Il fait encore clair quand je traverse le porche de mon logement. Habillée tout de noir de haut en bas, je me fonds facilement dans la foule qui exhibe une couleur similaire à la mienne. Malgré l’excitation qui ne me quitte plus depuis ce matin, je m’efforce d’arborer la même expression austère que les gens qui m’entourent. Personne ne se préoccupe de personne et chacun se contente de marcher droit devant lui. D’un pas mécanique, je m’engouffre dans le métro pour me rendre dans le sud de la ville. J’arrive rapidement sur le quai et en attendant la prochaine rame prévue dans 5 minutes, mes prunelles survolent les innombrables affiches sombres placardées sur les murs. Toutes ne représentent qu’un homme : Jean-Marc Buio. Personnage entre deux âges, les cheveux plaqués sur son crâne et propre sur lui, il est notre président depuis trois ans et depuis son élection, la couleur et la joie ont disparu de notre quotidien. Je croise son regard. De ses yeux perçants, il nous fixe et semble nous mettre en garde contre le moindre égarement. Il nous avait promis un renouveau. Nous n’avons eu droit qu’à un redressement. Pour un monde prospère et puissant, il nous a fallu oublier le sens même de divertissement pour nous consacrer uniquement au labeur. Seul le travail acharné pouvait assurer notre bonheur. La tristesse m’envahit quand je repense avec nostalgie au passé. Désormais, le moindre sourire, le moindre éclat de rire, la moindre démonstration de joie est sévèrement réprimé. Il me suffit de croiser la police de la neutralité et leur mine impitoyable pour savoir que tout écart sera sanctionné. Qu’il est loin, le temps de l’insouciance.
Le trajet est relativement bref et je parviens rapidement à destination. Un immeuble plutôt banal se dresse devant moi. Je m’avance. Seul un digicode permet d’accéder à l’intérieur. N’ayant aucun code, il est fort peu probable que ce soit ici. C’était à craindre, ce ne sera pas aussi simple que de sonner à une porte. Je me remémore alors la consigne qui était notée sur l’invitation que j’avais reçue la semaine dernière. Soyez comme Alice à la poursuite du lapin blanc. Je me mets à inspecter discrètement les environs dans l’espoir de trouver un quelconque indice pouvant me rappeler l’histoire de Lewis Caroll. Pour éviter de paraitre suspecte, je reprends ma marche et fais plusieurs aller-retour dans la rue. Au bout du cinquième, je commence à perdre mon assurance et à la dixième fois l’angoisse risque d’avoir raison de moi. Je regarde ma montre : 15 h 47. Je vais arriver en retard si ça continue. C’est alors que je remarque un panneau en bois peint en blanc. Mon sixième sens se réveille et je me dirige vers la cloison. À première vue, rien d’anormal. Je donne un léger coup de pied et frappe un clapet similaire à une chatière invisible à l’œil nu. Croyant avoir mal vu, je réitère mon action. Nouvelle apparition de la chatière. Plutôt grande d’ailleurs. Le chat doit être massif. Une idée s’impose dans mon esprit. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche. Personne en vue ! Je m’accroupis et me dépêche de me faufiler dans le trou. J’y parviens sans trop de difficulté. Je suis enfin de l’autre côté. Une forêt de bambous s’étend devant moi. La déception se fait plus forte. J’ai dû me tromper. Tandis que je me prépare à rebrousser chemin, mon regard est interpellé par une tache jaune sur les arbres. Ni une ni deux, je m’avance. Une montre à gousset tricotée a été clouée. Ce n’est pas la seule et plusieurs autres horloges ont connu le même sort. Je m’engouffre entre les troncs au pas de course. Un refrain résonne dans mon esprit.
TIC TAC TIC TAC TIC TAC TIC TAC. EN RETARD. JE SUIS EN RETARD !
Je saute au-dessus des racines. Me penche pour éviter le feuillage parfois trop bas. J’escalade des rochers. Mais où est la fin de tout ça ? Une vieille porte en bois finit par émerger. Essoufflée, je ralentis la cadence. Ça doit être ici. Je n’ai plus qu’à espérer que ce soit le bon endroit. Après avoir pris mon courage à deux mains, je frappe énergiquement. Dans un grincement, la porte s’entrouvre légèrement. Prenant ça comme une invitation, je la passe craintivement. Une petite pièce dont les murs sont couverts de rideaux se présente à moi. Je sursaute quand une silhouette imposante surgit soudain à mes côtés. Ma tête se relève d’instinct et un nouveau hoquet de stupeur traverse mes lèvres au moment où je remarque le masque de lapin blanc qui me fixe. Je baragouine une salutation alors que j’observe son accoutrement : Queue de pie, gants blancs, chemise à froufrou éclatante, montre à gousset, boutons de manchette dorés. On dirait un maître d’hôtel. Les étrangetés continuent. Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit que l’inconnu déclare de sa voix chantante :
- Le mot de passe.
Je me ressaisis aussitôt et rétorque d’un ton que j’espère assurer :
- La grenouille à barbe rousse a enroulé son écharpe et s’est envolée.
Si j’ai été surprise la première fois que j’ai lu cette indication, ce code me semble encore plus absurde dit à voix haute. Je me demande bien qu’est-ce que cela peut bien signifier. Un ricanement de sa part avant qu’il ne reconnaisse :
- C’est exact.
Il tire sur une cordelette et le sol s’ouvre sous moi. Un son étranglé se coince dans ma gorge et comme Alice à la poursuite du lapin blanc, je me mets à tomber.
La chute est brève et heureusement un imposant coussin moelleux à souhait amortit ma chute. Une nouvelle personne à tête de cheval cette fois-ci s’empresse de m’aider. Mon cœur déjà mal mené à beaucoup de peine à retrouver un rythme normal. Des masques étranges, des acrobaties, des énigmes, mais où suis-je tombée ? Chez les fous ? Tout en reprenant mon souffle, je demande au cheval :
- Mais qui êtes-vous à la fin ?
L’irritation commence à pointer au fond de moi et pourtant ça fait longtemps que je ne suis pas sentie aussi vivante. Pour unique réponse, il me tend un masque à tête de chenille et une grande cape rouge pétant avec une plume argentée dans le dos. Je ne peux m’empêcher de sourire en voyant la représentation du rampant. C’est tellement absurde que ça en devient comique. Sans un mot, j’enfile le tout et rabats la capuche sur la tête. L’homme à tête de cheval écarte le rideau derrière lui et m’invite à la suivre. Un escalier en colimaçon s’y trouve. Je lui emboite le pas et nous descendons. Les marches se succèdent et nous allons toujours plus en profondeur. Une clameur de plus en plus forte s’élève soudain au fur et à mesure que nous engloutissons les marches. Nous finissons par arriver devant une monumentale porte. Mon guide l’ouvre et pour la première fois depuis longtemps, des vagues d’émotions m’assaillent en tout genre. C’est le rire qui prédomine. Mes pieds s’empressent de combler les quelques pas qu’il me reste à faire pour entrer dans la pièce. Surplombé d’une imposante voute rappelant l’intérieur de monastères que j’ai déjà visité, j’ai un peu plus le sentiment de faire irruption dans une société secrète. Toutefois ici, point de bougie pour évoquer les esprits ou de silence religieux, seule une foule masquée de tête d’animaux discutant dans une ambiance de fête. Mes yeux coutumiers à la noirceur ont bien du mal à s’habituer aux couleurs criardes qui m’entourent. Jaune canari, vert de jade, bleu turquoise, rose bonbon. Rien ne va. Tout est dans l’excès et pourtant tout semble juste. J’aurais presque l’impression d’avoir été invité à un bal masqué. Un corbeau en plein débat avec un raton laveur me bouscule. Il se retourne en s’excusant avant de me saluer joyeusement et de disparaitre aussitôt. Quelque peu désorientée, je tente de me frayer un chemin parmi les chats, les perroquets, les éléphants ou les girafes. On me parle. On me salue. Timide de nature, c’est maladroitement que je réponds. Une chouette m’interpelle.
DONG !
La foule se tait sur le champ. Une grande porte au fond de la pièce claque avec fracas et trois silhouettes émergent. Comme nous tous ici présent à l’exception de leur cape qui est recouverte de plumes, ils abordent chacun un masque : Une grenouille, une sorte de lézard et un ours blanc. Plus besoin de chercher la signification du mot de passe, j’ai toutes les explications sous les yeux. Sans se soucier des centaines de pairs yeux qui les entourent, les trois nouveaux arrivants poursuivent leur procession dans le calme et l’ordre. Le côté un peu « tape-à-l’œil » de cette arrivée me laisse perplexe. Mais alors qu’ils avancent, les pieds de l’ours blanc s’emmêlent tout à coup dans son écharpe et il tombe en avant, entrainant au passage la grenouille et le lézard dans sa chute. Un éclat de rire général détend aussitôt l’atmosphère. Avec beaucoup moins de prestance, les trois infortunés gagnent l’estrade qui a été installée au centre du lieu. Je ne serai même pas étonnée s’ils se mettent à chanter. Pourquoi pas du rock ? La grenouille tousse pour s’éclaircir la voix.
- Bon, après cette entrée en matière un peu cavalière…
Mouvement de tête vers l’ours qui est tout un coup incroyablement préoccupé par la montre à gousset pendant à sa ceinture. La grenouille reporte son attention sur nous.
- Je vous souhaite la bienvenue à tous et à toutes à cette PAssemblée. Je suis Seja et voici Dan et Cricri. Ensemble, nous formons les PAdministrors de notre bien aimée communauté plumesque.
Dan, le lézard, s’avance.
- Si nous vous avions convié à cet étrange petit rendez-vous. J’espère au passage que l’arrivée ne fut pas trop douloureuse. C’est parce que notre imagination est menacée.
Moment de silence. Dan poursuit :
- En effet, en nous interdisant les émotions, c’est de notre liberté elle-même dont nous sommes privés !
Seja reprend la parole :
- C’est notre devoir d’arrêter ça et nous avons besoin de vous ! Nous avons besoin de vos plumes !
Un frisson me parcourt. Cricri, l’ours blanc, se lance à son tour :
- Une vie sans aventure n’en est pas une. Nous voulons redonner à ceux qui nous entourent son goût si spécial qui pimente notre existence. Votre venue en ces lieux n’était qu’une mise en bouche. Disons que nous vous invitons à une drôle de farce, glousse Cricri. Préparez vous à de l’inattendu. Dangereuse, elle le sera. Mortelle, peut-être. Vous risquez de succomber à une belle crise de larmes et de rire si elle réussit.
- L’affaire est simple, déclare Dan avec un ton sibyllin. Nous allons envahir nos rues de nos écrits. Alimenter petit à petit notre rébellion pour qu’elle déflagre en Révolution.
BANG !
Seja a hurlé et fait désormais de grands gestes qui cachent difficilement son enthousiasme.
- Nous ne sommes ni des superhéros ni des Dieux. Nous sommes bien plus que ça. Nous maîtrisons l’art de la plume. Nous assemblons les mots comme personne. Nous sommes des écrivains ! Nous sommes des créateurs. Un grain de folie. Par nos histoires, nous imaginons mille et une merveilles. Par nos aventures, nous les ferons pleurer à chaudes larmes, rire aux éclats, hurler de colère. Nous redonnerons des émotions à ces coquilles vides que sont devenus les humains !
Un cri de joie explose pour accompagner ses propos et certaines plumes se sont mises à danser en ronde. Leur euphorie est contagieuse. Je me joins au ralliement des troupes. Ensemble, nous changerons le monde ! Que la fête commence !
Quel beau discours de fin ! j'en ai la larme à l’œil ;)
J'espère bien que cet univers en noir et blanc que du décrit au début ne viendra pas affadir nos vies (la police de la neutralité n'est mentionnée qu'une fois, mais cela suffit à la rendre terrifiante ^^')
Bref, j'ai bien aimé ton texte, et l'idée d'un bal masqué était non seulement très beau à imaginer et très réjouissant après ce passage sur l'oppression. Et cet ours blanc, quelle entrée ! XD
Pour moi qui suis visuelle, ça m'a donné envie de dessiner ^^
Bravo et vive la révolution PAenne ! =^v^=
Emmy
Merci beaucoup pour ton message qui me fait très plaisir. Je suis contente de t'avoir fait apprécier cette lecture ! Peu importe l'oppression, l'imaginaire restera et nous rendra toujours plus fort ! Je suis également très visuelle, même si je dessine comme un pied. J'espère que ce texte te donnera toute l'inspiration que tu souhaites ! Merci en tout cas pour ce passage sur ce texte :-)
Pour être tout à fait honnête, j'ai trouvé le texte un peu lent, même si le suspense tient bien en haleine. Mais cette belle idée de la fin a effacé mon impression. Et ta plume est très jolie, décidément !
Révolution !
Eh bien, la police de la neutralité, brrrr, quelle horreur haha, c'est bien dystopique ça (et je dois dire que j'aime beaucoup le principe). Le parallèle avec Alice au pays des merveilles est très bien exécuté, le coup de la chatière, les horloges tricotées, tout ce joyeux désordre pendant qu'on suit le personne jusqu'au moment de sa chute fait une excellente ambiance, on s'y croirait ! Puis ensuite hahaha l'idée de la révolution avec les textes partout est excellente, avec Papy fait de la résistance, PA fait de la résistance
Merci pour ce texte en tout cas! Et go la révolution !
Merci pour ton message qui me fait très plaisir ! Contente de voir que tu as pris du plaisir dans ta lecture. Je me suis beaucoup amusée à écrire ce texte. Quoi de mieux qu'une bonne petite Révolution pour mettre un joyeux bordel dans tout ça ! Papy fait de la résistance, j'ai bien ri avec la référence. En tout cas, merci pour ton passage !
Trop bien cette référence filée de bout en bout à Alice au pays des merveilles ! Car oui, PA est un endroit merveilleux, n'est ce pas ^^
J'ai aussi beaucoup aimé l'anonymat de PA représenté par les masques et les déguisements, en remplaçant les pseudos et avatars d'ici par des têtes d'animaux dans ton récit, l'idée est conservée (certaines plumes comme Renarde, Gueuledeloup ou Pandasama serait parfaitement intégrées x'D).
Bravo pour ce texte qui nous rappelle l'importance de la fiction et de la création dans nos vies ♥
J'avoue avoir failli abandonner la lecture de cette histoire avant même de commencer. Les paragraphes « pavés » étant très rebutants pour moi sur écran.
Je suis contente d’avoir persévéré, cette histoire est un bel hommage à PA et à l’imagination 😊
Triste atmosphère au début du texte. J'ai bien aimé l'évolution des contrastes de couleurs, d'abord le noir, puis le blanc et enfin les couleurs. Même si pour voir les couleurs l'héroïne doit se rendre sous terre, après un voyage digne d'Alice (tiens ! c'est un livre !). Deuxième contraste : les animaux joyeux et déjantés après les humains tristes en noir. On comprend pourquoi quand arrivent les 3 silhouettes. Ah mais oui, c'est parce que les lecteurs / écrivains sont les seuls à trouver encore de la joie et de l'émotion !
Et j'aime bien aussi le fait que leur révolte est en fait un partage de leur passion et de leur enthousiasme, pour réveiller les consciences.
On croise les doigts pour qu'ils réussissent.
Merci pour ce moment !
Un plaisir
.
très intéressant et original
merci du partage
A+
Ton style est vraiment chouette ! C'est prenant, et c'est un bel hommage à la communauté. Et l'histoire du carnaval, c'est bien trouvé et c'est surprenant.
Bonne chance !