Soudain, entre ses seins, c’est l’oppression. La mise à cran.
Elle est vénère. En PLS.
Mal dans son jean, mal dans son cul.
Mal dans ses tifs, mal dans son gloss.
Elle se met à suer comme une lingette. Ses traits blanchissent à vue d’œil.
Sale instant.Vraiment sale instant.
Et ça continue. La boule au ventre. Ce chiendent de l'âme qu'elle déchire et qui repousse. Sans fin. C'est sa vie, elle connaît. Cette merde ne s'arrêtera jamais.
Faudrait qu'elle s'arrête un jour. Qu'elle ferme les yeux. Elle adore femer les yeux. Même quelques secondes. Elle se fige et elle ferme. Dans ces moments-là, seules ses paupières la séparent du péril. Dans ce laps d'obscurité, elle se berce, elle protège sa vérité, même si elle sait que sa vérité est souvent grotesque. Les rouvrir, c'est comme si elle se montrait à fenêtre, devant tous ces loups en bas.
Maintenant, ses larmes sont au bord du rimmel. Elle les refoule comme elle peut. Elle aime plus trop ça, chialer. Elle en peut plus de chialer. Des années à noircir des mouchoirs, à saloper du Kleenex. Chialer, elle le sait, ça mène à rien. Ça soulage rien. On croit s’attendrir et on pue des yeux. Chialer, c’est montrer de la faiblesse. Chialer, c'est le sucre d’orge des pétasses.
Et ces bruits, putain ! Ces putains de bruits ! Ça lui vrille la tête l'accordéon-musette, ce métal, ces faux rires, cette java de sa fente ! Sérieux, ils appellent ça faire la teuf ?
Elle aurait préféré cent fois être menottée. Privée de sortie. Pourquoi, ils lui font toujours la hagra, ces enculés ?
- Qu’est-ce que t’as ? Ça va pas Lilou ? qu’elle entend vaguement dans son oreille gauche.
Cette voix pâteuse, elle en peut plus ! Faux derche ! Canada Dry de Mère Teresa ! On lui fait plus.
Mange tes morts, toi ! qu'elle lui répond dans sa tête à la voix pâteuse.
Rien à péter. Elle s’en tape comme de son premier string de leur compassion à deux balles. Elle a toujours trouvé ça pervers les gens qui s’apitoient sur autrui une seconde montre en main. Pervers et cruel. Quand on sait pas aimer, on dit rien. On reste poli, on ferme sa gueule. Va à la messe, bouffe ton hostie et ferme ta gueule.
Les culs-bénits, elle a fini par comprendre leur hypocrisie en allant fumer ses joints dans les cimetières. Les veuves aux yeux secs, elle a eu le temps d’en observer des paquets. Leur recueillement, tu parles ! Rien qu'un passe-temps, du canevas pour autruche. En vrai, elles se dégourdissent les varices, les éplorées. Elles sortent le clébard de leur solitude entre un ressemelage et l’achat d’un pack de Cristalline. Quand elles arrosent les fleurs, c'est pas plus de trente secondes de baragouinage avec leur vioque au os blanchis. Et amen la bonne conscience. Et retour vers la fontaine. Remplir l'arrosoir encore et encore. Un vrai vice. Elles adorent ça tirer de la flotte pour cleaner leur marbre, pour qu’il rutile plus frais que le caveau du voisin. On les sent presque heureuse de les arroser leurs chrysanthèmes plutôt que d’être en dessous. Et puis des fois, même que ça cause entre elles les veuves aux yeux secs, et que ça se sourit et que ça se dit à lundi, Raymonde. Et il est où le respect là-dedans ?
- T’es sûre que ça va ? T’es toute pâle ! en remet une couche la voix pâteuse.
Alors, elle s’enfonce les ongles dans ses paumes et se dit :
Réponds pas, sois dure, perds pas la face Blurryface !
Quand même, pour rassurer la connasse altruiste, elle porte une main sur sa poitrine et imite un hoquet. Elle jubile un instant tellement elle sait bien dévier l'attention.
De fait, la connasse ne s’attarde pas.
Bravo, Lilou ! Mais bullshit, quoi !
Bref, ça faisait un bail que son cœur n’avait pas été une telle usine à merde.
Mais si ils poussent trop loin, si elle craque maintenant, ça peut devenir vraiment horrible. Pour elle. Pour eux. Elle le sait. Mais eux, non. Ils n'ont pas idée de la furie qui monte en elle et ne demande qu’à exploser. Ça serait la totale surprise, ça pulvériserait leurs tripes direct si elle pétait son câble maintenant la gentille Lilou.
Et putain, ça en prend bien l’allure.
Car l’angoisse forcit encore. Elle a faim, son angoisse. D'un coup, ça devient un alien son angoisse qui cherche à becter les ondes négatives alentour. Elle renifle, s’agrippe au moindre rictus qui lui ressemble. Tiens ce mec-là, avec sa belle tête de puceau à l’agonie, elle prend. Et elle, là, qui fait la tronche à la caisse, elle prend. Cette cagole au pied plâtré, elle prend. Ce boutonneux mal dans son swag, elle prend. Cette fillette que ses vieux engueulent pour des nèfles, elle prend. Cette merguez qui gît dans une flaque, elle prend.
Pourtant, malgré sa rage à vif, elle sent bien qu’elle commence à perdre le contrôle. La panique n’est plus si loin. Un peu les jetons quand même de faire un AVC. Manquerait plus qu’elle rate son coup de pub avant de tout péter.
Alors, elle fait l'effort, charcute ce qu’il lui reste de lucidité :
Lilou, respire ! Concentre-toi sur ta respiration ! m'a dit la psy.
Elle stoppe soudain ses pas, se cambre, mains sur les hanches. Pour inspirer l’air, expirer l’air. Comme une grosse débile.
T’as becté trop d’ondes négatives, Lilouchette ! Elle a dit quoi déjà, l’autre sévère ? Ah oui ! Si tu sens arriver les idées noires, pense tout de suite à autre chose, à un soleil aveuglant, à de l’eau glacée. Aux chemins côtiers de Belle-Île-en-Mer. Il faut que tu limites les effets du cercle vicieux, la peur qui entraîne les symptômes de la peur qui aggravent la peur !
Hasard ? Voici sa chance !
Ses yeux viennent d'accrocher la promenade d’un ballon rouge qui voltige au bout d’un fil.
Oh, ce rouge, putain !
Ce rouge !
Qu’il est beau !
Je veux ce rouge !
Hé, te barre pas rouge, j’ai besoin de toi !
Durant sept secondes, Lilou voudrait être ce ballon rouge dans la main de ce gosse qui s’éloigne. Pire, elle prie pour que le gosse s’éclate la gueule sur le bitume, et qu’il lâche son putain de ballon. Sa couleur sang la subjugue, elle en fait un rêve instantané. Si elle était ce rouge, elle s’envolerait. Vaporeuse, elle traverserait les puantes odeurs de chichis, de merguez et de frites. Elle traverserait les nuages en tendant son majeur translucide vers la terre. Elle embrasserait les hirondelles, mangerait du Nutella avec les aigles. Libérée de sa tonne d'angoisse, elle rejoindrait le joli cul des anges dans la tiédeur de l’éther.
Mais, game over. Elle dégringole soudain. Adieu le cul doré des anges.
La douleur au plexus lui revient en force.
Intenable !
Somatisation de ouf qui demande soulagement !
Clope, vite !
Elle ouvre son grand sac mauve en faux cuir ratatiné. Elle farfouille, remue le bordel, crise, se pète un ongle.
Fouillis de ma sale life ! Où es-tu paquet de chiottes ? Où ? Mais viens là ! Obéis, bordel !
Trouvé !
Sa clope est à son bec. Ses dents mâchouillent le filtre. Mais sa main tremble sur le briquet. Maudite panne de gaz. Elle s’y reprend à cinq, six, sept fois. S'exaspère. Fini par dompter la flamme. Et par avaler la fumée à fond, jusqu’aux ovaires.
C’est Sybille qui aime dire ça, Sybille, sa sœur de cœur : jusqu’aux ovaires !
Sans la folie contagieuse de Sybille, elle ne sait pas où elle en serait. Les tranches de rire qu'elle se paye avec elle, c'est pas croyable, ça remplace la meilleure beuh. La beuh, ça rend vraiment con, mais avec Sybille ça atteint les sommets. MDR à chaque phrase. L'impression de méfu les neiges éternelles. Sybille, c'est la meuf la plus délirante de la terre, qu'elle se fasse frapper par son reup ou qu'elle avorte chez une Malienne, elle transforme tout en hallus pour qu'on se tape des barres toute une soirée. Elle pense jamais à sa gueule, la meuf, elle s'oublie toujours pour donner de la joie aux autres.
Là, elle a une grosse bouffée d'amour pour Sybille. Et en pensant fort à Sybille, elle repense fort à son projet.
Quand tu verras le signal, tu vas goleri ta race, ma sœur ! Tu diras à Patou qui dira à Yasmine qui dira à Jana qui dira à Sohan qui dira à Calypso. Soyez généreuse, c'est jour de fête, les frangines. Je veux des dizaines de cœurs qui s'envolent on my Periscope ! Je vous réserve The surprise ! Ce sera plus le Periscope d’une faible, mais le Periscope du Joker qu’à trop souffert, et qui veut plus souffrir ! Le Periscope du Joker qui prend enfin son destin en main. Vous allez voir si la Lilou elle a des couilles ou pas.
Elle écrase nerveusement sa clope sous sa bottine noire éculée. Elle a eu beau tirer comme une malade sur son filtre, rien n’y a fait, sa boule n’a toujours pas éclaté.
Ceci fait, la haine lui revient soudain en mégatonnes. Elle lui monte, la submerge, la déborde. Elle voudrait… Non, elle voudrait pas… Elle veut qu’ils crèvent tous de chagrin, que leurs cœurs pourrissent ad vitam dans le charnier des remords.
Mais difficile de se concentrer à donf dans cet océan de gaieté mensongère. Son esprit zappe à chaque instant, une merde chasse l'autre. La haine est provisoirement dégagée parce que soudain le son lui pique les oreilles.
Émanant du stand de tir à la carabine, elle entend Si j’avais un marteau de Cloclo qui vient se mélanger connement à Back to black de Amy Winehouse. Ses oreilles favorisent la junkie morte trop tôt, la pauvre. Amy est au ciel, trop la chance. Mais sa voix respire encore sur terre. Elle hurle son irrespirable douleur dans les enceintes du Power Max, et seule Lilou semble la traduire et tout comprendre :
Je t'aime beaucoup
Ce n'est pas assez
Tu aimes la poudre et j'aime l'herbe
Et la vie est comme un tunnel
Et je suis une petite pièce qui longe les murs de l'intérieur
Nous nous sommes seulement dit au revoir avec des mots
Je suis morte des centaines de fois
Toi tu retournes vers elle
Et moi je retourne au
Noir, noir, noir, noir, noir, noir, noir
Mais ce couplet de torturée n’arrange pas les choses dans son cirage. Au final, ça la dégoûte même à mort toutes ces vieilleries. Rien pour la retenir. Rien.
Ils connaissent pas Djadja, ces mongoliens ? 460 millions de vues, ils connaissent pas Djadja ?
Le jour de ses 16 ans, elle rêvait de tellement mieux, putain. De tellement mieux.
Ses oreilles sont tout aussi paumées. D'un coup, elles délaissent les larmes d'Amy pour le marteau de Cloclo.
Si elle avait un marteau sous la main, là tout de suite, elle sait ce qu’elle ferait. Elle ferait un pacte avec le diable pour qu’il l’éjecte dans son enfance. Et elle irait bousiller illico presto la queue de son père et la chatte de sa mère qui l’ont salement abandonnée. Puis, elle irait fracasser le berceau de sa première famille adoptive qui schlinguait l'humidité, la cupidité et l’âme sèche. Ensuite, elle réduirait en charpie toutes ces mains froides qui se posaient sur elle, tous ces doigts visqueux des Roger, des monsieur André, des monsieur Denis qui soit-disant voulaient la chatouiller. Si elle avait un marteau sous la main, là tout de suite, elle détruirait pays par pays tous ces odieux orphelinats qui enferment les petites déesses aux yeux tendres et au cœur brisé. Après, rendue à l'état de fantôme, elle se faufilerait dans les lits la nuit pour massacrer ces millions de bites absurdes, cruelles, sataniques, qui ne pensent qu'à juter comme des débiles en oubliant les conséquences. Alors, elle se saccagerait sans doute les tempes et, selon sa destination, enfer ou paradis, elle irait foutre le boxon partout après sa mort. Elle brûlerait tous les trônes d'enfant martyr, toutes les peluches attrape-couillons qu’on lui offrirait. Elle cracherait à la gueule de tous les Saints et des démons. Et elle chierait à la droite de Dieu, afin que jamais plus personne n'abuse de son cul ou la prenne en pitié.
Elle fouille à nouveau dans son sac de folle à lier. Elle ne sait même plus ce qu’elle y cherche exactement. C’est un foutoir digne de sa life, son sac. Elle chope un vieux Tic-Tac qui roupillait dans un coin au milieu de miettes de tabac. Elle se l’enfile dans le cornet. La montée subite de la menthe forte envahit aussitôt son palais, glace un peu sa montée de fureur.
Durant un moment, sa respiration redevient régulière. Le poids entre ses seins s’allège un peu.
Mais crâne qui zappe et zappe encore !
Cette rémission fugace lui permet de débusquer enfin son gloss. Son fameux Guerlain Gloss couleur Rouge Vertige. Ses lèvres, c’est ce qu’elle a de plus beau, Lilou. Charnues, sensuelles, hyper bien dessinées. Elles aime quand elles brillent. Quand elles glissent l’une contre l’autre. Et quand les regards des hommes viennent faire de l’aquaplaning dessus. Selon son humeur du jour, elle les colore, les paillette, les parfume. C’est grâce à ses lèvres qu’elle attire les bad boys remplis à ras bord de désir. Ses lèvres ont toujours adoré les frelons, adoré quand ça pique. Ses lèvres adorent quand on les plaquent pleine bouche, là contre un mur, contre un chêne. Elles adorent sentir les babines d'un inconnu claquer sur sa lippe comme un suave coup de fouet, sentir la langue de l'autre fouir, écarter ses lèvres, s'enfoncer dans sa cavité buccale en barbare, saccager amoureusement son palais, ses joues, ses dents, jusqu'à sa sensible luette. Alors, elle donne tout la Lilou. Dessous, dessus, dans tous les sens. Très vite, son cœur se modifie en papilles gustatives et son âme en orgie de salive. Embrasser, suçoter, laper, bécoter, enrober, adhérer, supplier, elle est capable de faire ça durant heures, les yeux fermés. Capable de faire l’amour rien qu’avec sa langue. Jusqu'au vertige. Jusqu’à faire jouir le cœur du mec. Jusqu'à changer le barbare en ange.
Presque chaque soir dans son lit, ses lèvres viennent happer son pouce. Elle ne le suce plus en gosse, mais juste pour se calmer les nerfs. Elle rêve de bad boys qui lui diraient une fois, juste une fois : je t’aime, Lilou, t'es la meilleure embrasseuse du monde !
Voici, qu'elle reprend sa marche, rattrape les pachydermes, en ondulant un peu des miches, des fois qu’un beau ténébreux la materait.
Mais putain, quelles montagnes russes font ses pensées ! Ses émotions, c’est des papillons fous qui passent d’un pré à l’autre. Elles tiennent jamais le cap. Elles veulent détruire, tout salir, l’instant d’après elles veulent séduire, espérer, se remplir de beauté.
Le mois dernier au Parc des Œillets, elle repensait à L’étranger de Camus. Elle adore Camus. Elle pige pas tout, mais elle adore. Surtout l’incipit :
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier !
Elle se laissait bercer par la langue mélancolique de Camus, quand soudain, sans crier gare, elle avait répondu au smile appuyé d’un type de cinquante berges. Calvitie, tempes d’argent, pas vraiment beau, mais qui sentait le sexe à plein yeux. Il lui avait fait un signe discret, tel une invite : dans un fourré ? Elle avait alors tourné les talons, l’air vénère, et de dire « fais pas chier sale putois ».
Mais en s’éloignant, elle s’était mise à le fantasmer à mort. Dans sa tête de nunuche, elle était revenue sur ses pas. Et elle avait suivi le type d’une démarche intriguée et chaloupée. Mine de rien, elle s’était engouffrée dans le buisson, une nappe de sueur entre les tétons. Le gus l’attendait dans la pénombre naissante. Sans un mot, il avait baissé son futal et son slip à mi-cuisses. Elle avait imaginé qu'il avait une forêt de poils noirs sur le ventre. Une sorte de grand singe. Ça l’avait beaucoup excité. Sans un mot, elle s’était mise à genoux, avait soulevé son pull pour lui montrer ses gros nichons, soit sa seconde fierté après ses lèvres. Et elle avait commencé à pomper son énorme bite bien veineuse, son gros gland violacé saturé de désir. Elle s’était délecté. Elle avait adoré. Ça l’avait délassé. C’était comme avec le télégramme de Camus, ça ne voulait rien dire, c’était absurde, mais diablement bon. Le salaud avait juté assez vite. L’avait laissé en plan. Ni vu ni connu. Juste un délice fugace avec l'ombre d'un singe. Elle ne s’était pas essuyé d’un revers de main. Non ! Elle avait gardé sa sève longtemps sur sa langue, comme un bonbon magique. Et puis, elle avait quitté les Œillets, sans penser à demain.
Mais dans la réalité, s’agirait pas qu'aujourd'hui ses lèvres reproduisent le prodige. Qu’un salaud l’accoste pour « plus si affinités ». Parce que dans sa culotte, c’est marée rouge. Son Tampax est imprégné, et elle n’en a pas de rechange. La faute à sa connasse de quatrième « mère » qui a refusé de lui filer 3,19 euros pour racheter sa boîte de 20. Parce qu’elle a eu 5 en maths. Et qu’elle a tiré un gloss au Monop, alors qu’elle avait juré de se tenir à carreau jusqu’en juin.
- Allez, marche à côté de nous, fais pas ta fière ! qu’elle entend encore dans un lointain lointain.
Elle coupe aussitôt le son. Et parodie dans sa tronche :
Fais pas ta fière, na na na na nère !
- Et un tour de grande roue, ça te dirait ?
Mange tes morts, putain !
Elle se foutrait des baffes. Quelle idiote aussi d’avoir accepter cette virée d’anniversaire avec ces débiles mentaux.
Ils te savent bien conne, pourquoi ils se gêneraient, Lilouchka ? OMG, ils vont pas me monter là-dedans quand même ? Je vais gerber direct. Ça sert à rien de monter si haut, vous serez toujours des nains !... Je le crois pas. Ils prennent des billets, ces débiles !
- Oh, Lilou, tu radines ta fraise, on a pris des billets !
Wesh morray ! Joue-la cool, Lilou, à la street cred’ !
Une fois de plus, elle se fait violence. Comme si tout ce qu’elle avait enduré dans sa putain de life ne suffisait pas, elle se fait violence tout seule, comme une grande. Des fois qu’on lui dirait basta, qu'on l’abandonnerait encore au coin d'une gare. Qu’on chasserait au loin le petit pécule qui améliore l'ordinaire, sous couvert de compassion des accouchées sous X.
Pas le choix ! Tête basse, elle grimpe dans la nacelle.
Aussitôt, ils l’entourent, la serrent, l’agglutinent.
Des tiques !
La gonzesse du guichet fait son baratin avec sa voix enjouée d'alcoolo. Elle promet dans son mic qu'ils vont s'envoler au paradis.
Monter au paradis avec des arriérés, ce serait pas plutôt rejoindre l’enfer ?
La stupidité mécanique démarre.
Son cœur se soulève d’un coup.
La nacelle prend de l’altitude. Lilou apprivoise peu à peu son vertige et elle entend, perdue dans son brouillard, comme un chant de cigales provenant du Pôle Sud :
- C’est beau, hein ? C'est impressionnant ! Tu trouves pas ?… Oh, Lilou, tu pourrais répondre !
Elle laisse passer mille ans, et elle marmonne, feignant un semblant de politesse :
- Ouais, vite fait !
Rien à battre de leur paysage de merde, de leur grisaille, de leur fête à Neuneu ! J’envoie pas une tragédie comme ça sur Instagram, moi ! Allez regarde tes bottines, Lilou. Leur sourit pas, putain ! Ils risqueraient de prendre ça pour un sourire.
- Tu veux pas faire un selfie ?
- Non.
- Pourquoi non ?
- Ma carte mémoire est pleine !
- Ben vide-la !
- J'peux pas, elle est bloquée.
- Toujours aussi aimable.
- J’ai mes règles, j’ai le droit d’être dans ma bulle ou pas ?
- T’es toujours dans ta bulle, Lilou.
- J'fais rien de mal.
- Ah, ça non ! Tu ne nous vois même pas. Tu nous traverses comme des fantômes. C’est de pire en pire.
- C’est fini ? Je peux apprécier la vue ?
Et même si j’avais de la place, je vais pas souiller ma carte mémoire avec vos tronches de cake ! Il caille en plus. J’ai le cul gelé. Je vais finir par pondre un œuf dur.
- T’aurais pas plutôt le vertige ? Tu regardes tes godasses.
Ah, je l’attendais celle-là ! Je vais te pousser dans le vide, moi, tu verras si tu fais encore ta fière, vieille salope ! Putain, pas de réseau ! Fais chier. Je peux même pas dire à Sybille que je suis en PLS. Allez, vous soûlez trop : musique ! »
Elle enfile ses écouteurs.
Dorlotage bienvenu :
Mon enfant nu sur les galets,
Le vent dans tes cheveux défaits,
Comme un printemps sur ton trajet,
Un diamant tombé d’un coffret.
Seule la lumière pourrait
Défaire nos repaires secrets
Où mes doigts pris sur tes poignets,
Je t’aimais, je t’aime, et je t’aimerai…
Cabrel, c’est aussi une grosse vieillerie, mais c’est la seule vieillerie qui l’apaise. Tyler Joseph aussi parvient à panser ses plaies. Tyler Joseph, c'est le chanteur des « Twenty One Pilots ». Elle est tombée raide dingue de son côté sombre et mauvais, il y a trois ans. Elle surkiffe comme il incarne ses peurs, ses doutes et son dégoût de lui-même. Elle lui a écrit trois lettres en Amérique, qu’elle a envoyé à l’adresse de son label : Fueled by Ramen. Pas de réponse, of course, mais ça lui a fait un bien fou de lui dire qu’elle comprenait tout de lui, absolument tout de son âme brûlée.
- T’écoute quoi ? Oh, t’écoute qui ?
Elle éjecte un écouteur, et pense jusqu'aux nerfs :
Putain, ils me lâcheront jamais, jamais, jamais.
- Hein ?
- T’écoute quoi ?
- Un truc !
- Tu bouges ta tête. Ça a l’air top, fais voir !
- J’ai quasi plus de batterie, t’entendras rien. Et j’ai un écouteur pété.
- Dis au moins qui t’écoute !
- Un rappeur inconnu qui dit que de la merde ! Qui fait aucune vue sur Youtube !
- Ah ben, faut bien commencer un jour, hein ! C’est qui ton rappeur ? Lomepal ? Je suis sûr que c’est Lomepal ? lui glousse alors Steve, le cadet puceau de 14 piges de sa chère famille d'accueil.
- Lomepal, il fait des vues ! T'y connais rien.
- Si, je connais.
Putain, mais retire ta sale patte de mon épaule, toi. Je suis pas ta chose. N'imagine même pas me fourrer encore ta langue. Tu galoches comme un doberman. Elle me fait rien ta langue, asshole. Rien. Elle me pique juste la gueule avec tous les Tic-Tac que tu t'enfournes. Je préfère encore les types qui puent du bec, mais qui embrassent comme des dieux. Galoche plutôt ta reum. Cette grosse vache, moche et vulgaire, là. Cette grosse pouffe qui s'est graillée douze chichis, après sa frite et son hot-dog. Avec ses gros doigts-là, ses gros bras, et le ketchup qui lui coulait sur ses gros panards. Et maintenant, elle doit loufer dans sa graisse. Galoche ton reup qui me dit en loucedé qu'il se branle en pensant à moi, en matant YouPorn. Galoche plutôt ta frangine et ses 75 kgs. Les chiens font pas des chats, elle a raison ma prof de français. Cette attardée mentale-là, prête à faire de gros marmots à la chaîne pour les promener chez Leclerc le dimanche. Galoche plutôt ton reufré qui veut toujours voir mes nibards, avec ses mains pleines de cambouis-là, ses grosses verrues, et ses sourires de traviole. T'approches tes lèvres, je cafte tout ! TOUT, tu entends, TOUT ! Le pense pas, Lilou, dis-lui ! Dis-lui, allez ! Avant que l'idée lui prenne.
Mais dis-lui, BORDEL !
Putain, le calvaire, ça n'en finit pas. Je commence à avoir la gerbe. Je vais leur dégueuler sur les pompes, ça va pas tarder. Ils sont capables d'en rire, ces cons-là.
Quand soudain, c'est l'apparition !
Lilou est subjuguée. Ses lèvres magnifiques esquissent un fin sourire.
Là, le ballon rouge !
Qui monte lentement dans les airs.
Il vient à hauteur de ses yeux. Elle pourrait presque le toucher. Elle pourrait presque redevenir rouge.
Simultanément, elle entend les cris, les pleurs déchirants du gamin en contrebas. Les yeux rivés vers le ciel, sa gorge hurle toute la détresse du monde. Et sa mère ne peut rien, absolument rien, pour le consoler.
Allez courage ! C'est maintenant, Lilou !
Les choses se passent alors dans sa tête à la vitesse de la lumière. Elle regarde sur son portable si elle a récupéré sa 4G.
Oui, elle l'a récupéré !
Ses doigts deviennent alors des météores.
Page une, page deux…
Elle se connecte à son Periscope. L'heure est enfin venue de streamer.
Mais d'abord son FB.
Sybille, t'es là ?... Ouais, super ! Elle est toujours online ma copine !
Elle tape vite sans réfléchir sur Messenger :
Rapplique fissa sur Periscope, ma sœur. Il va se passer quelque chose. La bise éternelle !
Puis, plaçant son visage devant la caméra, elle revient sur son Periscope.
Génial !... Jana est là... Patou... Maxence… Jules… Calypso, t'es où ? T'es où, putain ?… Pas grave !… Tant pis, elle aurait adoré… Oui, te voilà, Calypso, oh my love...
Tout sourire, elle leur fait coucou avec sa main. Un coucou de fauvette. Sa gorge est bien trop serrée pour pouvoir leur parler. Alors elle tape :
C'est parti ! A star will be born in front of your eyes!
- Eh, Steeve, tu veux pas me filmer ?
- Tu fais plus la gueule ?
- Non, ça va !
- Passe !
Elle lui passe son tél.
Elle se lève et vient se placer debout entre sa grosse maman et son cochon de papa. Et elle entend :
- Bah, qu'est-ce qu'il te prend ?
- J'ai une crampe !
- Mais te lève pas comme ça, c'est dangereux.
- Tu voulais pas faire un selfie ?
- Déconne pas Lilou, lance Steeve.
- Continue de filmer, toi, abruti !
Subitement, elle écarte ses bras, tel un Christ en devenir. Dans son crâne à cet instant voltigent des milliers de flocons brillants. Comme de la neige électrique.
- Lilou, qu'est-ce que tu fais ?... Lilou, assieds-toi !
- LILOU, NONNNN…
Sa bascule en arrière est vertigineuse, à la fois rapide et lente. L'air sur sa peau est un chant de coton. Elle a l'impression de tomber dans une main gigantesque aimante et chaude. Elle sait à présent qu'il ne lui sera plus fait aucun mal.
Putain, enfin libre ! Légère, si légère ! Le supra kiff !
Alors durant sa chute, elle entend cette voix délicieuse, cette voix délicieuse de petite mère :
« Lilou, tu as fait le bon choix. Il fallait que dans ton cœur le noir s’obscurcisse pour qu'apparaisse la première étoile. »
Oh, mon Dieu ! Qui me parle ? C'est toi ?
« Oui ! Qui veux-tu ? »
Alors, tu me pardonnes ?
« Oui. Puisque je t'aime. Puisque mon cœur est sans mémoire. »
Oh merci, merci, merci, mille mercis.
Lilou est heureuse. Lilou effleure la paix de ses doigts.
Sa chute est en train de casser toutes les vitres de sa première vie et bientôt l'air s'y engouffre.
Le glacé, le brûlant.
Le répugnant, la beauté.
Le sec, l'humide.
L'amour, le désamour.
Et toutes sortes de clartés.
Mais déjà la nuit tombe.
La grande roue ne bouge plus.
Les gyrophares l'éclairent.
Allongée sur le brancard de l'ambulance, Lilou respire faiblement.
Mais elle respire.
Elle respire...
Respire...
Respire...
Respire...
J'ai été d'abord très facilement emportée par le style, mi-oral mi littéraire (ça reste une nouvelle), qui cherche à retranscrire la voix de la narratrice. Une ou deux fois, je me suis dis tiens, je pense pas qu'une nana de son âge utilise exactement cette expression ("la fête à Neuneu", par exemple) - mais en même temps, non seulement on repère déjà bien son âge via sa manière de parler, mais en plus la plupart de ces expressions pourraient quand même s'entendre chez n'importe qui, donc bon... Ça m'a pas arrêtée !
Il y a des passages en particulier où tu te lâches un peu plus sur le trash, justement, et ce sont des moments où Lilou s'énerve particulièrement et qui évoquent le cœur de son mal-être : la famille, le sexe, les violences sexuelles... Au final, le fonds et la forme s'entraident très bien !
Et le plus important, le fonds : chapeau, je trouve que tu es parvenu à montrer ce qu'il y a de dégueulasse, d'illogique, de contradictoire, etc. dans ces mécanismes de violences sexuelles. Être traînée de famille en famille, avec des pères de substitution qui utilisent leur statut pour agresser, ce qui provoque des réactions biaisées et dangereuses de la part Lilou (le passage dans le buisson). Ces réactions sont trop souvent comparées à un comportement de "pute", au lieu de nous inviter à nous intéresser à la racine du problème (les violences sexuelles). Bref : c'est très intelligent, ça sonne juste, et toute l'histoire nous invite à avoir de l'empathie pour Lilou. Au final, je n'étais pas heureuse pour elle, même pas dans sa "délivrance" finale, mais je la comprenais.
Mention spéciale aux références culturelles ! Pour le coup, j'ai adoré qu'elle cite des musiques récentes et plus anciennes, et surtout Camus en assumant qu'elle comprenait pas tout.
Une petite question (suggestion ?) : ce n'est que quand elle monte dans la grande roue et qu'il y a des dialogues que je comprends que les gens qui l'accompagnent sont des membre de sa famille d'accueil. Toute la première partie de la nouvelle accompagne le titre et nous laisse bien croire qu'on est dans une fête foraine, sans donner plus d'infos (sans le titre, je n'aurais pas deviné). Est-ce que tu as fais exprès de laisser un flou sur les personnes qui accompagnent Lilou, pour mieux nous les servir comme étant sa famille vers la fin ?
A bientôt !
Lilou rongée par la souffrance, murée dans le silence, incapable de communiquer pour tout envoyer paître. Lilou qui cherche une échappatoire, n'en trouve pas, ni arrive pas.
Trop de souffrance, de désamour, trop d'une vie insupportable... Mais finir en beauté et dans un geste ultime jeter à la face du monde ce que l'on a jamais pu, su, voulu dire.
Heureuse de te retrouver Zultabix avec ta verve inimitable et ton talent fou pour nous entraîner là où l'on ne voudrait pas aller, vers le noir absolu, la laideur de la vie, la désespérance sans retour jusqu'à son ultime extrémité, là où une porte s'ouvre... Peut-être.
Bravo et à très bientôt.