D'un geste délicat, les poils de mon vieux pinceau à maquillage incrustaient une poudre lumineuse et dorée dans le moindre de mes pores. Les couches de matières sur ma peau se jouaient de mes reliefs imparfaits, de mon teint passé, et me renvoyaient l'image d'une étrangère que je ne reconnaissais plus.
Le temps passant, les lèvres rouge carmin s'étaient faites rares. D'abord, il y avait eu la maternité et ce passage ingrat d'amante à mère, de maîtresse à femme. J'étais de celle qui se croyait au-dessus de ces dictats, le fait est que toujours ils vous rattrapent. Aussi, la fatigue des nuits blanches et les lourdeurs d'un couple qui s'étiole m'avaient fait oublier mes instincts premiers de séductrices. Mes instincts tout court.
Gercées et affinées, mes lèvres n'embrassaient plus, elles ne s'embrasaient plus. Les passions ivres comme les colères farouches s'étaient taries, elles naissaient encore parfois à la commissure mais s'y éteignaient aussi vite. Ne se rend-on jamais compte de comment la vie vous fane ? Je vous parle de ma bouche car c'était pour moi ce qui me définissait le mieux, d'autres diront que c'était leurs yeux. Leurs yeux humides, ridés, vitreux... Vieux juste vieux, car c'était ce que nous étions tous ici. Ici et maintenant, à la Résidence du Grand Age.
Quelle sentence définitive ce nom ! Les promoteurs auraient pu faire preuve de davantage d'esprit. J'imagine déjà la conversation :
« Où habitez-vous madame ?
- Moi, aurais-je minaudé, moi j'habite aux Jardins d'Eden sur les bords de Loire. C'est charmant, et vous-même ? »
L'autre aurait alors laissé passer un silence avant de répondre. Les Jardins d'Eden, c'était rond, ça sonnait bien sous la langue. La vie devait y être douce et paisible. Le Grand Age, on y entrait un jour et on en sortait un autre, les quatre pieds devant. Au-delà du nom, il y avait l'atmosphère du lieu qui participait à cette sensation d'étouffement et de malaise.
L'architecture des années 60, non adaptée à nos problèmes de mobilité, nous confinait dans des chambres à la peinture que s'écaille. L'arrondi du bâtiment les rendait difficilement meublables et tout mobilier semblait posé là de manière provisoire. La salle de vie commune était un endroit froid qui donnait sur des voies de chemin de fer désaffectées. On y avait collé çà et là les gribouillis d'un arrière-petits-enfants quelconque dont le « papé » était décédé depuis longtemps.
Bien heureusement, la pièce m'était devenue inaccessible depuis que je me déplaçais en fauteuil. Les activités ? Un lointain souvenir et, pour être honnête, je crois que cela ne me manquait pas. L'infantilisation constante m'était insupportable au regard de ce que j'avais pu accomplir un jour.
Dans un dernier voile de poudre, l'aide-soignante acheva son œuvre.
« Parfait, madame Dubois, vous êtes prête pour le réveillon ! s'extasia-t-elle. Votre fille va être bien contente de vous voir en si bonne forme. »
Je ne répondis rien. C'était le plus pesant : la solitude. Mes journées étaient rythmées par le passage de soignants trop débordés pour échanger avec moi. Parfois, mes mains s'accrochaient d'elles-mêmes. Elles retenaient un poignet pendant la toilette, elles forçaient un contact et je frémissais sous la sensation brûlante d'une peau nue sous mes paumes. J'avais ce besoin terriblement humain qui coulait dans mes veines. Ce besoin de ressentir à nouveau la caresse d'une main sur ma joue, de lâcher prise dans une étreinte, de vibrer à l'unisson d'un corps étranger. Etreindre, je mourais de cette envie.
Si je devais utiliser une métaphore, je dirais qu'au Grand Age, nous étions comme les bibelots qui prenaient la poussière sur une étagère. Nos familles se rappelaient nos existences la nouvelle année venue et puis l'oubliaient à nouveau. Moi, j'avais cette chance d'avoir une vieille amie qui me rendait visite de manière régulière. Elle n'avait pas changé depuis notre jeunesse. Elle avait toujours ses épais cheveux bruns et le même visage carré, sur lequel le temps n'avait pas de prise. Je m'étonnais néanmoins de la clarté de ses yeux, que je me rappelais sombres, et de la distance qu'elle instaurait entre nous. Je n'avais de cesse de lui répéter à quel point cela me faisait plaisir de la voir, ce à quoi elle finissait toujours par répondre :
« Je suis la psychologue, Yvette était ma grand-mère. »
Je crois bien que l'âge l'avait cassée. Ma pauvre Yvette, elle ne se reconnaissait plus elle-même.
L'aide-soignante saisit les poignées de mon fauteuil et me descendit à la salle commune. Le réveillon du nouvel an était l'une des seules occasions où tous les pensionnaires étaient réunis. Il était étrange de revoir des têtes que l'on n'avait qu'aperçues pendant un an. Toujours plus mornes et plus ridés, les corps s'affaissaient dans une lutte sans fin contre la gravité.
Les premières minutes de la soirée s'écoulaient avec lenteur. La salle commune avait été décorée pour l'occasion : un sapin avait été dressé dans un angle mort et des guirlandes illuminaient les centres de table. Le personnel se forçait à la gaieté et distribuait à chacun du pétillant dans des verres Duralex. On se regardait dans le blanc des yeux et dans chaque esprit la même question : viendraient-ils ?
Le moindre bruit de talon au sol faisait palpiter mon cœur et l'embarquait dans la plus violente des montagnes russes. Je fus déçue plus d'une fois mais, avec ses trente minutes de retard habituelles, Laure franchit le seuil de la maison de retraite. Elle amenait avec elle Anton, un jeune garçon collé à sa tablette, et un mari qui aurait visiblement préféré être ailleurs.
Son parfum ambré m'enveloppa dès qu'elle me fit la bise. Il me rappelait les après-midi passés assises dans l'herbe à dessiner la campagne, l'assiette jaune sans laquelle elle refusait de manger petite et les nombreuses parties de sept familles artificiellement perdues.
Etait-ce Laure ou son frère ? Parfois, je mélangeai. Aussi, j'attrapai sa main et demandai :
« Les gens, ce sont des oiseaux ?
- Les anges ?, répondit-elle. C'est Nicolas qui disait ça, non ?
- Ah bon, marmonnai-je.
- Il doit venir ? »
Pour seule réponse, je me tus.
La soirée passa comme un nuage. C'était doux et confortable. On avait ri quand Anton s'était amusé à comparer nos âges respectifs au fond des verres et quand qu'il m'avait initié au fonctionnement de son engin numérique. Lorsque la directrice se racla la gorge pour faire son discours, je me dis que tout était passé bien vite.
« Je vous remercie d'être tous venu ce soir pour fêter cette nouvelle année 2020 qui débute avec vos proches. Levez tous vos verres et dans cinq, quatre, trois, deux, un... »
Les plus jeunes exultèrent dans un cri de joie, sauf Anton qui grimaça quand sa mère lui cola un bisou baveux sur la joue.
« Et n'oublie pas tes résolutions mon fils, travaille mieux.
- Je vais essayer, marmonna-t-il. Et toi, maman, c'est quoi tes bonnes résolutions ?
- Je pourrais, commença Laure en pinçant malicieusement les lèvres, râler moins. Et faire plus de sport, j'ai encore cette petite bouée à perdre.
- Mamie ? Toi, tu prends quoi comme résolution ? »
Je ris nerveusement. Quelle résolution une octogénaire pouvait-elle bien prendre ? Vivre encore longtemps ? Etait-ce seulement encore souhaitable... Vivre en bonne santé ? Mal vieillir était une plaie, certes, mais je n'avais pas de prise sur mes rhumatismes. Non, ce que je désirais au plus profond, c'est que les lumières se braquent sur moi plus souvent qu'au nouvel an et à la fête des mères. Vivre entourée des miens et pouvoir à nouveau ressentir la chaleur du cercle familial.
Et que la solitude cesse enfin.
« Mon petit Anton, très prosaïquement, ce que ta grand-mère voudrait c'est redevenir le centre de votre attention. »
Le ton était amer quand je l'aurais voulu badin, malheureusement je m'en rendis compte trop tard.
« C'était une belle soirée, madame Dubois. Vous devez être contente. »
L'aide-soignante servait la même sauce à tous les pensionnaires qu'elle bordait. Non, je n'étais pas contente. J'avais le malaise chevillé au corps et le cœur au bord du précipice. J'avais échoué à me faire entendre et gâché une opportunité rare.
Elle éteignit la lumière en partant et je sentis l'obscurité m'ensevelir. Je frissonnai.
Les petites heures du matin furent interrompues par les sirènes d'une ambulance. Au Grand Age, on y était habitué. Leurs va-et-vient étaient un spectacle morbide, mais passionnant du reste. On prenait les paris : qui, quoi, quand en espérant simplement ne pas être le prochain sur la liste. On entrouvrit les portes :
« C’est la 404, une crise cardiaque pendant la nuit. »
Bientôt, on appellerait les familles.
Attendez, la 404 ? J’aurais dû m’en douter… paraît-il qu’il faut toujours être prudent avec ce que l’on souhaite. Je voulais de l’attention, ah ça oui !, mais quitte à choisir, je l’aurais préférée de mon vivant.
La 404, c’était moi.
De vie, lorsqu'on ne sait plus qu'en faire.
Bon, c'est pas ta faute, j'avais déjà le bourdon !
Finalement, trop bien écrire des choses trop lourdes, c'est aussi facile à lire que dur à digérer.
La pointe d'humour du n° de chambre inconnue à cette adresse ; goutte d'oxygène dans le vide glacial de la chair abandonnée.
Mais, bon sang, c'était clairement pas le bon vœux !
Alors, trop tard pour notre héroïne de réfléchir sur le pourquoi de ce besoin insatiable d'attention. Pourquoi arrive-t-on à se sentir plus seul au milieu d'une foule d'inconnus qu'en plein désert ?
Pourtant, ne dit-on pas que nul n'est une île ?
Je suis retournée parce que mon papy (celui de mon mari en fait) est en maison de retraite depuis 2 ans et je déteste, je déteste, je déteste aller le voir là bas. Pourtant je l’aime énormément, mais rien que de passer les portes de cet asile, je deviens folle et j’ai extrêmement mal au cœur... alors lire ton texte de ce que j’imagine dans la tête de mon papy à chaque fois que je lui rends visite, ça m’a beaucoup chagriné... ta réflexion sur les résolutions du nouvel an, je me la suis déjà faite sur les anniversaires... que peut-on leur souhaite à ces petits vieux qui pour certains, n’attendent que la mort ?
Bref, grosse émotion. Merci pour ton texte !
Coquilles et remarques :
Divers :
— J'étais de celle qui se croyait au-dessus de ces dictats [de celles qui se croyaient / diktats]
— mes instincts premiers de séductrices [séductrice]
— des chambres à la peinture que s'écaille [qui]
— les rendait difficilement meublables [Comme « meublable » veut dire « facile à meubler », je propose « difficiles à meubler ».]
— les gribouillis d'un arrière-petits-enfants quelconque [d'un arrière-petit-enfant]
— Parfois, je mélangeai [je mélangeais ; indicatif imparfait]
— et quand qu'il m'avait initié au fonctionnement [« et quand il » ou « et qu’il » / initiée]
— quand sa mère lui cola un bisou [colla]
— et gâché une opportunité rare [anglicisme ; « occasion » serait préférable]
Majuscules :
— Le réveillon du nouvel an / plus souvent qu'au nouvel an et à la fête des mères [Nouvel An / fête des Mères]
— à la Résidence du Grand Age [Âge* ; ce nom revient 4 fois]
— Etreindre, je mourais de cette envie / Etait-ce Laure ou son frère ? / Etait-ce seulement encore souhaitable [Étreindre / Était-ce*]
*L‘Académie française recommande de mettre les accents sur les majuscules parce qu’ils ont pleine valeur orthographique. Grevisse partage cet avis.
Ponctuation :
— Vieux juste vieux [Il faudrait ajouter une virgule après « Vieux ».]
— Les anges ?, répondit-elle / Je voulais de l’attention, ah ça oui !, mais quitte à choisir [On ne doit pas mettre de virgule après un point d’interrogation ou d’exclamation. Dans les incises de dialogue, on met une minuscule après ces signes de ponctuation (Les anges ? répondit-elle). Pour l’autre incise, je te propose deux variantes : « Je voulais de l’attention, ah ça oui ! Mais quitte à choisir » ou « Je voulais de l’attention — ah ça oui ! — mais quitte à choisir.]
— Et n'oublie pas tes résolutions mon fils [Il faudrait ajouter une virgule avant « mon fils »]
Et bien sûr, la chute, à la fois attendu et inattendu mais tellement bien amené. Pas de doute, une interprétation du thème original. Bravo
Cette nouvelle m'a promené du début à la fin : le côté femme fatale du début donnaient des fausses pistes, la suite devient triste/touchante et BAM! la fin… Vraiment… Bravo !! :D
Les mots me manquent un peu mais j'ai vraiment énormément beaucoup apprécié ta nouvelle. Le personnage est super attachant, c'est… waouh.
Un grand merci à toi d'avoir participé à ce concours !
Bref, c'était un texte extrêmement bien réussi, très touchant et très bien écrit ! Bravo !
Oh, bravo ! c'était beau, d'une tendre tristesse qui enveloppe cette réalité des vieux gens. Jolie progression du texte, jolie chute, très bien écrit du début à la fin. merci pour ce beau et touchant moment de lecture.
Quelle nouvelle magnifique ! Bien écrit, bien amené, avec un sujet inhabituel qui m'a fichu des frissons tout au long de la lecture.
Cela donne envie de lire d'autres choses de ta plume, définitivement.
Bravo pour ton texte et au plaisir de te lire à nouveau !
C'est magnifiquement beau, c'est tristement réaliste, j'ai comme une envie de prendre ma voiture et d'embrasser tous ces êtres que nous deviendrons sûrement un jour...
C'était émouvant comme nouvelle. Bravo !
J'ai trouvé ça très émouvant, en particulier la culpabilité d'en avoir "trop" dit. Quant à la chute, elle est très bien menée !
Bravo pour cette interprétation inattendue et émouvante du sujet.
Cette nouvelle est rondement bien menée ! De l'idée, très originale, de prendre le point de vue d'une femme en maison de retraite (alors que les premiers paragraphes suggèrent une personne sur le point de faire la fête) au style impeccable, en passant par l'atmosphère toute fine et triste... bravo !
J'ai vu que c'était la premiere histoire que tu postais sur plume d'argent - je garde un œil sur tes publications à venir ! ;-)
À très vite
Ça donne envie de prendre sa voiture et de filer voir ses parents ou grand parent !
Juste une remarque, quand tu dis que c'est le genre d'établissement ou on sort les 4 pieds devants. C'est les 2 pieds devant, sauf si tu as décidé que la grand mère en question avait 4 pieds :)