule.
« Je ne t’offre pas seulement un nom, Alphée. »
Un silence.
« Je t’offre une place, ici, parmi les miens. »

Alphée soutint son regard, surpris.
« Après tout ce que je suis… tu me fais confiance ? »

Sadric eut un rictus.
« Confiance, non, pas entièrement. C’est ce qui prend toujours le plus de temps. »
Puis il se radoucit et lui sourit.
« Mais en attendant, je sais reconnaître un homme de valeur. »

Ce changement marquait plus qu’une simple alliance : c’était une renaissance. Son retour à la lumière, après tant d’années passées à tisser les ombres et à effleurer les abîmes, avait profondément marqué son esprit.

Il savait que l’énergie qu’il avait consommée pour manipuler les fils du destin l’avait affaibli et que le temps ne serait peut-être pas clément avec lui.

Cependant, peu importait. Alphée avait décidé de savourer ce que la vie pouvait encore lui offrir. Désormais intégré à une nouvelle maison, il comptait profiter à nouveau des délices de l'élite de Thyr-Kel : les discussions animées dans les salons illuminés, les banquets somptueux, et peut-être même le frisson d’un jeu d’influence bien mené.

Pour Alphée, ces plaisirs raffinés étaient plus qu’un simple luxe. Ils représentaient un retour à une forme d’humanité qu’il pensait avoir perdue.

Horvath, fut également accueilli au sein de la nouvelle Dynaste Souffreprince, une décision qui semblait naturelle après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble.

Pour le mercenaire, c’était une seconde naissance. En rejoignant cette dynaste, il trouvait enfin un foyer, une reconnaissance et une place dans un monde qui l’avait toujours vu comme un paria. Les murmures sur son sang mêlé n’avaient plus d’importance ici. À la Dynaste Souffreprince, ce n’était pas sa nature, mais ses actes qui comptaient. Sadric, reconnaissant son courage et sa loyauté indéfectibles, le présenta comme un pilier de cette maison en devenir. En signe de gratitude et de loyauté, Horvath prit naturellement le rôle non officiel de garde du corps de Sadric. Toujours en retrait, mais jamais loin, il veillait sur lui avec une vigilance discrète. Une ombre protectrice, prête à intervenir à la moindre menace, son regard perçant semblait capter chaque détail, chaque mouvement suspect. Sadric, bien qu’il ne l’exprime jamais directement, savait qu’il pouvait compter sur cette présence fidèle, un allié aussi silencieux qu’indéfectible et terriblement puissant.

Enfin, de son côté, Hurlanc devint le premier Dynaste d’Hurlevent, tiré de son surnom de spadassin et choisi pour symboliser la force indomptable de son héritage. Malgré cette nouvelle position, en marge de sa Dynaste de naissance, il restait évidemment fidèle à ses idéaux de justice et d’honneur.

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Les Gabriélites, désormais installés à Thyr-Kel, devinrent une force influente. Leur présence équilibrerait les ambitions des Dynastes, apportant un contrepoids moral. La Maison Dominitien, inspirée par leurs enseignements, et historiquement très tournés vers la Lumière se rapprocha logiquement du Culte, consolidant une alliance avec laquelle il fallait compter dorénavant dans la cité.

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Quelques semaines passèrent, ramenant de fait un peu de calme. Sadric, observant les transformations de Thyr-Kel depuis les terrasses de son palais, sentit le poids et la portée de ses nouvelles responsabilités. Le titre de Dynaste Souffreprince ne se résumait pas à des privilèges : c’était une charge, une promesse de justice et d’équité dans une cité qui marquée par les excès et les intrigues, car telle était sa nature, sa culture.

Profitant de cette position nouvellement acquise, il fit ce que peu de nobles auraient osé auparavant : il reconnut officiellement la plupart de ses enfants illégitimes, leur offrant une place désormais légitime au sein de sa maison. Certains acceptèrent ce geste avec émotion, d’autres avec méfiance, mais tous comprirent qu’il ne s’agissait pas d’une manœuvre politique. C’était l’acte d’un homme décidé à réparer, autant que possible, les omissions et les erreurs d’une vie mouvementée.

Parmi eux, une jeune femme se démarquait déjà : Sandhra, à peine vingt ans, mais dont l’intellect acéré et la maîtrise des lettres en faisaient une véritable érudite. Sandhra n’était pas une guerrière comme son père ou ses frères ; elle était une penseuse, une stratège en devenir, fascinée par l’histoire des Dynastes et des Héliarques. Sous ses airs posés, elle portait une ambition noble : comprendre et préserver les savoirs pour bâtir un avenir plus éclairé.

Sadric voyait en elle une flamme qu’il n’avait jamais su cultiver en lui-même. Bien qu’il n’exprime que rarement son admiration, il lui réservait des regards pleins de fierté et s’assurait qu’elle puisse accéder aux meilleurs précepteurs de la cité. En retour, Sandhra semblait décidée à prouver qu’elle méritait sa place, autant par son esprit que par son nom.

Le Palais de Souffreprince devint rapidement plus qu’une simple résidence. Le véritable chantre d’une méritocratie familiale. C’était un foyer ou chacun pouvait, mais se devait même, d’apporter le meilleur de ce qu’il avait à offrir. Sadric, malgré ses doutes et ses imperfections, avait choisi de construire quelque chose qui lui survivrait, porté par ses enfants, qu’il regardait désormais non comme un fardeau, mais comme son plus grand héritage.

C’est ainsi que la Dynaste de Souffreprince trouva réellement naissance, forgée non seulement par les exploits de Sadric, mais aussi par son choix de rassembler sous son nom ceux que le destin avait trop longtemps laissés dans l’ombre.

 

Fin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Épilogue

Quelques jours après tous les honneurs, Renar, après une dernière accolade avec son père, partit s’adresser au capitaine des Gabriélites. « Capitaine, je souhaiterais rejoindre vos rangs. »

Le capitaine, un homme imposant à l’aura lumineuse, hocha la tête. « Si tel est ton désir, tu passeras les épreuves comme les autres. Mais de ce que j’ai vu, je n’ai aucun doute quant à ta réussite, jeune Etennemare. »

Sadric regarda son fils s’éloigner, une main jouant avec son médaillon.

Une nouvelle ère s’ouvrait, pleine de promesses et de défis, dans un monde où la lumière et les ténèbres ne pouvaient faire autre chose que de s’affronter sans relâche.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le monde de Karest

Chroniques d’un monde en cendres

Extraits du manuscrit de Varian d’Ysclavre, philosophe errant de Karest

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Le vent des ruines

Le vent souffle sur les plaines calcinées de Karest, et il n’apporte avec lui ni promesses ni réconfort, seulement la mémoire des cendres. Il glisse entre les tours brisées, racle la pierre fendue des cités antiques, s’attarde dans les vallées où la terre, épuisée, semble ne plus attendre que l’oubli.

J’ai traversé ces terres sous bien des visages : celui du jeune érudit, avide de comprendre ; celui du voyageur, traînant des bottes usées et des rêves éventrés ; et aujourd’hui, celui d’un homme qui ne cherche plus de vérités, mais seulement à écouter ce que le monde murmure à ceux qui savent entendre.

Les Héliarques, jadis, avaient fait de ce royaume une forge où la lumière était façonnée en justice et en puissance. Mais la lumière trop vive brûle autant qu’elle éclaire, et peut attiser les braises de vanité. Aujourd’hui, leurs cités vacillent sur des fondations fissurées, et leur héritage, loin d’être un flambeau, est devenu un poids que l’on porte sans savoir s’il est une bénédiction ou une malédiction.

Ainsi commence mon témoignage, mon legs d’errance.

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Thyr-Kel, la Cité des Canaux et des Masques

J’ai foulé les pavés luisants de Thyr-Kel une nuit d’orage. L’eau suintait entre les pierres, portant avec elle le reflet vacillant des lanternes suspendues aux ponts. Ici, rien n’est jamais fixe : ni la lumière, ni les vérités, ni même les hommes.

Les canaux serpentent entre des palais rongés par le sel et l’orgueil, reflets des Dynastes qui gouvernent ce labyrinthe de pierre et d’intrigues. J’ai vu les masques des nobles scintiller sous la lueur pâle de la lune, j’ai entendu les rires fendre l’air comme des poignards déguisés en courtoisie. À Thyr-Kel, la trahison a le goût du vin épicé et l’odeur du musc des bals fastueux.

Mais en contrebas, dans les ruelles où l’eau stagne en flaques noires, le peuple murmure une autre chanson. Une prière, peut-être. Ou un dernier souffle avant l’oubli.

Certains prétendent que les ombres de Thyr-Kel ont une volonté propre. Je ne saurais dire si c’est vrai, mais j’ai vu des hommes disparaître dans des ruelles qui ne menaient pourtant nulle part.

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Hélionis, la Cité aux Mille Voiles

Si Thyr-Kel est une ville de secrets étouffés, Hélionis est une ville de promesses criées à pleine voix.

Je me souviens du jour où j’ai vu Hélionis pour la première fois : une mer d’immenses  tours effilées, drapées d’un héraldique de voiles colorés, vibrant sous les vents marins comme autant d’étendards d’orgueil et de fortune. Ici, le commerce est une religion et l’or, un dieu qui ne dort jamais.

Les hommes d’Hélionis ne croient pas aux rois ni aux prophètes. Ils croient en la loi du marché, en la valeur d’un mot donné sur une poignée de main, en l’éclat des gemmes scellées dans des coffres dont seuls les plus rusés possèdent la clé.

Mais tout a un prix, même l’illusion du pouvoir. Dans les tavernes bruyantes du port, j’ai entendu des légendes d’anciens marchands devenus fous après avoir vendu leur âme à des forces qu’ils ne comprenaient pas.

Le vent emporte ces histoires comme il emporte les voiles sur l’horizon. Peut-être sont-elles vraies. Peut-être ne sont-elles que des avertissements pour ceux qui rêvent trop grand.

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Les Montagnes Mooréennes et les Jardins Pourpres

Lorsque l’on quitte les cités et que l’on s’enfonce vers le sud, dans les montagnes de Moorée, ou Mooréennes, le monde semble soudain plus vaste, plus ancien.

Ici, entre les pics acérés et les forêts d’un vert si sombre qu’il en paraît noir, la lumière ne s’invite qu’avec méfiance. Tout semble avoir été sculpté par des mains titanesques qui ne croyaient plus en la douceur.

Mais c’est au cœur de ces montagnes que se cachent les Jardins Pourpres, un lieu qui défie toute logique. Des roses aux pétales d’un rouge si profond qu’ils en paraissent tissés de sang y poussent à foison, éparpillées entre les ruines d’un passé que nul ne veut raconter.

J’y ai bu l’eau des sources noires. Non par folie, mais par curiosité. Les légendes disent qu’elle montre le passé à ceux qui osent s’y risquer. J’ignore si ce que j’ai vu était vrai, mais ce fut une nuit sans sommeil, hantée par des visages que je n’avais jamais connus et des voix qui ne parlaient aucune langue vivante.

Les Jardins Pourpres ne pardonnent pas. Mais ils n’oublient pas non plus.

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Sombre-Flèche, la Cité du Granit

Sombre-Flèche n’est pas une ville. C’est un avertissement gravé dans la pierre.

Bâtie sur un plateau de granit noir, elle s’élève comme une forteresse oubliée par le temps, ses murailles aussi épaisses que le silence de ceux qui y vivent. L’architecture y est massive, brutale, gothique. Ici, rien n’a été conçu pour plaire à l’œil. Tout a été pensé pour résister.

J’y ai passé un hiver. Un hiver où le soleil n’a brillé que trois jours, où la neige s’amoncelait sur les toits comme un linceul que l’on refuse d’ôter.

Les habitants de Sombre-Flèche ne parlent jamais de l’avenir. Ils n’échangent pas de politesses inutiles. Ils vivent comme si chaque jour était le dernier et comme si aucun adieu ne valait la peine d’être prononcé.

Néanmoins, ce peuple est profondément attachant. Plus d’une fois, j’ai surpris des regards furtifs, presque inquiets, qui semblaient se demander si tout allait bien. On ne pose pas de questions, ici. On agit. On endure. Mais sous cette austérité apparente, j’ai vu des mains se tendre sans un mot, des épaules s’abaisser pour alléger un fardeau.

Les actes d’entraide, silencieux et sincères, sont aussi puissants que la rigueur du climat. Ici, l’honneur ne se clame pas, il se prouve.

J’ai quitté la ville à l’aube, sans que personne ne me retienne. Je crois qu’ils savaient que je ne reviendrais pas.

Néanmoins, ce peuple est profondément attachant.

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Le vent et les cendres

Il existe mille façons d’écrire une histoire. Certains la gravent dans la pierre, d’autres la murmurent au vent.

Moi, je l’ai tracée sur des parchemins jaunis, en espérant que quelqu’un, un jour, la lira.

Karest est un monde de ruines et d’ambitions, d’ombres mouvantes et de lumières vacillantes. Il n’offre pas de certitudes. Seulement des chemins à parcourir et des histoires à raconter.

Et peut-être est-ce mieux ainsi.

 

Varian d’Yslavre, Philosophe errant.

 

 

 

 

 

 

L’Héritage des Héliarques : Entre Lumière et Ténèbres


La magie, autrefois bénédiction des Héliarques, n’était plus qu’un écho déformé de ce qu’elle avait été. Les Arts Éphémères, pratiqués plus ou moins secrètement, offraient des pouvoirs immenses, mais corrompaient lentement leurs utilisateurs.
Les reliques, fragments des Phylactères Lumineux, continuaient de hanter les ambitions des hommes. Ces artefacts, créés à partir de l’essence des Héliarques, étaient vénérés et redoutés. Chargées de lumière ou d’ombre, elles semblaient animées d’une volonté parfois propre, guidant ainsi leurs porteurs vers des destins terrifiants.
Les Héliarques, entités semi-divines qui dominaient autrefois Karest, incarnaient des idéaux tels que la sagesse ou la justice. Puisant leur pouvoir dans la Lumière Primordiale, ils façonnaient le monde à leur image. Mais leur arrogance les poussait à défier les Obscurants, des forces abyssales incarnant les ténèbres. Cette confrontation provoqua le Grand Embrasement, une guerre cataclysmique qui réduisit leur empire en cendres.
Pour sceller leur victoire, les Héliarques fusionnèrent leur essence avec leurs phylactères, devenant des reliques instables et puissantes. Aujourd’hui, ils étaient perçus à la fois comme des figures mythiques et des avertissements. Leur lumière excessive, censée protéger, précipita la chute du monde.

Ainsi s’étendait Karest, un monde déchiré entre son glorieux passé et un avenir incertain. Ses cités, ses maisons nobles et ses habitants portaient les stigmates du Grand Embrasement, mais aussi l’espoir ténu d’un renouveau.
Dans les plaines calcinées, les montagnes embrumées ou les cités éclatantes de vie, une lutte silencieuse persistait entre les ténèbres et la lumière.

Ainsi, le vent qui soufflait sur Karest murmurait une vérité intemporelle : les forces primordiales continuaient de s’affronter, et leur duel éternel façonnerait les destins à venir.

 

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