La librairie des auteurs oubliés

Notes de l’auteur : N'hésitez pas à me faire des retours, j'espère surtout que vous passerez un bon moment de lecture!

La pluie tissait un voile liquide sur la ville, effaçant les contours du monde dans une aquarelle mouvante. Yoan marchait sans but, le cœur alourdi par l’ombre de ses échecs. Son manuscrit, fragile promesse d’un rêve inaccompli, pesait dans sa besace comme un poids invisible. Ce soir encore, il s’était juré d’écrire jusqu’à l’aube, mais une force insaisissable l’avait poussé hors de chez lui, l’entraînant dans le labyrinthe silencieux des rues désertes.

Il se demandait si cela en valait encore la peine. L’écriture, jadis source de lumière, n’était plus qu’un gouffre où il se débattait vainement. Chaque mot semblait un mirage insaisissable, chaque phrase, une route sans issue. Il avait cru que le talent suffisait, que la passion l’emporterait sur le doute, mais à présent, il n’était plus sûr de rien. Peut-être était-il temps de renoncer. De laisser derrière lui ce rêve qui le consumait à petit feu. La pluie battait son visage, mêlée aux pensées amères qui le hantaient. Et puis, il vit cette boutique, surgie du néant comme une réponse muette.

La façade de l’échoppe était d’une architecture étrange, figée dans un temps incertain. Les boiseries sculptées, noircies par les âges, semblaient suinter d’une mélancolie silencieuse. Le verre de la vitrine, trouble et usé, reflétait par fragments les lueurs mourantes des réverbères. Une fine couche de poussière s’accrochait aux moulures, comme si le vent n’osait plus en effacer la patine. À travers la buée accumulée, Yoan distinguait des ombres de livres empilés sans ordre, abandonnés à un sommeil profond. Une enseigne, jadis ornée d’or, pendait au-dessus de la porte, mais seules quelques lettres résistaient encore à l’effacement du temps : « Librairie des Auteurs… » Le reste du titre s’effaçait dans l’oubli.

Un frisson imperceptible traversa Yoan. Il poussa la porte, et la clochette tinta d’un son feutré, comme étouffé par les siècles. L’air, chargé d’effluves de papier vieilli et d’encre séchée, semblait distiller le murmure des pages oubliées.

Derrière un comptoir massif, un vieil homme à l’allure intemporelle le fixait, un éclat indéchiffrable dans le regard. Son visage portait les stigmates du temps, strié de rides profondes qui dessinaient des histoires oubliées. Une longue barbe d’un blanc spectral lui donnait l’apparence d’un érudit d’un autre siècle, et ses mains, aux doigts noueux, semblaient avoir feuilleté des milliers de pages. Vêtu d’un manteau sombre aux reflets usés, il se tenait immobile, tel un gardien silencieux de ce sanctuaire du savoir. Il ne prononça pas un mot, mais son geste lent l’invita à avancer. Yoan s’enfonça dans l’obscurité veloutée des allées, caressant du bout des doigts les dos des livres. Ici, le temps ne semblait plus avoir de prise.

Une voix, douce et profonde, s’éleva derrière lui, brisant le silence sacré du lieu :

- Bienvenue dans la librairie des Auteurs Oubliés.

*

Yoan sentit le poids du silence s’appesantir sur lui alors qu’il s’enfonçait dans les allées sinueuses de la librairie. L’air y était plus dense, saturé de l’odeur entêtante du papier ancien et d’une essence plus subtile, presque spirituelle. Le bruissement de ses pas résonnait comme un écho lointain, absorbé aussitôt par les rayonnages colossaux qui s’élevaient jusqu’à une voûte invisible.

Chaque livre semblait murmurer. Il ne s’agissait pas du crissement du papier mais d’un souffle ténu, une rémanence de voix oubliées. Les ouvrages, classés sans logique apparente, portaient des titres dont il n’avait jamais entendu parler, des noms d’auteurs effacés du temps. Il tendit la main et effleura la couverture d’un volume à la reliure bleu nuit. Dès qu’il le prit entre ses doigts, une vague de frissons le traversa. La poussière s’évanouit d’elle-même, révélant un titre gravé dans une langue qu’il ne reconnaissait pas.

Derrière lui, le vieil homme s’était approché sans bruit. Sa présence était une ombre fluide, aussi intangible que le temps qui régnait ici. Yoan sursauta, son souffle court, une angoisse sourde lui nouant la gorge.

- Où sommes-nous ? Demanda-t-il d’une voix plus fragile qu’il ne l’aurait voulu.

Le vieil homme eut un sourire presque compatissant.

- Là où viennent mourir les mots. Là où les histoires abandonnées attendent un dernier regard. Chaque livre contient une âme, chaque auteur oublié vit à travers son œuvre.

Yoan ouvrit le livre au hasard. Les pages jaunies s’animèrent sous ses yeux. Les lettres tremblaient, se réarrangeaient, comme si elles cherchaient leur place. Des phrases s’écrivaient et s’effaçaient en un cycle perpétuel.

- Qu’est-ce que…

- Ce livre n’a jamais été achevé. Ici, les histoires incomplètes restent en suspens. Elles se tordent, cherchent une fin qu’elles ne trouveront jamais.

Yoan recula d’un pas, les doigts crispés sur la couverture. L’étrangeté du lieu s’insinuait en lui, un frisson d’effroi serpentant le long de son échine. Il parcourut du regard les étagères, son angoisse s’amplifiant. Et si ces livres n’étaient pas de simples vestiges littéraires ?

Il en attrapa un autre, aux pages effilochées. Un nom attira son attention. Il fronça les sourcils. Il le connaissait. Il était sûr d’avoir déjà entendu parler de cet auteur, mais aucun souvenir précis ne lui revenait.

Le vieil homme observa sa confusion.

- Parfois, le monde oublie avant nous , dit-il doucement. Et quand plus personne ne se souvient, l’auteur lui-même disparaît. Son existence s’efface, comme s’il n’avait jamais été.

Le poids des mots s’écrasa sur Yoan. Son cœur s’accéléra. Il n’était pas seulement dans une librairie, il était dans un cimetière littéraire.

Mais une pensée plus vertigineuse encore lui traversa l’esprit : et s’il en faisait déjà partie ?

Son regard s’arrêta sur un ouvrage à la reliure fatiguée. Lorsqu’il l’ouvrit, une étrange chaleur le traversa, comme une braise attisée par le vent. Son souffle se suspendit en découvrant la première page : il s’agissait de son propre manuscrit, achevé, complet, comme si le destin l’avait écrit à sa place.

Ses doigts tremblants s'attardèrent sur la couverture du livre. Il le ramena contre lui, sentant son propre souffle s'accélérer. L'air de la librairie lui sembla soudain plus épais, plus lourd, comme si les murs eux-mêmes s’étaient refermés sur lui. Il serra le volume contre sa poitrine, cherchant un ancrage dans cette réalité incertaine.

Puis, dans un geste maladroit, il le laissa tomber. L’écho du livre frappant le sol résonna étrangement, se propageant à travers les allées comme une onde irréelle. Yoan se figea, son cœur battant à tout rompre. Il s'abaissa précipitamment pour le ramasser, mais une sensation de vertige le submergea. Tout autour de lui, les ombres s’étiraient, les rayonnages semblaient se courber, se multiplier à l’infini.

La panique s’immisça en lui, glaciale et implacable. Il se redressa d’un bond, balayant la pièce du regard. La porte. Il devait retrouver la porte par laquelle il était entré. Il recula, tourna sur lui-même, s’élança vers l’endroit où elle aurait dû se trouver.

Mais il n’y avait rien. Rien d’autre que des étagères sans fin, des rangées interminables de livres qui semblaient s’être refermées sur lui. Il posa une main tremblante sur le bois froid d’un rayonnage, comme pour s’assurer que ce n’était pas une hallucination. Son souffle s’accéléra.

Il était enfermé.

Yoan sentit son cœur cogner contre sa poitrine. L'idée d'être piégé ici, dans cet entre-deux hanté par des écrivains oubliés, le terrifiait. Il chercha un repère, quelque chose de tangible qui lui prouverait que tout cela n'était qu'une illusion, un rêve fiévreux. Mais les livres autour de lui semblaient le fixer en retour, leurs titres résonnant en lui comme des échos d'une mémoire qu'il n'avait jamais possédée.

Il se tourna brusquement vers le vieil homme, sa voix tremblant d'une inquiétude qu'il ne pouvait contenir :

- Comment peut-on sortir d’ici ?

L’autre ne répondit pas immédiatement. Il observa Yoan avec cette même expression insondable, comme s’il évaluait le poids de sa question. Enfin, il murmura :

- Certains ne cherchent plus à partir. D’autres tentent, mais rares sont ceux qui y parviennent.

Yoan sentit le sol vaciller sous ses pieds.

- Rares ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Le vieil homme s’approcha lentement d’une table où reposait un livre épais à la couverture de cuir craquelée. Il le poussa vers Yoan.

- Écrire, c'est laisser une trace. Mais ici, écrire est une nécessité. Pour partir, il faut raconter l’histoire parfaite.

Yoan fronça les sourcils.

- L’histoire parfaite ?

- Une histoire qui ne puisse être oubliée.

Un silence pesant s’abattit sur eux. Yoan sentit une sueur froide perler à sa nuque. Son regard passa des livres aux étagères infinies, puis revint sur le livre posé devant lui. Était-ce un piège ? Une malédiction ? Ou bien... une ultime chance ?

Le vieil homme se tourna vers Yoan et lui dit

- ou alors…...Ou alors vous pouvez attendre. Attendre que quelqu’un passe la porte, pour pouvoir partir.

Yoan le regarda

- Par quel moyen ?

Le vieil homme ne répondit pas tout de suite. Il jaugea l’écrivain. Puis il lui prit doucement la main, et alors qu’il posait un stylo sans âge dans sa paume, il ricana.

- Comme ça.

Et disparut.

*

Les murs de la librairie semblaient se courber, comme des bras invisibles, attirant sans fin Yoan dans leurs replis secrets. Chaque pas qu’il faisait sur le sol en bois grincheux semblait être un écho lointain, une invitation à découvrir toujours plus profondément les ombres qui se tapissaient entre les étagères. Il savait, pourtant, qu'il n’aurait jamais dû franchir cette porte, et pourtant, une force invisible l’attirait inexorablement vers les livres oubliés, vers les pages non écrites, vers ces âmes mortes qui vivaient, comme des spectres, entre les couvertures.

Il s’arrêta devant une étagère poussiéreuse, là où des titres s’effaçaient, laissant des traces indéchiffrables. La première de ces œuvres qu’il prit dans ses mains sembla le frapper, non pas par son contenu, mais par sa présence. C’était un livre sans auteur, sans origine, sans conclusion. Chaque mot semblait s’effacer dès qu’il le lisait, comme si la page elle-même refusait de garder la mémoire de ce qui était écrit. Il tourna une nouvelle page, puis une autre, mais chaque ligne lui semblait familière, comme un rêve oublié, un fragment de sa propre existence qu’il n’avait jamais vécu, ou un passé qu’il n’avait jamais connu.

Un souffle glacial parcourut l’air, et soudain, il sentit une présence. Quelque chose se mouvait dans l’ombre. Il tourna les yeux, mais ne vit rien. Pourtant, il savait que cette librairie n’était pas vide, que ses couloirs invisibles abritaient des âmes perdues. L’une d’elles le suivait.

Il s’avança, aveuglé par la curiosité. Plus il avançait, plus les livres semblaient lui murmurer des promesses : des promesses de gloire, de reconnaissance, de pouvoir. Il sentit un frisson le parcourir, à la fois exubérant et effrayé. Une page, en particulier, semblait l’appeler. Elle avait été écrite en lettres d’or, et pourtant, ces lettres, bien qu’elles brillaient, s’effaçaient au fur et à mesure qu’il les regardait.

À peine avait-il effleuré la première ligne que des voix s’élevèrent dans sa tête. Des murmures effrayants, comme un chant funèbre, l’envahirent.

- Écris, écris pour ne pas être oublié. Ton nom, ton œuvre, ton existence seront gravés à jamais. Mais si tu t’arrêtes, tu t’effaceras.

Dans l’ombre, une silhouette se matérialisa enfin : une figure vaporeuse, translucide. C’était l’auteur qu’il avait vu dans les livres, cet écrivain qui n’avait jamais trouvé son public. Il sourit, mais c’était un sourire creux, comme une promesse d’abandon.

- Tu veux être vu ? Vouloir être vu, c’est déjà céder à la tentation. Nous étions tous là, un jour, à essayer de trouver notre place. Mais à chaque page que tu tournes, tu te perds un peu plus.

Yoan sentit son cœur battre plus vite, une sensation de vertige grandissant en lui. Ses pensées se brouillaient. La librairie, cette architecture insidieuse, semblait ne pas seulement abriter des livres, mais des désirs inavoués, des ambitions dévorantes.

- Reste ici avec nous, l’écriture n’est qu’un piège pour les mortels. Ici, tout est éternel. Ici, tu n’es rien… et tu es tout.

Les murmures se firent plus distincts, plus pressants. Yoan tourna lentement la tête, les yeux écarquillés, comme s'il cherchait la source de ces voix qui semblaient surgir de toutes les pages, de tous les recoins de la librairie. Ce n’étaient pas des mots simples, mais des soupirs chargés de désirs inavoués, d’ambitions brisées, de rêves écrasés. Chaque livre semblait vibrer d’une vie propre, chaque texte était une âme prisonnière, un cri étouffé dans l’obscurité. Ces âmes l’appelaient, se débattaient, se tordaient dans des limbes invisibles, attendant que quelqu’un, n'importe qui, les entende.

- Écris pour nous, Yoan. Laisse ton nom résonner dans le monde. Fais-nous vivre à travers toi, chuchotait une voix si faible qu’il la ressentait plus qu’il ne l’entendait, un souffle chaud contre son oreille.

Et une autre :

- Écris pour que ton nom reste gravé, pour que ton œuvre traverse le temps et l’oubli. Nous avons été oubliés, effacés. Ne fais pas la même erreur.

Les livres semblaient se pencher vers lui, comme si des centaines de mains invisibles l’effleuraient, le touchant, le guidant. Ils murmuraient en harmonie, leurs voix s’entrelacent, se chevauchant, se tordant dans un souffle collectif :

- Tu es celui que nous attendions. Celui qui comprendra. L'écriture, c'est tout ce qui reste, tout ce qui persiste.

Une chaleur naquit au fond de sa poitrine, une sensation d’étouffement et d’envie. Il s’avança, presque sans y penser, attiré par l’appel de ces voix spectrales. Il n’avait jamais connu une telle fièvre, un tel désir de création, une telle envie d’être reconnu, d’être vu, d’exister enfin d’une manière qui dépasse le simple quotidien. Ces voix… ces âmes… elles lui promettaient plus que la simple gloire. Elles lui offraient la possibilité d’échapper à l’oubli. Si quelqu’un pouvait le sauver de l’effacement, c’était bien eux.

Les pages tournèrent d’elles-mêmes, s’agitant dans les airs autour de lui, comme une danse frénétique, un ballet de désespoir et de volonté. Des visages se formaient dans les marges, des yeux perçaient les pages, des silhouettes se dessinaient dans les coins sombres de la librairie, toutes implorant la même chose.

- Écris, Yoan. Fais-le, avant qu’il ne soit trop tard.

Un frisson glacé le traversa, car il savait, au fond de lui, que ce n’était pas qu’une simple invitation. C’était une promesse, et en même temps, une menace. L’instant d’après, les voix cessèrent brusquement, laissant place à un silence lourd et oppressant. Il tourna la tête pour voir une dernière silhouette se dessiner devant lui, plus floue, plus insidieuse. Une forme qui semblait être à la fois un miroir de lui-même et de ce qu’il pourrait devenir, un reflet de son désir de reconnaissance dévorant.

- Tu sais ce que tu dois faire, n'est-ce pas ? Tu dois tout leur donner. Tout. Et toi aussi, tu deviendras l’âme qui les accompagne.

Yoan sentit un vertige profond, comme si le sol se dérobait sous ses pieds, et une seule pensée tourbillonnait dans son esprit : Et s’il cédait ?

Une chaleur étrange monta dans sa poitrine, comme une flamme se nourrissant de son doute. Il ouvrit un autre livre, sans savoir vraiment pourquoi, et lut la première ligne qu’il y trouva :

- Celui qui cherche à fuir l’oubli, court à sa perte.

Il se mit à écrire.

*

Yoan écrivit, fébrile, ses doigts se précipitant sur les pages, chaque mot une lutte contre l’effacement, chaque phrase un combat pour exister. Mais à chaque ligne qu'il traçait, une sensation étrange le gagnait, comme une brume froide s’étendant autour de lui. Il ferma les yeux un instant, pensant trouver une réponse, une issue, mais en les rouvrant, il sentit son corps se glacer sous l’effet d’un flash. Une image, un éclat de lumière éphémère : le monde, celui qu’il avait connu, se floutait, se distordait sous ses yeux. Il le voyait… Il le voyait s’éloigner, disparaître dans une brume épaisse, ses amis, ses proches, tous devenaient des silhouettes floues, des visages oubliés. Ses propres souvenirs se dissolvaient, comme du sable emporté par le vent.

Il se souvint de son nom, juste avant qu’il ne disparaisse à son tour, comme une étoile filante s’éteignant avant d’être aperçue. Yoan. Le son même de ce mot se perdait dans l’espace, effacé. La mémoire du monde l’oubliait déjà. Il avait disparu. Il était devenu un écho dans une mer de silence.

Un cri, lointain, résonna en lui, mais il ne savait plus s’il venait de lui ou des âmes qui l'entouraient. C’était une souffrance profonde, un vide immense. Il sentit ses doigts se tendre, tremblants, en une ultime tentative de réécrire sa propre existence.

- Écris pour être sauvé.

Les voix des écrivains oubliés, des âmes prisonnières des livres, l’avaient murmuré si souvent, et pourtant, il n’arrivait plus à se souvenir de ce qu’il était censé sauver, ni même s’il était encore celui qui pouvait écrire.

Et puis, tout s’arrêta. Le silence. Une lourdeur infinie. Yoan leva les yeux et, au centre de la librairie, apparut une silhouette, l’entité qui l’observait. Cette fois, il n’y avait plus de sourire, juste un regard froid et inquisiteur.

- Tu as écrit, Yoan. Mais chaque mot, chaque phrase était une tentation. Une tentative de fuir l’inexorable. Tu as cherché à saisir la mémoire, à revendiquer ce qui ne t’appartenait pas. Le jugement est simple. L’écriture, ce n’est pas un moyen de se sauver. C’est un moyen de se perdre.

Yoan sentit la terreur l'envahir, mais il était trop tard. Les mots étaient son seul chemin, mais ils l’avaient piégé. Le texte qu’il avait écrit, ce livre qu’il pensait être son salut, se tordait autour de lui, comme un serpent qui se mordait la queue. Ses propres mots se retournaient contre lui, les lettres se déformant dans l’air, devenant des chaînes invisibles.

Le silence se brisa, et un hurlement, son propre cri, monta dans sa gorge. Mais personne ne l’entendit. Personne ne le verrait jamais. Il était devenu ce qu’il avait toujours craint : un auteur oublié, un rêve éteint dans l’ombre d’une librairie sans fin.

*

Les années étaient devenues des ombres, des siècles s’étaient étendus comme une mer infinie autour de Yoan, et pourtant, il n’avait jamais quitté cet endroit. Le comptoir, usé par le temps, semblait absorbé par la poussière du monde qu'il avait oublié, ce monde qui lui échappait désormais. Il était vieux, infiniment vieux, et chaque trait de son visage marquait une guerre contre le temps, contre l’oubli. Ses mains tremblaient légèrement alors qu’il tenait encore sa plume, écrivant une fois de plus, encore et encore, sans fin.

Les pages s’empilaient devant lui, des montagnes de papier, des rivières d’encre qui s’écoulaient lentement, comme un flot sans destination. Il avait écrit depuis mille ans, peut-être plus. Mais aucune histoire n’avait été parfaite. Chaque mot, chaque phrase qu’il couchait sur le papier semblait incomplète, bancale, comme une pièce d’un puzzle qui ne trouvait jamais sa place. Il se forçait à recommencer, encore, toujours. Mais il n’avait jamais pu achever ce qu’il avait commencé.

Yoan leva les yeux, les poignets douloureux, et scruta la librairie autour de lui, infinie et silencieuse, comme un océan gelé. Les livres étaient toujours là, immobiles, attendant leurs histoires, attendant qu'il trouve la vérité. Et pourtant, plus il écrivait, plus il était certain d'une chose : l’histoire parfaite n’existait pas. Elle était un mirage, un rêve inaccessible qu’il avait poursuivi comme un aveugle suivant des étoiles éteintes. Il avait cru, un jour, que cette quête pouvait le sauver. Mais il était devenu une partie de ce lieu, un fantôme parmi d’autres, coincé dans la boucle interminable de ses propres mots.

Il baissa les yeux vers le dernier manuscrit sur lequel il avait écrit. Les mots étaient flous, comme s’ils se dissolvaient à mesure qu’il les observait. Il relut la première ligne : "Il n’y a pas d’histoire parfaite." C’était la vérité. Une vérité qu’il avait apprise trop tard. Il tourna la page, mais la suivante n’était que la répétition de la première. Il avait écrit la même phrase encore et encore, sans pouvoir avancer, comme un rat pris au piège dans sa propre roue.

Un souffle lourd traversa la pièce. Il n’entendait plus les murmures des autres âmes, les voix des auteurs oubliés. Tout était calme. Trop calme. Il se leva lentement du comptoir, sentant les années de solitude se poser sur ses épaules comme une chape de plomb. Il marcha vers les étagères, touchant du bout des doigts les livres abandonnés, les pages non écrites. Il avait oublié pourquoi il était venu ici au départ. Ce qu’il espérait. Ce qu’il voulait accomplir. Il n’y avait plus de but. Plus de fin.

Et là, dans l’ombre de la librairie, il entendit une voix, lointaine et éthérée, mais aussi familière. Une voix qui venait du passé, d’un autre temps, d’un autre lui. “Tu as compris, maintenant”, dit la voix, douce, presque désolée.

- L’histoire parfaite n’existe pas, Yoan. Parce que l’histoire, tout simplement, est infinie. Tu t’es perdu dans le besoin de finir. Mais il n'y a pas de fin.

Les mots résonnèrent dans sa tête comme un dernier écho. Il n’y a pas de fin. Il n’était plus qu’une pensée, un souffle parmi les livres, un auteur parmi tant d’autres, prisonnier d’un rêve illusoire.

Il regarda une dernière fois la page vierge devant lui, la plume prête à plonger dans l’encre noire. Mais il n’écrivit rien. Il laissa la plume tomber. Peut-être, après tout, que l’histoire parfaite n’avait jamais été la sienne à raconter.

Il se tourna, se dirigea vers l’obscurité. Peut-être qu’un jour, quelque part, quelqu’un écrirait l’histoire qu’il avait cherchée. Il avait compris que le temps, l’éternité, n'étaient rien d'autre que des mots non écrits dans l’espace infini des librairies oubliées. Et si l'histoire parfaite n'était pas une histoire du tout ?

Et dans le silence de la Librairie, une clochette résonna. Quelqu’un venait de passer la porte d’entrée.

*

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Fidelis
Posté le 09/03/2025
C'est bluffant, très poétique, très mystérieux et très bien écrit. L'idée de départ est géniale je trouve, mais pas commode à développer, tu t'en sors super bien, félicitation !

Un petit oubli je crois, mais trois fois rien.

"Le vieil homme ne répondit pas tout de suite. Il jaugea l’écrivain. Puis il lui prit doucement la main, et alors qu’il posait un stylo sans âge dans paume, il ricana."
Phideliane
Posté le 09/03/2025
Merci beaucoup Fidelis! Je pensais avoir tout relu, comme quoi, rien n'est jamais parfait, effectivement ! Je vais corriger ça se suite. Et je te remercie d'avoir pris le temps de me lire.
Fidelis
Posté le 09/03/2025
Et voila, t'es condamnée à rester dans la librairie... C'est rien rassure toi, tu as une très jolie plume et l'histoire et bien menée, se relire soi même, c'est hyper dur.
Reglisse000
Posté le 09/03/2025
Très belle nouvelle ! ( enfin, j'ai l'impression que c'est une nouvelle )
Cette idée d'un recommencement éternel est très bien trouvé ! De plus, bien qu'il y ait beaucoup de « réflexion », cela n'est pas dérangeant ! Je dirais plutôt que c'est très fluide, et étrangement facile à lire !
Je te félicite pour ce magnifique texte !
Phideliane
Posté le 09/03/2025
Merci beaucoup! Effectivement c'est une nouvelle. 😊
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