Je regarde une dernière fois mon lit, le dortoir austère, les fenêtres minuscules, les rideaux gris, les vingt lits alignés où dorment encore mes camarades. Des palpitations secouent mon cœur. Un pan de mon histoire se tourne. J’avais à peine huit ans lorsque j’ai franchi pour la première fois les portes de la Maison des Éduquées. Aujourd’hui, j’en ai dix-huit. Encore quelques minutes et je serai enfin libre ! Libre est un bien grand mot. Je serai libre de me coucher à l’heure que je veux, mais pas plus tard que minuit. Manger ce que je veux, à condition de respecter le poids maximum autorisé en fruits, légumes et riz. Et surtout, rester attentive à ne pas critiquer cette loi ni aucune autre, sinon j’intégrerai la Maison Spéciale des Divergentes Adultes.
Un oiseau aux mille sifflets entame un chant mélodieux, imité par ses compères. Je regarde par l’interstice du volet entrouvert. Je l’aperçois sur une branche d’alphanumia. On dirait qu’il salue ma sortie. S’il y a une chose qui me manquera, c’est bien le jardin. J’ouvre à peine la fenêtre pour respirer une dernière fois son odeur familière. Je sursaute lorsque la vigilante Mahara me tape sur l’épaule.
– Dépêche-toi !
Satisfaite de m’avoir prise en défaut, elle se rassoit sur sa chaise. Je verrouille la fenêtre. J’enfile mes baskets flashy, et les lace. Je prends soin d’accrocher mon minior au poignet gauche. Précieux, il me permettra de garder le contact avec mes deux amies. Je l’ajuste en réduisant l’écran de façon à ce qu’il ne touche pas ma main. Je déteste être entravée.
À ma droite, Louson dort en respirant fort. Ses longs cheveux couvrent son visage. À ma gauche, Inthès remue. Dans quelques jours, elles quitteront aussi la Maison des Éduquées où nous avons grandi, ri et pleuré. Nous nous sommes promis de nous téléphoner. Malgré tout, l’angoisse de les perdre me suffoque. Je frôle de mes mains leur dos. Louson frémit. Inthès se réveille et me pince la cuisse.
– Bonne vie ma didi !
– Bonne vie ma Thétès !
Nous étouffons notre rire. Je me penche pour attraper mon sac à dos. Je lui tire la langue. Courroucée, la vigilante gardienne Mahara m’attrape par la manche.
– Allez dehors !
Je me redresse et je donne un dernier regard circulaire. Quelques pensionnaires commencent à bouger. La sonnerie du lever claironnera dans trente minutes. Pour l’heure, elles doivent rester dans leur lit.
Excitée à l’idée de ne plus subir le règlement, je sors avec un grand sourire sur mes lèvres. Le bois craque sous mes pas. Les caméras pivotent en un bruit familier. Je demeure un instant immobile, happée par le hall si petit en bas des escaliers. Tout à coup, je suis projetée dans le passé durant une fraction de secondes. Je franchis la porte en pleurs, escortée par un vigilant. Cette brève image disparaît aussi vite.
Je descends avec en point de mire la Vigilante Gardienne Mathilde. À l’instant où je pose mon pied sur la dernière marche, elle se dirige vers le bureau. Sa robe bleue flotte autour de son corps maigre. Elle tapote sur l’écran et attend l’ouverture de la porte. La Vigilante Directrice Saulon ouvre, droite comme un I dans son uniforme kaki à épaulettes. D’un imperceptible mouvement de tête, elle la congédie. Aucun mot n’est échangé, la procédure est réglée à la perfection. La subalterne s’efface et rejoint son poste en sentinelle parfaite.
Elle me fait signe de rentrer et, elle referme la porte derrière nous, sans bruit. Je connais les détails de cette pièce : le portrait du Gouverneur Callom sur le mur d’en face, entouré par les principales lois de Thullys et les deux meubles bas remplis de nos dossiers administratifs. Combien de fois, ai-je eu envie de les ouvrir !
Elle se place derrière son bureau imposant en marbre noir. Sa jupe repassée ne montre aucun pli disgracieux, pas plus que son chignon impeccable. Aucun sentiment de tendresse ne l’affecte, elle tient son rôle à la perfection.
– Arrêtez de ronger vos ongles !
J’enlève mes doigts de la bouche. C’est plus fort que moi, je ne m’en rends pas compte. Je déteste être traitée comme une enfant. Je garde un visage placide et, je retiens ma rage par peur des sanctions. Lorsque j’ai enfreint son couvre-feu, j’ai été punie durant sept jours. J’ai été contrainte de vivre dans l’obscurité, condamnée à ne plus parler à personne et nourrie uniquement au riz. Cette expérience traumatisante freine mes pulsions. Aujourd’hui, je suis prête à tenir ma langue aussi longtemps qu’il le faudra.
Elle m’adresse ses perpétuelles remontrances sur mon tempérament impulsif. Elle me met en garde contre d’éventuels écarts prévisibles qui me condamneraient à l’enfermement. Elle s’assoit et griffonne un bout de papier. Je la détaille à son insu. D’ordinaire, son air austère la rend détestable. Aujourd’hui, je la trouve différente. Son front étroit et son nez piqué de taches de rousseur, que je n’avais jamais remarquées, la rajeunissent. Ses doigts longs déposent le stylo avec lenteur. Nos regards se croisent un instant. Ses traits révèlent une fatigue insoupçonnable. En quelques secondes, elle se recompose un visage. Elle me tend l’adresse de la Banque où mon écrin d’orpheline m’attend. Elle m’informe qu’il pourrait contenir des objets ou des traces de mon enfance. Parfois, il n’y a presque rien.
Les mains tremblantes, j’attrape le papier où l’adresse apparaît : 126 carré des Akoua, canton dix. J’ignorais son existence mais je m’abstiens de poser des questions. Est-ce que des éléments me permettront d’identifier mes parents ? J’ignore si je suis orpheline de père ou de mère, ou des deux. À chaque fois que j’ai sollicité la Vigilante Directrice Saulon, elle m’a repoussée et ne m’a donné aucune information. J’ai appris à mes dépens que les détenteurs du pouvoir ne s’encombrent pas de répondre aux orphelins. Il y a d’autres affaires plus urgentes à régler.
Elle ouvre un tiroir, en sort des Thubands pour démarrer ma nouvelle vie. Elle les compte et les insère dans une pochette transparente avec mon livret de suivi, un extrait du règlement de Thullys et un condensé des lois.
– Donnez-moi cette carte, vous risqueriez de la perdre.
Je la lui tends rapidement pour éviter de la contrarier, une habitude acquise durant mon internat. Elle la rajoute, referme la pochette et me la tend. Je m’en saisis sans précipitation, à la vitesse Thullyssienne. Je la range dans la poche avant de mon sac à dos.
– Je vous remercie Vigilante Directrice Saulon.
Elle contourne son bureau. D’une main légère posée sur mon épaule, elle me dirige en douceur vers la sortie. Ce geste affectueux inhabituel m’étonne. J’esquisse un sourire timide. Il me semble déceler une once de bienveillance fugitive dans ses yeux. Elle ouvre la porte, exécute un geste vers la Vigilante Gardienne Mathilde qui se repositionne en factionnaire. Elle m’accompagne jusqu’au perron.
– Prenez soin de vous !
Elle referme la lourde porte sans que j’aie pu articuler un remerciement. Je ne l’aurai jamais cru capable d’empathie.
La luminosité laiteuse me surprend. Je plisse les yeux. Le ciel surgit en haut des édifices. Les anciennes habitations jouxtent les nouvelles, composées de sable et de roches. Je me retiens de crier et de sauter de joie pour éviter d’attirer l’attention des espilleurs, sentinelles à la solde du gouvernement. Lorsqu’un orphelin atteint sa majorité, les deux premières semaines sont primordiales.
Je descends les marches, les jambes flageolantes et le cœur battant à toute vitesse. Un bruit attire mon attention. Derrière la vitre des sanitaires, Inthès agite les bras dans tous les sens. C’est un vrai clown, elle me fait rire. Nous avons commencé à nous parler lorsqu’un jour, elle a poussé une pensionnaire, sans méchanceté, pour s’asseoir à mes côtés. Elle m’a demandé si ma purée d’otulet était bonne. J’ai acquiescé. Elle a continué à discuter sans s’arrêter. Au fil du temps, j’ai appris à composer avec sa bi-humeur.
Je me rapproche en regardant de tous les côtés. Elle ouvre la fenêtre.
– Ne m’oublie pas !
– Dès que tu sors, on se retrouvera, promis !
Elle sursaute.
– Je te laisse !
Elle referme la fenêtre, avec précipitation et disparaît. Je m’éloigne rapidement de la maison. Je longe le portail noir. Le jardinier, Laon me fait signe de l’appeler plus tard. Je lui plais mais je ne suis pas prête à le fréquenter même si c’est une belle personne. Entamer une relation est trop compliqué pour moi et, plus encore, je souhaite profiter de ma nouvelle liberté. La première fois que je lui ai parlé, il se reposait sur les escaliers. Il avait profité de l’occupation de la Vigilante Gardienne pour me remettre un tube de hanfis, une drogue douce qui permet de se propulser virtuellement dans des galaxies lointaines. Je l’avais caché par défi sous le toboggan, recouvert par les plantes grimpantes dans le jardin abandonné, depuis l’arrivée au pouvoir du Gouverneur Callom.
– Heureusement que je t’ai vu le cacher, tu risques gros si elles le trouvent !
J’ai crâné pour masquer ma gêne.
– Il était bien dissimulé, à part toi, personne ne pouvait le trouver.
– Tu crois que tu peux me faire confiance ?
J’ai décampé à l’approche de la Vigilante Gardienne Mahara. J’ai dormi par intermittences, inquiète. Rien n’indiquerait qu’il garderait pour lui cette infraction au règlement. Il s’est tu. Après cet épisode, je lui ai accordé une confiance absolue. Il s’amusait à inventer des grimaces ou des signes que je devais deviner. Je suis rentrée dans son jeu, petite bouffée d’oxygène. Je me souviens d’un fou rire mémorable tant son geste était incompréhensible. La Vigilante Gardienne n’a jamais su la raison de cet accès subit de joie, ce qui m’a valu de taper deux cent fois, sur la tablette dédiée aux punitions : je dois rester discrète en toute occasion.
Laon saute par intermittences derrière les haies, suivant mon avancée à travers les barreaux. Sa tignasse frisée disparaît une fois sur deux. Il me lance.
– On se reverra bientôt !
Je me dépêche de m’en aller pour lui éviter des ennuis. Je tourne à droite à l’angle de la rue. Tout à coup, les nuages se déchirent. La pluie tombe drue. Il pleut la moitié du temps que ce soit durant la saison froide ou chaude. À chaque ondée, la surprise est radicale. Personne ne peut deviner l’imminence de la pluie. Les plus prévoyants ouvrent leur parapluie en un temps record. Les autres s’engouffrent dans les magasins.
L’eau coule sur mon front, plaquant les mèches de cheveux. J’aime sentir la pluie sur mon corps, c’est vivifiant. Je rabats tout de même ma capuche, de crainte d’être complètement trempée. Des trombes d’eau s’abattent. J’attends le passage au feu de signalisation. L’index dans la bouche, je claque mon ongle contre mes dents pour le ramollir. Je ne me souviens plus où je vais. Je l’arrache d’un coup sec. Je m’attaque à la peau autour de l’index. Malgré ma douleur, je continue. De petites perles de sang se forment à la surface, rosissent et se mêlent aux gouttes de pluie.
Les vélos, coiffés d’une protection en polystIrex circulent en silence. Au-dessus, à travers les nuées et la pollution, des spoliex sillonnent les airs à la recherche d’éventuels fauteurs de troubles. Je traverse la route, presque en aveugle tant la pluie tombe drue. Une femme élégante, enveloppée d’un manteau noir tient d’une main son parapluie et de l’autre son kiwo, téléphone ultraconnecté au Noosthu grâce auquel, le Bon Gouverneur Callom garde le contrôle de nos données. Une espilleuse ? Non, elle prend la direction opposée.
Un jeune homme me contourne et se place derrière moi. Mon espilleur attitré commence sa surveillance. Son travail consiste à me suivre partout où je vais. Il se positionne en évidence ce qui signifie, attention pas d’impairs où tu seras enfermée dans la Maison Spéciale des Divergentes Adultes. Je dois m’habituer à sa présence quotidienne durant les deux prochaines semaines. Je me retourne pour lui signifier que j’ai compris.
La pluie a cessé aussi vite qu’elle est apparue. J’arrive sur la grande place, devant le Mémorial Serpentaire dont la pointe représente un serpent qui transperce le ciel de ses crocs venimeux. L’humidité m’enveloppe, je resserre ma parka. Ce n’est pas ma destination, ou peut-être que si, et mon inconscient me lance un message. Je lis les noms des victimes du Parti Serpentaire Unifié. Cette liste impressionnante sert d’exemples à ne pas suivre, sous peine d’être réduit au même sort.
Je me souviens subitement que je rejoins la Banque des Écrins. Je soupire de soulagement et d’espoirs. Je sors la carte de la pochette, et je la dicte à mon minior « 126 carré des Akoua, canton dix ». En quelques secondes, il calcule l’itinéraire, une demi-heure en navette électrique ou vingt minutes, via un plateau pour y parvenir. J’ai toujours rêvé d’en conduire un. Je m’étais juré de le réaliser.
Le jeune homme à l’écharpe bleue resserre sa surveillance. Il me touche presque. Quel rôle ingrat, je ne l’envie pas ! Il dépensera sûrement ses Thubands dans le voyage virtuel en vogue.
Je reprends ma route, en essayant de l’oublier. Je me focalise sur l’essentiel, ma nouvelle liberté. Je longe les murs de la maternité, un bâtiment aux fenêtres rondes, encerclées de bleu. L’eau ruisselle sur la façade en petits rus qui zigzaguent. Les anfractuosités décident seules du chemin à suivre.
Au bout de la rue, le parking ferme le passage. Je choisis le plateau le plus proche. Je pose mes pieds dessus. J’introduis dans la fente la pièce oblongue. Je cherche où taper l’adresse sur le tableau de bord ovale. J’appuie sur des touches au hasard. L’écran s’allume. Différentes icônes apparaissent. Je clique sur le symbole du Thubands qui m’indique que je pourrai rouler trois kilomètres. Je finirai donc le trajet à pied. J’appuie sur l’icône d’une clef qui m’indique la méthode pour conduire le plateau, grâce à deux tutoriels de trente secondes. Après leur visionnage, je pense pouvoir me débrouiller.
Les mains accrochées aux poignées verticales, je clique avec mon pouce droit sur le symbole de la flèche qui pointe vers le haut. Le plateau rétracte ses roues et se soulève en douceur. Il me faut plusieurs minutes pour trouver mon équilibre. Je tangue à environ cinquante centimètres du sol. Cette sensation unique est jubilatoire. J’en oublie mon espilleur qui se rappelle à mon bon souvenir en se mettant dans mon angle de vue, avec une maîtrise parfaite. Je ne me laisse pas troubler, concentrée sur ma trajectoire. J’actionne à peine l’accélérateur, en cliquant avec mon pouce gauche sur le tourbillon. Je teste le frein avec mon pouce gauche. Parfait, il fonctionne, je vais prendre un peu de vitesse. Je zigzague sur plusieurs mètres avant de voler presque droit. L’air frais glisse sur mon visage. Je reste sur la file assignée, doublée par des platéistes plus habiles. Au bout de dix minutes, faute de crédits, le plateau descend ses roues. Je me pose de travers sur le sol d’un parking. Je manque perdre l’équilibre. J’ai encore des progrès à faire.
Je continue à pied durant dix minutes. Soudain, la Banque des Écrins se dresse majestueusement devant moi. C’est donc ici que mon écrin d’orpheline dormait depuis tout ce temps sans que je le sache. Le bâtiment octogonal, constitué de pierres lisses, possèdent huit colonnes qui délimitent ses côtés. Son toit aux tuiles rouges rehaussent le blanc de la façade.
Mes mains deviennent moites lorsque je sonne avec fébrilité sur le bouton. Un clic libère la porte. Je pénètre à l’intérieur.
Je longe des murs décorés par des dessins d’enfants. Derrière un guichet vitré, une femme m’accueille avec bienveillance, à moitié assise sur un tabouret.
– Bonjour madame, je souhaiterai prendre un rendez-vous pour récupérer mon écrin, s’il vous plaît.
Elle visionne les plages horaires et me sourit par intermittence. Des ridules se forment au coin de ses yeux étirés.
– Un créneau est libre mercredi en quinze à neuf heures trente précises. Quels sont vos noms et prénoms ?
– Indy Bianchi. Vous n’avez pas un créneau plus proche ?
– Non je suis désolée mademoiselle Bianchi.