La Gougnasse

    Les repas de famille évoquent à chacun de nombreux souvenirs, si particuliers. Certains sont attendus avec impatience, tandis que d'autres sont redoutés comme de longues séances de bienséance et d'ennui. Ils sont évidemment l'occasion de prendre des nouvelles. Les plus agés constatent alors à quel point les jeunes "poussent vite" et demandent à leurs parents quel engrais ils utilisent pour cela.
    C'est par ces moments si particuliers que l'on consolide les liens, non sans rire d'anecdotes cocasses, parfois de précédents repas familiaux. Tout cela bien sûr, non sans bien manger ou boire.
    Enfin, cela dépend comment chacun apprécie le goût ou la "gougnasse" d'un plat. Vous ne savez pas ce qu'est la gougnasse? Vous ne connaissez pas ce mot? Moi non plus, jusqu'à ce que je l'entende pour la première fois lors d'un repas de nouvel an où étaient conviés mon oncle, ma tante et mes grand-parents.
    Je n'avais que huit ans, et j’écoutais à l'époque plus ou moins seulement les conversations des adultes. Mais comment passer à côté de ce moment où ma mère apporta le plat principal?
- Qu'est-ce que c'est ton affaire?, demanda mon père en faisant la moue.
- Aaah mais c'est du poulet, répondit ma mère rapidement.
- Il est tout jaune ton poulet, ça doit pas être que du poulet!
- Y'a du curry. Mange tu verras bien!, s'agaça ma mère.
    Après, quelques bouchées mon père commenta:
- Ça a ni goût ni gougnasse ton machin!
- Ooooh, il est jamais content celui-là!, s'exclama ma mère.
- Vous aimez?, sondait mon père en regardant les invités. Non, mais vous avez le droit de dire si vous aimez pas.
    Ma mère leva les bras au ciel.
   Cette scène amusa la table, et deviendra plus tard un grand classique de mes parents. Je riais également, mais une question me gênait. Je connaissais l'odorat, le goût, mais que pouvait bien être la gougnasse d'un plat?
    J'attendais et personne ne posa la question. Du coup, c'était forcément connu. Je n'osai poser la question et attendis le dessert pour voir si mon père ferai le même constat. En vain, la mousse au chocolat fut dégustée sans un mot. Mon grand-père finit par trancher le silence avec une de ses phrases rituelles:
- Encore un repas que les boches nous prendrons pas!
    Ma grand-mère fit des yeux sévères en lui indiquant qu'il ne fallait plus dire ça aujourd'hui.
    De mon côté, je ne comprenais pas une fois de plus. Qui sont les « Bosch »? A part, avoir vu écrit ce mot sur le lave-linge de maman, cela ne me disait vraiment rien. Personne ne reprit le propos pendant que je me demandais pourquoi des vendeurs d'électroménager viendrait nous prendre notre nourriture.